L’Édition populaire (p. 1-9).

 ?

ou le Crime de la Chambre Noire

L’arme, projetée par un être invisible, tomba comme un éclair.


UNE NUIT D’ANGOISSES.


Le vent soufflait en tempête. De lourds images noirs roulaient dans le ciel, voilant la blafarde clarté de la lune.

Par instants, des bourrasques s’engouffraient dans les hauts arbres du parc et l’on eût cru entendre des gémissements étouffés mêlés à des clameurs lointaines.

Cette orageuse nuit d’automne avait quelque chose d’étrangement lugubre.

Mlle Mauvin, avant de se coucher, s’était accoudée à la fenêtre de sa chambre et rêvait devant l’aspect tragique du ciel et de la nature.

À quoi rêvait-elle ? À quoi peut-on rêver quand on a dix-neuf ans, si ce n’est au chevalier d’aventures qui hante la pensée des jeunes filles ?…

Judith Mauvin aimait et était aimée d’un amour très pur. Son héros avait vingt-deux ans et s’appelait Raymond Dauriac. Il était étudiant en droit

La jeune fille était rentrée de pension le matin même. Désormais, elle allait rester avec ses parents, dans ce vieux château de Sauré que son père, M. Rodolphe Mauvin, riche industriel retiré des affaires, avait acheté il y avait une quinzaine d’années. Ce manoir, à demi caché au milieu d’un parc aux arbres séculaires, avait été maintes fois déjà restauré ; mais chaque année les lézardes attaquaient davantage les murs et malgré les travaux modernes, l’humidité régnait toujours dans cette vieille habitation qui, bien que très spacieuse, ne contenait, en réalité, que quelques chambres habitables. Ainsi semblait-il qu’une loi mystérieuse, qu’un destin inconnu, voulût chasser les nouveaux propriétaires de cet antique domaine qu’avaient habité les seigneurs de Sauré, dont la race était éteinte depuis plus d’un siècle.

Peu de chambres, disions nous, étaient habitables. C’est ce qui expliquait la raison pour laquelle Mlle Mauvin avait été provisoirement installée dans la pièce où nous la voyons rêvant et qu’on appelait « la Chambre Noire » ou la « Chambre Fatale ».

Pourquoi ces dénominations lugubres ? Pour plusieurs raisons. D’abord, cette chambre n’était éclairée que par une unique fenêtre très étroite devant laquelle se dressaient des arbres touffus qui interceptaient la lumière et qui, le jour même, plongeaient la pièce dans une obscurité épaisse. D’autre part, on disait que c’était dans cette chambre que le dernier baron, Gaspard de Sauré, seigneur farouche et redouté dans toute la contrée, avait à l’instar de Barbe Bleue, tué trois de ses épouses. Et, comme pour confirmer la triste réputation dont jouissait cette chambre, c’était là aussi que la sœur aînée de Judith Mauvin avait été trouvée poignardée par une main inconnue trois ans auparavant, sans que l’on expliquât le mobile de ce meurtre et sans que l’on découvrît jamais le coupable. Les paysans superstitieux, établissant un parallèle entre les crimes anciens et le nouveau, avaient attribué à la « Chambre Fatale » un pouvoir funeste. Bien plus, il se trouva certains esprits pour prétendre que le spectre du feu baron hantait l’antique demeure et renouvelait ses crimes sur des âmes vivantes. Or cette version acquit un semblant de véracité à la suite des faits étranges que nous allons relater brièvement. De son vivant, le baron Gaspard de Sauré, en raison de son grand amour pour la chasse et aussi à cause du justaucorps écarlate qu’il portait, avait été surnommé le « Chasseur Rouge »

Or, bien que ce sanguinaire seigneur fût mort depuis plus de cent ans, des gardes forestiers prétendirent avoir aperçu le « Chasseur Rouge » dans les bois, quelques jours avant le crime dont avait été victime Mlle Mauvin. On avait fait des recherches à ce sujet, mais sans jamais découvrir la trace de ce mystérieux personnage que l’opinion publique désignait comme l’assassin de la jeune femme.

