? ou Le Crime de la chambre noire/03
L’OMBRE FATALE.
Après deux nuits sans sommeil, la fatigue avait eu raison de Raymond Dauriac. Il fut convenu que, pour ménager ses forces, lui, Monsieur et Madame Mauvin et la garde-malade, veilleraient Mlle Mauvin à tour de rôle.
Les châtelains se montrèrent fort embarrassés au sujet de la chambre qu’ils réserveraient au jeune homme : comme je l’ai dit, des ouvriers restauraient le manoir et seule la maudite, la fatale « Chambre Noire » était, pour l’instant, habitable.
Mais Raymond Dauriac était brave et pas du tout superstitieux. Il n’avait vu dans la similitude des crimes dont la « Chambre Noire » avait été le théâtre qu’une simple coïncidence. Bien que ces attentats fussent restés inexpliqués, il ne voyait en eux rien de surnaturel et il était tout disposé à les attribuer à quelque vengeance de paysan sournois ayant employé un subterfuge habile pour s’introduire secrètement dans le château. Certes, Judith Mauvin affirmait avoir inspecté sa chambre et n’avoir rien remarqué d’anormal. Mais, le jeune homme persistait à croire qu’il existait à l’énigme angoissante de la Chambre Noire une solution très vraisemblable à laquelle personne sans doute n’avait songé.
Cette solution quelle était-elle ? Il n’eut pu le dire ; mais il se proposait in petto de la trouver. Aussi fut-ce presque avec joie qu’il consentit et demandât même qu’on lui permît de s’installer dans la Chambre Fatale. Il plaida si bien sa cause qu’il convainquit ses hôtes et dissipât leurs derniers scrupules.
Le troisième jour de son arrivée à Sauré, Dauriac s’installa donc dans la Chambre Noire et se disposa à y passer la nuit.
Mais si, comme je l’ai dit, Raymond Dauriac était brave, il ne s’en suit point qu’il fût téméraire. Il résolut donc de prendre toutes les précautions nécessaires avant de s’endormir.
Comme l’avait fait sa fiancée, il inspecta attentivement la chambre, il examina les murs, et s’assura qu’ils ne cachaient aucun passage secret. La chambre n’avait pas de cheminée, par où quelqu’un eut pu s’introduire ; d’épais et solides barreaux défendaient la fenêtre. La porte avait été tout récemment restaurée par un serrurier et fermait bien. Aucun être humain ne pouvait pénétrer dans la chambre sans éveiller l’attention de celui qui l’occupait.
Dauriac s’était muni d’un chandelier et d’allumettes. Voulant être prêt en cas d’alerte il se coucha tout habillé sur le lit et s’endormit. Il était plongé dans son premier sommeil, lorsqu’il fut réveillé en sursaut par un bruit insolite dont il n’eût pu d’abord expliquer la nature, ni la cause. Ce bruit l’avait réveillé, c’est tout ce qu’il savait. Quelques instants après, le bruit se renouvela.
C’était un cri lugubre, un cri lointain venu du parc, « le cri de la chouette » dont lui avait parlé sa fiancée ! C’était le tragique et funèbre hululement qui annonçait un danger inconnu !…
Dauriac attendit…
Une fois encore, le cri perçant strida dans le silence de la nuit.
Le jeune homme se leva d’un bond. Il comptait ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passait dans le parc, lorsqu’un autre bruit frappa ses oreilles. Ce nouveau bruit était faible et provenait du corridor : c’était comme le bruit d’un pas étouffé, comme le frôlement d’un corps contre les murs.
Dauriac se dirigea vers la porte et écouta. À travers l’huis, il lui sembla percevoir un murmure ou une respiration.
Quelqu’un était là, derrière la porte.
Qui ?…
Qui à cette heure tardive — il pouvait être minuit — errait dans le corridor ? Qui s’arrêtait précisément devant la porte de la Chambre Fatale ?
Le jeune homme hésita un instant sur le parti à prendre. Il regarda par le trou de la serrure et, tout comme sa fiancée, il lui sembla apercevoir un œil au regard perçant et lumineux, comme ceux des chats ou des oiseaux nocturnes, qui regardait fixement dans la chambre.
Dautriac prit une brusque décision. D’une main ferme, il fit tourner la clef dans la serrure et ouvrit la porte.
Le corridor était plongé dans l’obscurité et tout d’abord le jeune homme ne vit rien ; mais tout à coup il distingua une ombre humaine qui glissait dans les ténèbres.
— Qui est là ? cria-t-il.
Sa voix réveilla l’écho du long corridor, mais resta sans réponse.
Il prit le revolver qu’il portait en poche et se dirigea vers la silhouette qu’il entrevoyait vaguement.
Soudain l’Ombre passa furtivement devant l’unique fenêtre qui éclairait le corridor et par laquelle jaillissait un réseau de clarté lunaire.
Dauriac eut un mouvement de recul instinctif.
L’Ombre était comme enveloppée dans un sombre suaire.
Mais le jeune homme se ressaisit aussitôt et continua sa marche vers l’être mystérieux — être humain ou fantôme — qui hantait la solitude du corridor. Soudain un souffle de vent, venu il ne savait d’où, lui effleura le visage. Au même instant, l’Ombre disparut.
