? ou Le Crime de la chambre noire/05
LA SORCIÈRE DU TROU DU DIABLE
La nuit suivante, Raymond Dauriac veilla sa fiancée. Puis il reprit son poste d’observation avec Georges Savanne. Mais le Chasseur Rouge ne reparut plus.
Entretemps, Savanne venait le jour au château : il y était reçu avec joie par les hôtes que sa bonne humeur et sa verve intarissable avaient charmés. Il avait, semblait-il, apporté avec lui, dans le sombre et triste manoir, la gaîté et la lumière.
Dauriac prenait chaque jour quelques heures de repos dans la Chambre Noire. Mais là aussi le calme régnait et aucun événement nouveau ne s’était produit. Cependant le jeune homme ne dormait jamais que d’un œil dans cette pièce fatale où un danger inconnu était incessamment suspendu sur sa tête, comme l’épée de Damoclès — la comparaison ici s’imposait.
Savanne avait rappelé à son ami les mystérieuses paroles prononcées par le Chasseur Rouge et sa compagne : « Il faut qu’ils meurent tous les deux » et « Nous aviserons… »
Quels étaient donc ces deux êtres qui devaient mourir ? Quelles étaient les deux têtes qui étaient menacées par des ennemis dont on ignorait le nom et la figure ?
Les volontés les mieux trempées, les cœurs les plus braves se sentent faiblir devant un danger occulte dont ils ignorent la nature. Combattre un ennemi qui se montre au grand jour stimule l’énergie ; mais comment se prémunir contre un adversaire qu’on ne connaît pas, qui se dissimule dans l’ombre et qui choisira pour frapper l’heure et l’arme qu’il jugera les meilleures ?… Songer que le verre qu’on porte à ses lèvres contient peut-être un poison, que la fleur dont on aspire le parfum peut vous donner la mort, qu’un coup de fusil tiré la nuit d’un taillis va vous abattre, qu’une arme tranchante va jaillir d’un mur, d’un plafond ou d’un plancher au moment où l’on se repose !… Et ne pas savoir qui lance l’arme, qui prépare le poison, qui tire !…
L’Ennemi ? où est l’Ennemi ? qui est l’Ennemi ?
Tel était le problème qui se posait à l’esprit de Dauriac. Car, le jeune homme ne se le dissimulait pas, si deux personnes étaient menacées, l’une d’elles était certainement sa fiancée, Judith Mauvin. L’autre ? Lui ?… Peu importait.
Mais à la seule idée que celle qu’il aimait était en danger de mort, la fièvre le gagnait, une rage sourde et impuissante s’emparait de lui et, ne voyant « l’ennemi » nulle part, il voyait des ennemis partout.
Oui, il voyait des ennemis dans les domestiques du château — gens très recommandables pourtant, nés dans la contrée, connus de tous et attachés au service de M. Mauvin depuis de nombreuses années — dans le médecin qui soignait Judith — un brave docteur de campagne — dans la garde-malade qu’il avait lui-même recommandée, dans le facteur postal qui apportait la correspondance le matin, dans le paysan qui passait devant l’entrée du parc. Pour un peu, il se serait méfié de son ami et des parents de sa fiancée. L’idée fixe du danger imminent et caché le hantait à tel point que toutes les personnes qui l’approchaient et celles qui ne l’approchaient pas lui étaient également suspectes.
Et plus l’état de Mlle Mauvin s’améliorait, plus les craintes du jeune homme grandissaient.
La jeune fille passait maintenant ses journées dans une chaise longue. La joie se mêlait à l’anxiété dans le cœur du jeune amoureux.
Le Chasseur Rouge n’avait plus reparu. La Sorcière n’était plus venue coller aux vitres illuminées de la chambre son visage blafard et grimaçant. Les plaintes mystérieuses ne s’étaient plus fait entendre dans le silence de la nuit.
Eh bien ! c’était ce calme, qui effrayait le plus le jeune homme. Cette paix apparente lui semblait un présage de mauvais augure et comme l’accalmie passagère qui précède te déchaînement formidable de l’orage.
— Nous devrions aller voir la Sorcière, dit un jour Dauriac à son ami.
— Si ça t’amuse…
— Ça ne te va guère ?
