L’Édition populaire (p. 31-43).

LA CHASSE AU CHASSEUR


Une douloureuse surprise attendait Raymond Dauriac. L’état de Judith Mauvin s’était aggravé durant la nuit. Le matin le médecin avait été mandé d’urgence et il avait constaté que la jeune fille était empoisonnée.

Le verre où elle avait porté ses lèvres contenait encore un peu de la boisson mortelle. Le docteur avait aussitôt fait prendre à la jeune fille un antidote qui avait produit un effet salutaire et avait sauvé la malade. Mais il ne restait pas moins établi qu’une main criminelle avait, la nuit, mêlé du poison à la potion que Mlle Mauvin devait prendre. Cette main, quelle était-elle ? Précisément, la garde-malade avait été remplacée cette nuit même par M. Mauvin lui-même. Celui-ci n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, personne n’était entré dans la chambre, si ce n’était Mme Mauvin elle-même qui, inquiète du sort de sa fille, était venue à différentes reprises prendre de ses nouvelles. Personne d’autre, aucun domestique, aucun étranger, n’avait franchi le seuil de l’appartement.

M. Mauvin avait averti le commissaire de police qui se présenta au cours de la journée. Ce représentant de la loi se perdait en conjectures sur les causes de cet empoisonnement et sur les moyens de découvrir le criminel.

Un instant, Dauriac eut l’intention de lui faire part des doutes qu’il éprouvait à l’égard de la sorcière du Trou du Diable et du fameux Chasseur Rouge. Mais il se souvint de la promesse qu’il avait faite à son ami de cacher le résultat de leurs investigations personnelles. En outre, il craignait de faire arrêter une innocente. Rien ne prouvait que la Sorcière eut prit part au crime.

Dauriac était désespéré. Toute la journée il resta au chevet de sa fiancée. Il ne la quitta que vers 10 heures du soir pour prendre quelque repos, tandis que la garde-malade le remplacerait.

Au lieu de gagner sa chambre, le jeune homme sortit du château et alla rejoindre son ami Savanne qui l’attendait à l’entrée du parc.

— Savanne, mon cher ami, lui dit-il, il faut agir sans tarder. Un adversaire inconnu menace Mlle Mauvin, sa vie est sans cesse en danger. Il faut absolument que nous sachions à qui nous avons à faire et, s’il le faut, empêcher le Chasseur Rouge et sa compagne de commettre un crime.

— C’est mon avis. Il faut brusquer les évènements. Cette nuit, nous devons attendre le Chasseur Rouge, le suivre et savoir, coûte que coûte, qui il est. Prenons dès maintenant notre poste d’observation.

Comme les jours précédents, les deux amis se dissimulèrent derrière les taillis et attendirent.

Il était près d’une heure du matin lorsque les cris de la chouette se firent entendre. La nuit était sombre et orageuse. Les deux amis virent passer le Chasseur Rouge. Quelques instants après sa compagne arriva :

— Cette fois ouvrons l’œil mieux que jamais, recommanda Savanne.

Les mystérieux personnages s’engagèrent dans une allée du parc et se dirigèrent vers l’étang. Pliés en deux, dissimulés dans l’ombre des arbres, nos deux amis les suivirent en silence.

Le Chasseur Rouge avait enlacé sa compagne et celle-ci se penchait amoureusement vers lui :

— Il en a du goût ! remarqua Savanne, à moins que la Sorcière n’ait des charmes ignorés ou n’emploie des artifices spéciaux pour se faire aimer. Mais chut ! les voici qui s’engagent dans la grotte.

Dauriac et Savanne continuèrent de les suivre. À leur tour, ils pénétrèrent dans la grotte. Ils suivaient dans l’ombre, s’aidant de leurs mains pour s’orienter, guidés par le bruit des pas « des personnages qu’ils épiaient.