L’on comprendra que ce ne fut point sans appréhension que Judith Mauvin accepta de passer une nuit dans la « Chambre Fatale » dont personne, depuis le drame, ne franchissait plus le seuil. Des ouvriers restauraient l’aile principale du château et les rares chambres qui n’étaient pas envahies par le plâtre et les briques, laissaient filtrer une telle humidité qu’on n’eût pu y passer ne fut-ce qu’une nuit.

Judith Mauvin avait dû vaincre ses appréhensions et maîtriser ses craintes. Au surplus dans quelques jours, une autre chambre serait aménagée à l’effet de la recevoir. Enfin, son père et sa mère, qui occupaient des pièces voisines, seulement séparées de la sienne par un corridor, l’avaient rassurée et lui avaient fait promettre de les appeler la nuit, si elle était prise de frayeur.

Judith se persuada qu’après tout une chambre ne pouvait avoir de pouvoir fatal. Les légendes relatives aux crimes du seigneur de Sauré ne prouvaient point que les attentats eussent été précisément commis en tel endroit. En ce qui concernait le meurtre dont sa sœur avait été victime, rien n’autorisait d’affirmer que la malheureuse n’eût point été poignardée si elle s’était trouvée dans une autre aile du château. Il n’y avait, sans doute, dans tous ces faits que des coïncidences, sur lesquelles la tradition populaire avait brodé de fantastiques dessins.

Voulant donner un cours plus riant à ses pensées, la jeune femme, après avoir visité sa chambre, fermé la porte et ouvert sa fenêtre, avait laissé errer son imagination qui était allée rejoindre l’aimé.

Elle avait connu Raymond Dauriac dans un bal où sa mère l’avait conduite deux ans auparavant. Le jeune homme avait trouvé le moyen de rencontrer la jeune fille pendant les vacances qu’elle passait au château de Sauré. Usant de ruse, il était parvenu à la revoir en diverses circonstances, soit à travers les grilles du couvent, soit dans le bois qui entourait le vieux manoir… Un amoureux n’est jamais à court d’expédients.

Et maintenant, Judith faisait des rêves d’avenir. Elle était en âge de se marier. Raymond allait terminer ses études. Rien, semblait-il, ne s’opposerait à leur bonheur…

Ainsi chevauchait l’imagination de la jeune fille, tandis que son regard, à travers les branches qui geignaient devant sa fenêtre, contemplait le ciel orageux.

Mais, tout à coup, elle fût tirée de ses rêves par un cri perçant et lugubre qui semblait venir du parc et se mêla à la plainte furieuse du vent. Ce cri soudain lancé dans la nuit la surprit et la fit frémir jusqu’à la moëlle des os. Elle se ressaisit et pensa : — C’est sans doute le hululement de quelque oiseau de nuit, chouette ou corbeau. » Mais à nouveau le cri se répéta plus près du château et Judith, en portant le regard vers l’endroit d’où il sortait, crut voir une ombre furtive glisser dans les taillis.

Était-ce un homme, une bête ?…

Elle chercha à s’en assurer, mais l’ombre avait disparu et ne reparut plus.

Une frayeur instinctive la gagna. Elle se souvenait que, la nuit où sa sœur avait été assassinée, les serviteurs du château avaient entendu retentir dans la nuit ce cri lugubre. Or ces affirmations corroboraient la version de la légende qui prétendait que ce hululement funèbre était l’appel que le « Chasseur Rouge » lançait à la Mort, sa compagne.

On dit que les chiens hurlent quand ils sentent l’approche de la Sombre Faucheuse. De même, affirmait-on, ce cri était un avertissement, avant-coureur d’un danger caché.

D’une main tremblante Judith Mauvin referma la fenêtre et baissa le store. Voulant chasser ses terreurs, elle résolut de faire de la lumière. Mais elle était entrée dans sa chambre avec une bougie allumée et l’avait éteinte avant de se pencher à la fenêtre. Or, elle avait négligé de se munir d’allumettes. Elle hésita un moment sur le parti à prendre : éveiller ses parents et leur faire part de ses craintes ?… Ne riraient-ils pas d’elle ?…

Et puis, maintenant, qu’elle était sans luminaire, elle craignait d’ouvrir sa porte et de traverser le long corridor ténébreux et humide où le « Chasseur Rouge » traînait ses victimes, disait-on, après les avoir tuées.