— Pourquoi pas ? Si elle est aussi jolie que tu le dis, Ce sera un rude réjouissement pour mes yeux candides et embarrassés. Allons-y donc, mon vieux, la vie est monotone au milieu des gens graves qui nous entourent. Allons voir cet augure qui, comme ceux de l’antiquité, ne pourra sans doute me voir sans pouffer de rire.
Et nos deux amis s’en furent trouver la Sorcière connue dans le pays sous le nom de « La Vieille Margot ».
Certes, elle habitait bien au milieu d’un site comme pouvait en rêver une sorcière. C’était non loin du fameux et fantastique « Trou du Diable » de ce gouffre ténébreux dont avait parlé Judith Mauvin. Sa cabane était perdue sous les arbres touffus, derrière les ronces.
Dauriac et Savanne arrivèrent devant le seuil recouvert de détritus de toute espèce. Ils frappèrent à la porte. Un jeune homme à qui l’on n’eut pu attribuer un âge précis, couvert de haillons sordides, à la mine hébétée, aux yeux stupides leur ouvrit :
— Ta mère est-elle là ? demanda Savanne.
L’enfant eut un rire idiot.
— Ma mère… elle danse, sur son dada, dit-il. Elle fait ah ! ah !
Savanne lui dit sévèrement :
— Jeune homme, pas de plaisanteries déplacées.
Mais l’enfant continuait de rire stupidement
en fredonnant :Ma mère elle fait ah ! ah !
Sur la tête de son dada.
Ma mère elle a cassa (sic)
Son bec en chocolat.
— C’est un idiot, dit Savanne. Et il frappa à la porte. Sur le seuil parut une vieille femme au nez crochu, au menton en galoche, couverte de haillons, telle qu’on représente les sorcières. « Si elle n’était pas sorcière, pensa Savanne, que pourrait-elle être ?… » Et il s’adressa à la vieille :
— Madame Margot ? demanda-t-il.
— Oui, Messieurs, répondit la vieille en regardant les jeunes gens d’un air méfiant et mauvais.
— Nous venons vous consulter, reprit Savanne.
— Entrez.
Les deux amis pénétrèrent dans une chambre sordide d’où sortaient d’infectes émanations. Savanne s’assit sur un siège boiteux, Dauriac l’imita.
— Que voulez-vous connaître ? demanda la vieille.
— Nous désirons connaître l’avenir, répondit Dauriac.
Sans mot dire, la vieille s’assit à sa table, sur laquelle elle disposa des cartes qu’elle tira d’une de ses poches. Elle commença en s’adressant à Dauriac :
— Vous aimez une femme blonde, très jolie, qui a été blessée. Elle habite un château. La mort vous a menacés tous deux, elle vous menace encore. Vous ferez fortune… Une femme noire vous veut du mal. Vous en triompherez. Un ami dévoué vous aide. Vous triompherez ; mais beaucoup de surprises vous attendent…
Savanne éclata de rire :
— C’est toujours le même refrain, dit-il. Il ne faut pas être devin pour trouver ça. La « femme noire » est dans tous les horoscopes. On fait toujours fortune, des dangers nous menacent tous et quel est l’être qui n’attende pas des surprises ?…
La vieille sorcière tourna vers lui son regard méchant :
— Venez-vous ici pour connaître votre avenir ? dit-elle d’un air mauvais. Savanne soutint le regard ardent qu’elle dardait sur lui et répliqua :
— Non je viens ici dire le vôtre. Le voici : La mort vous menace, un homme noir vous « en veut » ; c’est un homme dans mon genre, regardez-moi bien. Au surplus, je vous donne un conseil : Si vous vous avisez encore de pénétrer dans le parc du château de Sauré, la nuit, vous y terminerez vos jours, eh ! Diablesse !…
La vieille haussa les épaules, sans mot dire.
Savanne continua :
— Si vous connaissiez si bien le passé et l’avenir, vous sauriez que nous vous avons vue en compagnie du « Chasseur Rouge ».
À ces mots, la vieille parut perdre toute contenance et s’exclama :
— Le Chasseur Rouge !… Et vous dites que vous avez vu le Chasseur Rouge ? Il est donc revenu dans le pays ?...
— Certes.
— Alors, de grands malheurs menacent les châtelains de Sauré. Ah ! mon Dieu !…
Il sembla un instant que la sorcière se sentait mal et qu’elle allait faiblir. Un tremblement convulsif la saisit et un sentiment d’effroi et de peur sembla s’emparer d’elle, puis peu à peu elle recouvra son calme.