La grotte avait une issue dans une autre partie du parc, non loin d’une charmille épaisse où étaient disposés plusieurs bancs. Le Chasseur Rouge et sa compagne s’y assirent et pendant près d’une demi-heure se parlèrent à voix basse. Par instants, ils se rapprochaient l’un de l’autre et s’enlaçaient étroitement.

— Ne dirait-on pas des amoureux ? fit Savanne qui ne revenait pas de sa surprise.

Enfin ils se levèrent et par une autre allée se dirigèrent vers une aile du château.

— Voilà qui explique comment la Sorcière disparaissait à nos regards, dit Savanne. Elle s’engageait dans la grotte et prenait au retour un autre chemin. Mais, ils se quittent.

En effet, le Chasseur Rouge s’était penché vers sa compagne et l’enlaçait une dernière fois. Puis la femme le quitta.

— Suis la Sorcière, dit Savanne à Dauriac, moi je me charge de l’homme.

Et les deux amis se quittèrent.

Dauriac n’eut pas loin à aller. Celle qu’il suivait se dirigea en ligne droite vers l’aile du château. Arrivé à peu de distance, elle tira une clé, ouvrit une porte et entra.

— La Sorcière dans le château ! s’écria Dauriac au comble de la stupeur.

Aussitôt il donna l’éveil. Quelques moments après tout le personnel du château était sur pied. M.  et Mme Mauvin accoururent peu de temps après. Dauriac leur raconta comment, souffrant de la tête, il avait fait, la nuit, une promenade dans le parc et avait vu la Sorcière du Trou du Diable entrer dans le manoir.

Des recherches furent aussitôt organisées ; on fouilla toutes les chambres, mais en vain, la Sorcière avait disparu.

Dauriac se rendit ensuite auprès de sa fiancée et il la veilla, en compagnie de la garde-malade, jusqu’au matin.

Quant à Savanne il avait continué de suivre le Chasseur Rouge. Celui-ci après avoir pris des chemins de traverse s’était engagé en pleine forêt.

Savanne ne le perdait pas de vue.

Enfin, après plus d’une heure de marche, le Chasseur Rouge s’arrêta devant une ferme perdue en pleine campagne. Savanne le vit s’arrêter devant l’entrée. Il hésitait sur le parti à prendre, lorsque soudain un sifflement strident retentit dans le silence de la nuit.

Au même instant deux ombres bondirent sur lui et il se sentit terrassé, paralysé dans ses mouvements.

Le Chasseur Rouge s’était retourné.

Les deux hommes qui avaient bondi sur Savanne et lui avaient emprisonné les poignets au moyen de lanières se dirigèrent vers lui avec leur prisonnier.

— Qu-y a-t-il ? demanda le Chasseur Rouge.

— Nous veillions dans la campagne, chef, lorsque nous avons aperçu cet homme qui vous suivait, en se cachant. Nous l’avons arrêté et ligoté.

— Très bien. Amenez-le moi.

Savanne fut conduit dans une chambre du rez-de-chaussée. Un des hommes qui l’accompagnaient alluma une lampe déposée sur une table.

Une salle richement meublée apparut dans la lumière. Savanne put contempler le Chasseur Rouge. C’était un homme de haute stature, bien découplé, au visage noble et fier.

— Il est infiniment plus beau que la Sorcière, sa compagne, pensa Savanne.

L’inconnu s’était tourné vers lui et l’observait :

— Ah ! ah ! dit-il enfin, je vous reconnais. Vous êtes l’ami du fiancé de Mlle Mauvin. Je comprends… vous aussi vous voulez vous interposer entre M. Mauvin et moi. Si vous me connaissiez, jeune homme, vous sauriez que ma vengeance ne connaît pas d’obstacle. Vous croyez être du côté du droit et de la justice… Vous vous trompez peut-être. Eh bien ! puisque vous avez voulu me connaître, vous saurez ce que je voudrais bien vous dire. Sachez donc, jeune homme, que M. Mauvin, qui vit ici respecté en grand seigneur, m’accusa un jour injustement et me fit condamner aux travaux forcés à perpétuité. Ma liberté sacrifiée, c’était peu de chose encore ; mais mon épouse morte de chagrin, mon fils abandonné et perdu, voilà le fruit de cet acte ignoble. Ce sont là des crimes qui ne s’expient que dans le sang : j’ai frappé M. Mauvin dans les êtres qui lui sont chers. Quand il aura souffert ce que j’ai souffert, alors j’apparaîtrai devant lui en justicier.

