L’Édition populaire (p. 46-56).

LE « ? »


Un formidable point d’interrogation restait planté comme un poignard dans le cerveau torturé de Savanne.

Quel était, en réalité, le mystère de la Chambre Noire ? Quel était l’assassin qui lançait le poignard meurtrier et disparaissait sans que l’on retrouvât sa trace ? Quelle était cette ombre fatale que Judith Mauvin et Raymond Dauriac avaient entendue errer dans le corridor avant d’être menacés par une main invisible ? Là était « le point d’interrogation : pivot de tout l’angoissant et horrible mystère de la Chambre Noire ».

Pouvait-on admettre que le Chasseur Rouge se fut introduit dans le château, grâce à la complicité de Mme Mauvin ? Mais alors Mme Mauvin aurait contribué, se répétait Savanne,


au meurtre de ses enfants ? Les annales judiciaires enregistrent parfois — combien rarement ! — de ces crimes contre nature. Contre nature est bien le mot, si l’on songe que l’amour maternel est le plus grand, le plus puissant et le plus unanime de tous les amours puisqu’il se retrouve, intact, immaculé, admirable. à tous les degrés de la création, depuis les insectes jusqu’au règne hominal. Un père peut tuer son fils, un fils son père ou sa mère même, c’est monstrueux, mais c’est possible. Une mère tuer ses enfants, c’est plus que monstrueux, c’est si anormal que c’est quasi impossible.

Ou, quand ce cas extraordinaire se produit, on remarque que la mère criminelle avait une préférence dans son amour et que si elle a tué un de ses enfants, c’était pour en favoriser un autre. Son crime alors, si épouvantable qu’il soit, a encore pour mobile l’amour maternel. C’est l’amour qui reste grand même dans l’horreur. Quel poète a dit que :

L’amour infini d’une mère
Est un reflet de Dieu sur terre.

Pourquoi donc Mme Mauvin, même si elle pouvait être coupable, aurait-elle contribué au meurtre de ses enfants ? Quel eut été le but, le mobile de ce crime incompréhensible ? Nouveau point d’interrogation !

Savanne avait beau chercher, il ne découvrait rien.

Il s’abstenait de se présenter au château après la rencontre inattendue qu’il avait faite, la nuit, dans le parc.

Un matin, son ami Dauriac vint le trouver, très agité. La nuit précédente, il avait veillé sa fiancée.

Or, les bruits mystérieux, les plaintes étouffées dont nous avons déjà parlé, s’étaient fait entendre avec plus d’intensité que jamais. Cette fois, la malade et le jeune homme avaient tous deux cru percevoir des appels désespérés et aux gémissements que l’on attribuait au vent pleurant dans la cheminée s’étaient mêlés de véritables cris humains.

Mlle Mauvin elle-méme, bien qu’habituée à ce phénomène, s’était montrée très étonnée. Quant à Dauriac, il ne savait que croire.

— Ces cris sont, en effet, bien étranges, remarqua Savanne quand Dauriac eut terminé son récit, et ce qu’il y a de plus singulier encore c’est que je les ai entendus aussi, près du Trou du Diable.

— Il est donc fou d’attribuer au vent ces plaintes mystérieuses.

— C’est mon avis. J’ai l’impression très vague que cet inexplicable phénomène a quelque rapport avec le mystère de la Chambre Noire. A-t-on, au château, cherché la cause de ces bruits ?

— Oui, on n’a rien trouvé.

— Il faudrait, je pense, descendre dans le Trou du Diable et…

— Descendre dans ce trou maudit d’où personne jamais n’est revenu !… Y songes-tu ?…

— Pourquoi pas ? Je vais me munir de cordes, et ce soir même je tenterai l’expérience.

— En ce cas, je t’accompagne.

— Tu veilleras à l’ouverture du cratère pendant que je descendrai dans le gouffre. Est-ce convenu ? À ce soir donc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la fin du jour, les deux amis se retrouvèrent près du Trou du Diable. Le gouffre offrait, comme d’habitude, un aspect vraiment infernal, d’autant plus que, derrière la montagne, l’horizon apparaissait incendié par un orageux crépuscule où, à l’or en fusion, qui donnait aux nuages des lueurs sinistres, se mêlait le sang du soleil couchant.

Savanne tira d’un énorme paquet qu’il avait apporté avec lui, une interminable corde nouée dont il attacha solidement une des extrémités à un des arbres qui s’élevaient non loin du Trou mystérieux. À l’autre extrémité, il attacha une pierre qu’il lança dans le gouffre.

— Maintenant, dit-il à Dauriac, je descends. Toi tu veilleras ici.