— Vous connaissez le « Chasseur Rouge » depuis-longtemps ? demanda Savanne soudain impressionné.
— Je le connais comme tous les habitants du pays, pour l’avoir rencontré la nuit et pour en avoir entendu parler.
— Que savez-vous ?
— Je ne sais rien d’autre.
— Et pourquoi prévoyez-vous que de grands malheurs menacent les châtelains de Sauré ?
La vieille parut hésiter un instant et répondit :
— Ce n’est là un mystère pour personne : Le Chasseur Rouge est l’âme du dernier baron de Sauré revenue sur terre : cet homme veut reprendre le domaine de ses pères. Il tuera l’un après l’autre les châtelains actuels.
— Légendes que tout cela !…
— Vous ne me croyez pas ?… vous verrez !… Vous verrez. Deux jeunes filles n’ont-elles pas été frappées déjà ? L’une d’elle n’est-elle pas morte ?…
— Et vous aiderez le Chasseur Rouge ?…
La vieille secoua énergiquement la tête : — Jamais, répondit-elle.
— Pourquoi donc lui donnez-vous rendez-vous la nuit, dans le parc de Sauré ?
— Jamais je n’ai donné rendez-vous dans le château de Sauré, je vous le jure.
Un éclair de vérité si intense passa dans les yeux de la vieille Margot, un de ces éclairs dans lesquels l’âme apparaît comme illuminée subitement dans le miroir des yeux, que Savanne lui-même eut l’impression que la sorcière ne mentait pas. Le jeune homme la questionna quelque temps encore, mais il ne put rien savoir davantage. De cet entretien, il conclut que la vieille n’avait point été mêlée aux drames récents, mais qu’elle en savait plus long qu’elle ne voulait ou ne pouvait en dire.
Considérant qu’il ne leur restait plus rien à apprendre, les deux amis donnèrent leur obole et sortirent. Comme ils reprenaient le sentier qui les avait amenés, ils aperçurent l’idiot qui leur cria en chantonnant d’un air suprêmement stupide :
Je suis Casboul
Je suis Maboul
Aboule
Casboul
Qu’j’te casse la boule.
— Puisque nous n’en sommes pas éloignés, proposa Dauriac. si nous allions voir le fameux Trou du Diable ?…
— Bonne idée.
Les deux amis se dirigèrent vers la montagne boisée par un sentier étroit. Arrivé à mi-hauteur environ, le mont offrait une surface plane. C’est là que s’ouvrait le Trou du Diable, dans une excavation de rochers. La gueule du gouffre apparaissait comme une espèce de cratère dans lequel le regard plongeait en vain pour en sonder la profondeur.
Savanne était arrivé devant le Trou du Diable. L’orifice ténébreux lui apparaissait lugubre et presque terrifiant dans la nuit aux ombres tragiques. Savanne en ressentit un petit frisson délicieux.
Mais soudain il s’arrêta, étonné.
À ce moment, des cris redoublés lui parvenaient :
— Ma parole ! s’écria-t-il, ces cris sortent bien du Trou du Diable.
Il écouta.
— On dirait, pensa Savanne, les gémissements uniformes coupés d’appels soudains, de lamentations plus aigües, puis de cris affreux qui n’auraient plus rien d’humain.
— On dirait, pensa Savanne, les gémissements mystérieux que l’on entend au château de Sauré et que l’on attribue au bruit du vent dans les cheminées. Voilà qui est étrange. D’où viennent ces cris ? Quelle en est la nature ? Il n’y a pas de doute possible, (continuait Savanne en se penchant sur le Trou du Diable et en prêtant une oreille attentive aux bruits étranges qui lui parvenaient) les cris sortent bien de ce cratère maudit. Je pourrais supposer qu’un imprudent est tombé dans le gouffre et s’y lamente. Mais il est peu probable que, tombant d’une telle hauteur, l’on garde assez de force pour pousser de tels soupirs. Un pauvre humain de mon espèce serait tué sur le coup et envoyé en ligne droite au bureau principal de son ami Belzébuth. D’où vient que les mêmes plaintes soient entendues à la fois du château de Sauré et du Trou du Diable, distants d’un quart de lieue ?… Pour un phénomène infernal, c’est un phénomène infernal. Mais entre nous, soit dit, mon ami, je ne me détraquerai pas le cerveau à approfondir ce mystère.