— Mais objecta Savanne, puisque la justice est de votre côté…

— Je ne vous demande pas votre avis. Je vous l’ai dit, la justice est parfois trompée par les criminels et ceux-ci se font un bouclier et une arme des lois humaines.

Le Chasseur Rouge parut se plonger dans de sombres réflexions, un pli amer crispait ses lèvres, un éclair d’acier brillait dans ses yeux. Il continua comme se parlant à lui-même :

— Ce sont là d’effroyables souvenirs que je viens de remuer. Où est ce temps béni où je vivais, heureux et respecté, près d’une épouse qui m’aimait et que j’adorais, près d’un petit ange blond que nous étions deux à idolâtrer !… Et puisque vous êtes là, monsieur, écoutez-moi. M. Mauvin était, vous le savez, un grand industriel. Il avait un associé plus puissant que lui encore. J’étais ingénieur : je dirigeais leur usine qui était l’une des plus grandes du pays. D’après le contrat que M. Mauvin avait signé avec son associé, si l’un d’eux mourait, le survivant restait seul propriétaire des droits communs. Or les affaires étaient brillantes, l’usine avait acquis une importance qui dépassait toutes les espérances. M. Mauvin avait intérêt à rester seul propriétaire…

Un jour — et ceci est horrible ! — le misérable profita d’une discussion qui s’était élevée entre son associé et moi, pour tuer celui-là, en ma présence. Le crime fit grand bruit : M. Mauvin déclara avoir été témoin du drame et m’accusa formellement d’être le meurtrier. Il se trouva des employés qui déclarèrent que, dans la discussion que j’avais eue avec la victime, j’avais tenu des propos menaçants. À mon tour, j’accusai M. Mauvin. Cette accusation accumula de nouvelles preuves de ma culpabilité. Je me débattis en vain, je luttai désespérément. Peines perdues ; je fus condamné.

En prison, j’appris que ma femme était morte de chagrin et mon enfant de misère. Dès lors, l’idée tenace de la vengeance germa dans mon esprit. Je m’évadai, je devins le bandit d’abord traqué qui aujourd’hui nargue à son tour les prétendues honnêtes gens. Je suis le Chasseur Rouge ! Mon gibier à moi est un gibier humain ! Ah ! Ah !… Il y a des hommes plus sauvages et plus féroces que les animaux carnassiers à chasser ; pour ceux-là pas de merci, je tue sans pitié. Oui, je suis le Chasseur Rouge que l’on craint dans toute la région, c’est moi qui fais la loi ici. Mon seul nom fait frémir ! Il est vrai que jadis déjà un seigneur de Sauré, connu pour ses instincts sanguinaires, porta ce surnom terrible. Dès mes débuts dans la région, des paysans superstitieux affirmèrent que l’âme damnée du baron était revenue sur terre. Il ne me déplaisait pas de jouir d’une renommée qui faisait trembler et je me parai du titre que l’on voulait bien m’octroyer. Désireux de ressembler autant que possible à mon digne prédécesseur, je portai comme lui un justaucorps rouge. C’était une façon comme une autre de frapper l’imagination des châtelains de Sauré et de les faire mourir de peur avant de les frapper.