— As-tu pris du pain ?

— Non, pourquoi ?

— Ne sais-tu pas que la tradition prétend que les démons qui hantent le gouffre réclament à manger : les paysans, pour adoucir leurs courroux, ont l’habitude de leur jeter des miches par l’orifice.

— J’ignorais cette légende ; mais j’ai pour parler aux diables un revolver qui rabaissera leur caquet. Mais j’oublie d’allumer ma lanterne sourde.

Et saisissant la lampe de poche qu’il portait sur lui, Savanne enflamma la mèche. Puis lentement, avec précautions, il descendit dans le gouffre béant.

Dauriac attendit, frémissant…

Savanne descendait, descendait…

Les minutes s’écoulaient, longues…

Savanne descendait toujours.

— Diable ! pensait-il, pourvu que ce gouffre ait un fond autre part qu’à l’autre extrémité de la terre…

Enfin après une descente qui dura près de dix minutes, Savanne sentit sous ses pieds un terrain fangeux. Avant d’abandonner la corde, il braqua la lueur de sa lanterne dans les ténèbres enveloppantes. Dans le réseau de clarté qu’il projetait autour de lui, il vit un spectacle bien fait pour faire frémir les plus intrépides. Devant lui s’ouvrait un gouffre d’ombre, une caverne hideuse qui avait un peu l’aspect d’une grotte, et où grouillaient dans la fange des bêtes infectes, parmi lesquelles le jeune homme reconnut des crapauds, des lézards et des reptiles de toutes formes.

Çà et là gisaient des squelettes humains ou animaux contorsionnés en des attitudes étranges : c’étaient vraisemblablement les dépouilles des êtres qui, par imprudences ou curiosité, étaient tombés dans le gouffre.

Savanne brandit sa lanterne et s’engagea dans la caverne qui décrivait sous terre, les plus capricieux méandres, il marcha ainsi pendant plus de vingt minutes, parmi ces solitudes humides et ténébreuses où les rues affectaient des formes macabres d’êtres torturés ou menaçants.

— Les Démons ont fui, pensa Savanne. Je ne suis pourtant pas un diable bien terrible… »

À ce moment, un grondement sinistre lui parvint.

Savanne s’arrêta, étonné, frémissant.

Le grondement reprit à nouveau, puis se changea en une plainte lugubre et prolongée, en une lamentation qui ressemblait à un long cri d’agonie. Puis ce furent des cris désespérés, des appels, une clameur tantôt sourde, tantôt vibrante…

— Voilà les gémissements mystérieux entendus au château ! pensa Savanne. Voyons d’où ils sortent.

Il se dirigea dans la direction d’où venait le bruit et bientôt, dans les ténèbres, il aperçut une hideuse forme qui se tordait devant lui.

— Qu’est-ce-là ? se demanda-t-il en reculant d’un pas. Est-ce le Dragon gardien du souterrain, un monstre apocalyptique qui se prépare à me dévorer. Bigre ! »

Surmontant sa répulsion, le jeune homme avança, brandissant toujours sa lanterne.

Soudain, l’être mystérieux bougea…, se contorsionna, se tourna vers Savanne, puis soudain se dressa.

Malgré toute son intrépidité, Savanne se sentit frémir. L’être mystérieux s’était, disions-nous, dressé vers lui, mais le jeune homme cherchait vainement à classer ce monstre dans une catégorie d’animaux connus. Il distinguait bien des poils, des cheveux, des yeux brûlants et injectés de sang, çà et là un épiderme fangeux ; mais qu’était-ce bien que cet être difforme et repoussant ?

Et soudain la forme vivante qui se dressait devant lui poussa à nouveau des gémissements :

— Wa ! wa ! rrr… abala… abala… rrr…

Parmi ces cris gutturaux, Savanne discerna quelques mots humains, comme ;

— Harra !… HorreKur !… misérable !… mort… mort…

Maintenant, l’être hideux s’avançait menaçant… Soudain, Savanne frissonna de surprise et d’horreur : dans le visage à demi caché sous une torsade de cheveux mélés en touffes crépues, il avait reconnu des traits humains… Puis, sous les haillons, il discerna une forme féminine, décharnée, hideuse, dont la peau couverte d’une couche de crasse avait l’aspect d’un épiderme.

C’était une femme. Ses yeux hagards, exorbités, sanglants, fixaient, aveuglés, la lumière de la lanterne sourde.

— Qui êtes-vous ? cria Savanne.

L’inconnue prononça des paroles incohérentes mêlées à des gémissements atroces.

