Dans la rue (Bruant)/À Grenelle
À GRENELLE
Quand j’vois des fill’s de dix-sept ans,
Ça m’fait penser qu’ya ben longtemps,
Moi aussi j’ l’ai été pucelle,
À Grenelle.
Mais c’est un quartier plein d’soldats
On en renconte à tous les pas,
Jour et nuit i’s font sentinelle,
À Grenelle.
J’en ai t’i’connu des lanciers,
Des dragons et des cuirassiers,
I’s m’ montraient à m’ tenir en selle
À Grenelle.
Fantassins, officiers, colons
Montaient à l’assaut d’ mes mam’lons,
I’s m’ prenaient pour eun’ citadelle,
À Grenelle.
Moi j’ les prenais tous pour amants,
J’commandais tous les régiments,
On m’app’lait mam’ la colonelle,
À Grenelle.
Mais ça m’rapportait que d’ l’honneur,
Car si l’amour ça fait l’bonheur,
On fait pas fortune avec elle,
À Grenelle.
Bientôt j’ m’aperçus qu’mes beaux yeux
Sonnaient l’extinction des feux,
On s’mirait pus dans ma prunelle,
À Grenelle.
Mes bras, mes jambes, mes appas,
Tout ça foutait l’camp, à grands pas,
J’osais pus fair’ la p’tit’ chapelle,
À Grenelle.
Aujord’hui qu’ j’ai pus d’ position,
Les régiments m’ font eun’ pension :
On m’ laiss’ manger à la gamelle,
À Grenelle.
Ça prouv’ que quand on est putain,
Faut s’établir Chaussé’-d’Antin,
Au lieu d’ se faire eun’ clientèle,
À Grenelle.