Maîtrisant sa frayeur, Judith Mauvin s’était décidée à se mettre au lit, lorsque, pour la troisième fois, le cri lugubre retentit dans la nuit. Au même instant, il lui sembla qu’on heurtait légèrement sa porte ; elle crut percevoir derrière la cloison de bois le frolement d’un corps. Puis ce fut le bruit presque imperceptible du plancher qui craque…

Quelqu’un était là, derrière la porte. Mais qui ? Les domestiques dormaient dans une autre aile du château. Était-ce son père ou sa mère ?… Non, ceux-ci l’eussent appelée.

Qui était-ce alors ?

Son imagination évoquait le « Chasseur Rouge » vêtu de son justaucorps sanglant, serrant dans son poing le couteau de chasse avec lequel il poignardait ses femmes.

Affolée, la jeune femme cria ;

— Qui est là ?…

Aucune voix ne lui répondit.

Elle se pencha vers la serrure, dans l’espoir d’apercevoir l’être mystérieux qui se cachait derrière la porte, et soudain sa terreur grandit encore : dans le trou de la serrure elle crut distinguer un œil brillant qui l’observait.

— Qui est là ? répéta-t-elle. Est-ce vous mon père ?…

Même silence.

Plus morte que vive, la jeune femme alla se blottir dans un fauteuil de la chambre. Elle attendit là, claquant des dents, ne sachant quel parti prendre. Il lui suffisait d’ouvrir la porte, de traverser le couloir et d’appeler ses parents. Mais l’être mystérieux qui se cachait là pouvait bondir sur elle et la frapper dans l’ombre. Et puis que verrait-elle ? Un vivant ou un spectre ?…

Elle prit le parti d’appeler, de crier très fort dans l’espoir que ses parents l’entendraient.

Mais, à ce moment, un bruit nouveau lui parvint. Ce bruit venait de la chambre qu’elle occupait.

Et soudain, un éclair traversa la chambre et Judith Mauvin vit distinctement une arme blanche, dague ou poignard, s’abattre près d’elle, comme projetée par une main invisible. L’instrument de mort frappa le parquet avec un sourd sifflement suivi d’un léger tremblement, puis disparut.

La jeune femme poussa un cri déchirant, un cri d’appel désespéré et, chancelante d’émotion, faisant appel à toute sa volonté, elle se dirigea vers la porte.

Mais, à nouveau, un éclair brilla : elle ressentit une violente douteur à l’épaule droite.

Le mystérieux poignard l’avait atteinte !

Elle tomba, inanimée, sur le parquet.

Le lendemain, M. Mauvin, après avoir à plusieurs reprises vainement appelé sa fille, fit ouvrir la porte de la « Chambre Noire » par un serrurier. On trouva la jeune femme étendue sur le plancher, dans une mare de sang. Elle portait à l’épaule droite une blessure produite par une arme tranchante.

Le commissaire de police, appelé en toute hâte, fit les constatations d’usage.

L’attentat se présentait sous un aspect des plus mystérieux. L’arme du crime était introuvable. Pas la moindre trace du meurtrier. La fenêtre était hermétiquement close, aucune vitre n’était brisée, le store était baissé ; au surplus, les barreaux qui la garnissaient n’eussent point permis à un homme de pénétrer dans la chambre.

La porte avait été fermée à clef à l’intérieur et la clef était restée dans la serrure. On n’eut donc pu s’introduire au moyen d’un passepartout. Les murs étaient épais et l’on acquit la certitude qu’ils ne cachaient pas de passages secrets. Enfin la chambre ne possédait pas, comme dans les contes policiers, de cheminée ayant pu livrer passage à quelqu’un venant du dehors.

Dans ces conditions, il était impossible d’expliquer comment on eut pu s’introduire dans cette chambre close et poignarder la jeune fille.

Un médecin appelé d’urgence constata que la blessure n’était heureusement pas grave. L’arme, quoique projetée avec violence, n’avait entamé, que légèrement l’épaule droite et produit une luxation de la clavicule. Cependant, l’épanchement du sang avait fort affaibli la victime qui ne put fournir que quelques jours après, à la police, des renseignements sur les tragiques événements que nous venons de raconter.

Son récit n’apporta aucun éclaircissement ni aucune indication permettant de guider les recherches judiciaires. Le mystère le plus profond continua de planer sur cet attentat inexpliquable.