Le bandit avait redressé sa haute stature, une flamme d’orgueil qui semblait défier le ciel même brillait dans sa prunelle perçante. Il ajouta d’une voix acerbe :

— Et voilà, jeune homme étourdi qui, en voulant trop connaître, vous êtes jeté dans les griffes du lion, voilà qui est le Chasseur Rouge. Vous avez voulu percer le mystère qui m’entourait : vous êtes satisfait. Mais vous n’ignorez pas qu’il est des secrets qui tuent. Le mien est de ceux-là. Il y a des jours où la douleur et la haine m’étouffent et débordent de moi-même, ces jours-là j’épanche ma douleur, je donne libre cours à ma haine, mon secret m’échappe et je parle… Mais malheur à qui m’écoute ! Comme le sphinx, je dévore mes victimes.

Savanne, nous l’avons, dit, était brave. Sous le regard perçant du bandit, il ne broncha pas. il ne frémit pas. Sa mâle attitude sembla étonner le Classeur Rouge lui-même qui le contempla avec une sympathie où perçait une secrète admiration. « Voilà un homme ! » semblait-il se dire en lui-même.

Savanne dit enfin :

— Vos secrets vous appartiennent. Certes, je comprends votre rancune, sinon votre vengeance. Mais je n’admets pas que l’on frappe des êtres sans défense, des femmes !…

— A-t-on eu pitié de la mienne ?…

— C’est vrai, la fatalité est aveugle ; mais faut-il faire de l’injustice une loi, faut-il pour punir un misérable, frapper des innocents ?

— C’est au cœur que je veux frapper le criminel, c’est là que je veux le faire souffrir, comme j’ai souffert. Dent pour dent, œil pour œil !…

— C’est injuste et c’est infâme ! Et, bien que n’étant pas ce qu’on est convenu d’appeler un petit saint, ni un chrétien, je préfère à cette doctrine de haine celle toute de pardon qu’enseigna le Christ.

Au surplus, la vengeance comme la justice, est un glaive à deux tranchants : elle blesse celui qui frappe. Un jour viendra où quelqu’un se dressera sur votre chemin et vous demandera raison de vos crimes.

— Hum ! La loi même ne peut rien contre moi. En outre, ce n’est point moi qui frappe.

— C’est vrai j’oubliais la sorcière…

Le Chasseur Rouge regarda Savanne avec un étonnement non dissimulé et ne parut point comprendre. Mais il ne releva point les paroles du jeune homme et coupa, d’une voix autoritaire :

— Trêve de paroles, jeune homme. Personnellement je ne vous veux aucun mal et votre insolence ne me déplait pas. Mais ce n’est pas vous qui vous dresserez jamais sur mon chemin. Vous comprendrez aisément que je ne serai pas assez fou de vous rendre la liberté qui vous permettrait d’aller prévenir vos protégés. Non, vous êtes dans mes griffes, vous y resterez. Et je vous tiendrai prisonnier ici jusqu’au moment où ma vengeance sera accomplie. Je vous préviens enfin que si vous tentiez de vous évader, je me verrais forcé de vous ôter l’envie de recommencer en vous prenant la vie.

Le Chasseur Rouge appela les hommes qui attendaient dans un coin de la place et leur ordonna :

— Emprisonnez cet homme.

Les deux bandits poussèrent Savanne devant eux et le firent pénétrer dans une salle obscure qui avait l’aspect d’une prison. Ils resserrèrent ensuite les liens qui emprisonnaient les poignets de Savanne, ils lui lièrent les pieds et finirent par le ligoter entièrement ; puis ils le jetèrent sur un grabat déposé dans un coin de la pièce :

— Ainsi fagoté, ricana l’un des bandits, pas de danger qu’il s’évade.

Les deux bandit se retirèrent et refermèrent la lourde porte de chêne.