Alors seulement, le jeune homme comprit : il se trouvait en présence d’une folle qui, sans doute, était séquestrée dans le souterrain depuis tant de temps déjà que ses yeux ne parvenaient plus à s’accoutumer à la lumière.

Une folle ! qui était-elle ? Depuis quand était-elle là ?

Et comment vivait-elle ? Sans doute des aliments que les paysans superstitieux jetaient en pâture aux prétendus démons.

Savanne observa les alentours : non loin de l’endroit où se trouvait l’inconnue s’ouvrait un trou d’ombre, un cône béant qui s’élevait dans les hauteurs. Çà et là aussi des squelettes éparpillés. Plus loin, des caves rectilignes qui avaient l’aspect d’anciennes oubliettes féodales.

Et Savanne comprit : étant donné la direction qu’il avait prise et la distance qu’il avait parcourue, il devait se trouver sous les fondations du château de Sauré, il était dans les oubliettes du manoir. Et il s’expliqua comment les lamentations de la folle étaient entendus à la fois du château de Sauré et du Trou du Diable, selon les voyages de la folle dans son royaume souterrain.

— Que faire ? pensa-t-il… Le moyen le plus sage est de retourner sur mes pas et de revenir délivrer la malheureuse enfermée ici je ne sais comment…

Il reprit donc le chemin qu’il avait suivi et il retrouva Dauriac qui l’attendait impatiemment. Il lui fit le récit du spectacle hideux qu’il lui avait été donné de contempler.

— Demain, conclut-il, nous reviendrons avec des échelles de cordes qui nous permettront de délivrer la malheureuse qui fut enterrée, vivante, dans cet enfer…

Et ce ne fut pas sans peine que le lendemain on parvint à enlever la folle, qui se débattait, éperdue. Il fallut la délivrer de force.

Lorsqu’ils eurent franchi l’orifice du Trou du Diable, Dauriac, Savanne et un homme que celui-ci s’était adjoint comme auxiliaire, se regardèrent perplexes. La folle apparaissait sous un aspect repoussant et n’avait pour tout vêtement que quelques haillons collés à la fange qui s’était durcie sur sa chair.

— Que faire ? se demanda Dauriac.

— Allons chez la sorcière, dit Savanne.

Elle nous donnera de l’eau, du savon et nous lui achèterons quelque vêtement. Ainsi fut fait. La sorcière du Trou du Diable était dans sa cabane. Elle consentit à donner aux jeunes gens ce que ceux-ci lui demandaient. Savanne procéda à la toilette de la folle.

Peu à peu, comme une fée qui métamorphosée en animal horrible reprendrait sa forme admirable, une femme aux traits réguliers, d’une beauté douloureuse, mais exquise, surgissait, eut-on dit, de la folie.

— Voyez-la ! dit Savanne quand il eût terminé son pénible travail, elle est méconnaissable.

À ce moment, la sorcière qui vaquait aux soins du ménage se retourna. Elle aperçut l’inconnue. On la vit blêmir, trembler, puis soudain, reculant comme si une apparition la frappait, elle s’écria :

— Ô ciel ! Madame Mauvin ! elle !… c’est impossible !…

Savanne avait bondi vers elle :

— Que dites-vous ?

— C’est horrible ! c’est horrible ! ne cessait de répéter la sorcière.

Savanne la fit assoir devant lui et lui dit sur un ton autoritaire :

— Que venez-vous de dire ? Mme Mauvin… Parlez ! parlez ! je vous l’ordonne.

Il avait saisi son révolver :

— Vous vous êtes écriée : Mme Mauvin !

La sorcière semblait affolée :

— C’est, en effet, Mme Mauvin qui est là,… la véritable Mme Mauvin.

— Et l’autre, celle du château ?

— C’est une fausse Mme Mauvin… Ah ! c’est horrible !…

Ce ne fut pas sans peine que Savanne parvint à faire parler la sorcière.

Celle-ci, en proie à une surexcitation intense, fit le récit terrible que nous allons reproduire.