Dauriac atteignit l’extrémité du corridor sans rencontrer personne. Ce corridor était fermé par la muraille. À droite s’élevait une porte condamnée qui donnait accès à un escalier conduisant dans une tour du château ; mais la porte était hermétiquement fermée. Après avoir vainement tenté de l’ébranler, le jeune homme revint sur ses pas, et, déçu rentra dans sa chambre. Il alluma sa bougie dont il n’avait pas eu le temps de se servir et revint dans le corridor ; mais celui-ci était désert. Il inspecta à nouveau sa chambre pour s’assurer que personne n’y avait pénétré en son absence. Puis, il s’assit dans un fauteuil et réfléchit.
Quelle pouvait être cette Ombre mystérieuse qui avait disparu brusquement ? Quel était cet être inconnu qui n’avait pas répondu à son appel ?…
Questions qui restaient sans réponse.
Après quelque temps de réflexions. Dauriac éteignit sa bougie et se recoucha. Mais le sommeil l’avait quitté et mille pensées diverses l’assaillaient. Les minutes s’écoulaient lugubrement dans le silence de la nuit.
Soudain un bruit presque imperceptible frappa l’attention du jeune homme. Un instant après, un sifflement retentit dans la chambre et une chose invisible s’abattit sur le lit…
D’un bond, Dauriac se leva. Il alluma à nouveau sa bougie et examina la chambre. Rien d’insolite ne semblait s’y être passé.
Il chercha sur le lit l’objet qui s’y était abattu, et ne vit rien.
Le mystère qui planait dans la Chambre Fatale restait impénétrable. Quel était ce bruit ? Où était l’objet mystérieux qu’il avait entendu tomber près de lui ?
Dauriac désespérait de trouver jamais la solution cherchée, lorsque, en regardant distraitement le lit, il s’aperçut que les draps blancs étaient déchirés à une certaine place, comme si une arme les avait transpercés.
Or, cette déchirure n’existait pas avant qu’il ne se couchât. Il se souvenait très bien avoir replié les draps à cet endroit même…
Une arme avait donc été plongée dans le lit par une main invisible et cette arme avait disparu !
D’où était-elle venue ?
En proie à la plus intense perplexité. Dauriac leva les yeux. Presque instinctivement, son regard fut attiré vers une tâche noire qu’il distingua dans une mouture du plafond et qu’il n’avait pas remarquée auparavant.
Qu’était-ce que cette tache ? En l’examinant bien, il lui sembla que c’était un « trou d’ombre ». Oui, c’était un trou pratiqué dans le plafond.
Et soudain, comme il examinait cette mystérieuse tache, il en vit jaillir comme un éclair d’acier, une arme siffla et vint s’abattre à deux pas de lui. Il s’en était fallu de peu qu’il ne fût frappé mortellement.
Il était à peine revenu de son émoi, il venait à peine de constater que cette arme était une espèce de lance formée d’un long poignard acéré maintenu à une tige de bois, lorsque cet engin bizarre se mit à bouger de lui-même, se souleva et reprit le chemin du plafond.
Alors seulement, Dauriac constata que la tige de bois était attachée à un fin lien noir qu’une main inconnue tirait vers le trou du plafond.
Et le jeune homme comprit ! L’assassin était à l’étage supérieur : par une ouverture pratiquée dans le plancher, et cachée dans les moulures du plafond de la Chambre Fatale, il projetait ce javelot d’un nouveau genre sur la victime qui dormait paisiblement dans le lit. Son crime accompli, il retirait l’arme au moyen du fil attaché à la tige de bois et il ne laissait ainsi aucune trace de son crime ! Sans perdre de temps, Dauriac se précipita dans le corridor et frappa à coups redoublés à la porte de la chambre à coucher de M. Mauvin. Quelques minutes après, celui-ci apparaissait à demi éveillé. En quelques mots le jeune homme le mit au courant de sa découverte en ajoutant :
— Il faut sans tarder surprendre le criminel qui se cadre à l’étage supérieur.
Monsieur Mauvin rentra dans sa chambre afin d’y prendre son trousseau de clefs et pria le jeune homme de le suivre :
— La pièce située au-dessus de la chambre que vous occupez est une ancienne bibliothèque des barons de Sauré. On y a accès par l’escalier de la tourelle.
Et M. Mauvin ouvrit la mystérieuse porte condamnée située au fond du couloir et que Dauriac avait vainement essayé d’ébranler quelque temps auparavant.
Les deux hommes s’engagèrent dans un escalier en spirale et arrivèrent ainsi dans une immense pièce :
— Voici, dit M. Mauvin, la salle de la bibliothèque. C’est ici que le père du dernier baron de Sauré passa, dit-on, sa vie dans l’étude de l’alchimie. Le malheureux recherchait, comme tant d’autres fous, la pierre philosophale. On prétend qu’il mourut à la tâche dans cette salle même.
Dauriac avait parcouru la pièce du regard : elle était déserte. On n’y voyait qu’une large table, quelques chaises couvertes de poussière et un meuble dont les battants étaient ouverts. Quant à l’assassin inconnu, il avait disparu.
Par où ? Les fenêtres étaient closes.
— Cette chambre, demanda Dauriac, ne donne accès dans aucune autre ?
— Cette aile du château ne contient, que cette unique chambre au second étage.
Dauriac ouvrit les fenêtres et s’assura qu’un homme n’eut pu les franchir : elles étaient à une très grande hauteur. Tout ce qu’il trouva ce fut le trou qui, comme il l’avait présumé, avait été pratiqué dans le plancher et par lequel le poignard meurtrier était lancé dans la Chambre Noire.
Après avoir constaté l’inanité de leurs recherches, les deux hommes rentrèrent, très perplexes, dans leurs chambres respectives.