Aussitôt qu’il fut seul, Savanne se retourna sur sa couche, en murmurant :

— Il ne s’agit pas de moisir ici. Chaque minute qui s’écoule augmente les dangers qui menacent Mlle Mauvin et peut-être aussi mon ami Dauriac. Le Chasseur Rouge pourrait brusquer son attaque dans le seul but de me rendre la liberté. Ce bandit est capable de toutes les courtoisies. Donc il est un fait établi : il faut sortir d’ici au plus tôt, mais comment ?

Comment ? Là était la question ! Et une fameuse question ! Savanne étant serré comme un saucisson était tout au plus capable de ramper sur le sol. À moins de parvenir à être lancé tout d’une pièce, comme un bolide, à travers fenêtres, il ne fallait guère, songer à sortir de cette galère.

Savanne réfléchit pendant de longues heures, sans rien trouver.

Il avait bien songé à appeler à l’aide ; mais la ferme était isolée, il n’entendait d’autres bruits que celui du vent. Crier sans avoir la certitude d’être sauvé tout de suite, c’était se vouer à une mort immédiate.

Il attendit.

Vers midi la porte s’ouvrit et un des hommes qui l’avaient emprisonné, lui apporta deux pains, en disant :

— Il y en a pour deux jours, d’ici là vous ne nous reverrez plus. Nous partons en expédition. Arrangez-vous donc comme vous pourrez.

Puis l’homme sortit.

Savanne se mit à réfléchir de nouveau.

« J’ai deux jours pour trouver. C’est beaucoup, mais il faut être libre avant. Comment briser ces liens ?

Il mordit avec rage les cordes qui lui emprisonnaient les mains, les frotta contre la muraille lisse… Et soudain, une idée lui vint. Il rampa jusqu’à une fenêtre, puis, se plaçant sur le dos, il parvint à lever les bras jusqu’à ce que ceux-ci atteignissent l’arête aiguë du marbre. L’arête inférieure du marbre était, à certains endroits, rugueuse comme une lime. Savanne en profita pour y user ses cordes. Le travail fut long ; mais la patience du jeune homme était aussi grande que son courage. Après une heure, Savanne poussa un cri de triomphe ; ses mains étaient délivrées de tout lien. Il parvint à dénouer les cordes qui lui emprisonnaient les jambes et le corps.

Le soir tombait lorsqu’il se trouva debout dans sa sombre cellule. Il ouvrit sans difficulté une des fenêtres qui, heureusement, n’étaient point grillées. Il enjamba l’appui et quelques instants après il se trouva au dehors.

Il aspira l’air avec délice et reprit le chemin du château de Sauré où il arriva deux heures plus tard.

Dauriac l’attendait avec impatience :

— Je t’ai attendu toute la journée, dit-il.

— Je reviens de loin.

— Ah ! tu as du nouveau ?

— Chut : je te dirai cela plus tard. Les murs peuvent avoir des oreilles. Viens ce soir, à notre rendez-vous habituel. Maintenant, dis-moi quel est l’état de Mlle Mauvin.

— Stationnaire, mais le médecin se montre satisfait.

— Tant mieux. Maintenant permets-moi d’aller saluer M.  et Mme  Mauvin. Les châtelains de Sauré firent, comme d’habitude, à Savanne, le meilleur accueil et le retinrent à souper.

— Mais, dit le jeune homme, au cours du repas, en s’adressant à son ami Dauriac, tu ne me reparles plus de cette fatale Chambre noire.

Ce fut M. Mauvin qui prit la parole :

— Elle est fermée à jamais, je l’ai même fait cadenasser pour que personne n’y entre plus. Les travaux de réfection du château sont avancés et j’ai mis à la disposition de M. Dauriac, une chambre toute nouvelle qui est mieux aménagée que l’ancienne et… plus sûre.

— Vous avez donc, à jamais enfermé dans la Chambre Noire le terrible mystère que nous espérions un jour lui ravir.

— Hélas ! ce mystère est mortel et mieux vaut ne jamais le sonder.