— Puisque la morte est revenue, dit-elle, je n’ai plus de raison de me taire. Voici ce qui se passa : il y a seize ou dix-sept ans de cela. Par un soir d’orage, un homme qui cachait ses traits sous un chapeau à larges bords vint me trouver accompagné d’une femme. L’homme c’était M. Mauvin, la femme c’était sa maîtresse, Mlle Levroie. Ils me demandèrent de leur préparer un de ces poisons mystérieux qui ne laissent aucune trace… je refusai d’abord ; ils me menacèrent. Le châtelain arrivé depuis peu dans la contrée était puissant. J’eus l’air de céder. Il était aisé de deviner qu’il s’agissait d’un crime. Le lendemain, je fournis à mes… clients une boisson qu’ils me payèrent à prix d’or. Au lieu d’un poison, j’avais fourni une liqueur qui donne le sommeil. Je m’étais dit : ainsi ma conscience est tranquille et la police, au lieu de découvrir une morte, trouvera une femme endormie. Ce qui se passa alors, je ne le sus qu’après. J’avais vu deux fois la véritable Mme Mauvin qui m’avait fait l’aumône. Or, après les événements que je viens de vous raconter, les domestiques du château avaient été congédiés et remplacés, et la femme qui était venue me trouver avec M. Mauvin, la maîtresse de celui-ci, avait pris la place de l’épouse légitime. Les deux petites filles de la disparue étaient trop jeunes pour s’apercevoir de la substitution : l’une avait quatre ans, l’autre deux environ. Mlle Levroie passa aux yeux de tout le monde pour être l’épouse légitime de M. Mauvin. Seule, je connaissais leur terrible secret. Quelque temps après, la fausse châtelaine vint me trouver. Elle m’apportait un sac d’or :

— Vous nous avez bien servi, dit-elle, voici pour payer votre concours et votre silence. Si un jour vous avisez de parler, votre complicité serait établie et…

— Mais, objectai-je, qu’est devenue Mme Mauvin ?

— Nous lui avons fait absorber le poison que vous avez fourni et, lorsqu’elle fut morte, nous la jetâmes dans les oubliettes du château. Vous le voyez, notre secret est bien enfermé. Vous n’avez rien à craindre.

Stupéfaite, affolée par cet aveu, terrorisée, je ne répondis rien. J’étais trop peu de chose pour accuser le riche et respecté châtelain de Sauré : j’eus peur, je me tus… Je jouissais déjà d’une si mauvaise renommée dans la contrée où l’on m’accusait d’entretenir des relations avec le démon… Je croyais la véritable Mme Mauvin morte lorsque tantôt je l’ai reconnue. Un an après le crime dont je vous parle, la fausse Mme Mauvin vint me retrouver et elle confia à ma garde un enfant naturel qu’elle avait mis au monde quelques années auparavant : c’est le pauvre d’esprit que vous avez vu ici et que l’on a surnommé « Carboul ».

À ce moment du récit, on vit une tête stupide apparaître dans l’entrebâillement de la porte.

L’idiot avait entendu prononcer son nom et riait en chantonnant :

Aboule
Casboule…

La sorcière continua en montrant l’enfant :

— Pauvre petit… je l’ai élevé. Il n’est pas méchant, lui… Tous les jours il allait jeter une miche de pain dans le Trou du Diable pour nourrir, croyait-il, des oiseaux et des poissons. Qui sait ! c’est peut-être grâce à lui que Mme Mauvin a vécu jusqu’à ce jour. Ainsi Dieu tire le bien du mal…

» Je n’ai rien à ajouter. Je vous avoue avoir vécu grâce à la générosité des châtelains de Sauré. Puisque la vérité est connue, puisque la véritable Mme Mauvin est retrouvée, je parlerai, s’il le faut, devant M. le commissaire de police. Advienne que pourra !…

— En ce cas, dit Savanne, accompagnez-nous. Nous allons de ce pas faire notre déposition…

Et la petite troupe se mit en marche.

— Tout s’explique ! disait Savanne à Dauriac, chemin faisant. Voilà dissipé le fameux point d’interrogation ! La fausse Mme Mauvin avait intérêt à faire disparaître les filles de son amant. Il est à remarquer que celles-ci furent toutes deux menacées au moment où elles allaient se marier et, par conséquent, être dotées. Ta fiancée, mon cher Dauriac, ayant échappée à la mort, la mégère résolut de te supprimer, afin de gagner du temps et de retarder le paiement de la dot. Tu sais maintenant quelle était l’ombre fatale qui épiait dans le corridor, la victime qu’elle allait frapper dans la Chambre Noire ! En outre, la criminelle avait un amant : je présume qu’elle voulait agir envers son prétendu mari comme celui-ci avait agi envers la malheureuse Mme Mauvin ; le faire disparaître et substituer à lui le Chasseur Rouge. La sentence qui dit que l’on est toujours puni par où l’on a péché, est une fois de plus confirmée. Quant au Chasseur Rouge, il avait trouvé dans Mlle Levroie un merveilleux instrument qui lui permettait d’assouvir sa vengeance. M’est avis que ce fut lui qui rechercha celle que peut-être il croyait être la véritable châtelaine. Dans la vie tout s’enchevêtre et se complète. Nous verrons bientôt si toutes nos prévisions étaient exactes.