— Il est un fait certain, remarqua Dauriac en s’adressant à M. Mauvin, c’est qu’un ennemi invisible et acharné vous menace…

— Je ne me connais pourtant aucun ennemi.

Un instant, Savanne eut l’idée de raconter à M. Mauvin l’entretien qu’il avait eu avec le Chasseur Rouge ; mais l’accusation qu’elle comportait était tellement accablante qu’il se dispensa de la formuler et se décida à attendre.

Et l’on parla d’autre chose… Puis Savanne se retira après avoir fait à Dauriac un signe d’intelligence.

À dix heures, les deux amis se retrouvèrent dans le parc et se confièrent les résultats de leurs recherches.

— Mais, s’écria Dauriac quand Savanne eut terminé son récit, il faut sans tarder faire arrêter le Chasseur Rouge !

— J’y ai songé, répliqua Savanne, bien que cet acte de délation me répugne un peu. Mais, il faut avant tout que nous connaissions la complice du bandit. J’ai jugé l’homme ; il est d’une trempe à toute épreuve. S’il est pris, il se taira.

— Que faire ?

— Ceci. Nous sommes armés. Nous devons surprendre les deux complices cette nuit même.

— Attendons donc.

— C’est ce que je comptais faire.

Les deux amis se cachèrent dans les taillis et attendirent toute la nuit ; mais le Chasseur Rouge et sa complice ne parurent point.

Voyant que sa tactique avait échoué, Savanne, surmonta ses scrupules en songeant qu’un péril constant menaçait des innocents, et il alla faire sa deposition devant le commissaire de police.

Quelques heures après la ferme où Savanne avait été enfermé fut cernée par les policiers qui y établirent une souricière. Personne ne se présenta de toute la journée ; mais le soir, les agents cadrés autour de l’habitation, virent arriver un homme de haute stature portant sous un large manteau un justaucorps d’un drap rouge foncé. C’était le Chasseur Rouge.

Ils le laissèrent entrer dans la ferme ; puis leur cordon se resserra. On pénétra dans l’habitation. Le bandit était assis à une table quand les policiers firent irruption dans la chambre où il venait de pénétrer.

Le Chasseur Rouge comprit tout.

— Rendez-vous ! crièrent les policiers.

Le bandit se dressa comme un lion furieux et répondit en déchargeant son revolver sur ses adversaires. Deux hommes furent blessés. Dix policiers accoururent à l’aide. Le Chasseur Rouge s’était retranché dans sa chambre : on le pourchassa derrière les tables et les meubles. Et lui tirait toujours, en reculant.

Bientôt, il fut acculé dans la dernière chambre, aux fenêtres desquels apparaissaient des têtes de policiers.

Le Chasseur Rouge était perdu. Il lui était impossible d’échapper aux griffes qui le menaçaient. Il était assailli de toutes parts. Sans doute lui-même se sentit-il perdu, car, il essaya un moyen de fuite désespéré.

Ayant poussé un véritable rugissement de rage, il ouvrit une des fenêtres de la chambre et bondit au dehors. Dix mains s’avancèrent vers lui pour le saisir ; d’un geste prompt le bandit déchira les doigts sous le poignard qu’il avait tiré de son justaucorps. Puis, d’un effort surhumain, il repoussa le rempart de corps qui lui barrait le passage, et le troua dans un éclaboussement de sang, au milieu des éclairs de la poudre…

Quelques instants après, il avait disparu dans l’ombre de la nuit tombante. Pendant une heure on fouilla vainement les bois environnants. En apprenant cet échec, Savanne poussa un soupir de désespoir.

— On ne le reprendra plus et l’ennemi se sentant menacé se cachera mieux et sera plus terrible que jamais, dit-il à Dauriac. Mais tout n’est pas perdu : il nous reste la complice. Cette nuit même, nous devons la voir… Viens donc comme d’habitude au rendez-vous.

Le bruit de la vaine tentative de la notice n’est pas ébruitée encore… il nous reste un espoir.