Voyage de Bougainville autour du monde/I/IX

CHAPITRE IX.

Navigation depuis l’île Sainte-Élisabeth jusqu’à la sortie du détroit de Magellan. — Détails nautiques sur cette navigation.


Nous allions entrer dans la partie boisée du détroit de Magellan, et les premiers pas difficiles étaient franchis. Ce ne fut que le 13 après-midi que, le vent étant venu au nord-ouest, nous appareillâmes malgré sa violence et fîmes route dans le canal qui sépare l’île Sainte-Élisabeth des îles Saint-Barthélemy et aux Lions. Il fallait soutenir de la voile, quoiqu’il nous vînt presque continuellement de cruelles rafales par-dessus les hautes terres de Sainte-Élisabeth, que nous étions contraints de ranger pour éviter les bâtures qui se prolongent autour des deux autres îles. La marée en canal portait au sud et nous parut très forte. Nous vînmes attaquer la terre du continent au-dessous du cap Noir ; c’est où la côte commence à être couverte de bois, et le coup d’œil en est ici assez agréable. Elle court vers le sud et les marées n’y sont plus aussi sensibles.

Nous eûmes du vent très frais et par rafales jusqu’à six heures du soir ; il calma ensuite et devint maniable. Nous prolongeâmes la côte environ à une lieue de distance par un temps clair et serein, nous flattant de doubler pendant la nuit le cap Rond, et d’avoir alors, en cas de mauvais temps, le port Famine sous le vent à nous. Vains projets ; à minuit et demi, les vents sautèrent tout d’un coup au sud-ouest, la côte s’embruma, les grains violents et continuels amenèrent avec eux la pluie et la grêle ; enfin le temps devint aussi mauvais qu’il paraissait beau l’instant d’auparavant. Telle est la nature de ce climat ; les variations dans le temps s’y succèdent avec une telle promptitude, qu’il est impossible de prévoir leurs rapides et dangereuses révolutions. Notre grande voile ayant été déchirée sur ses cargues, nous fûmes obligés de louvoyer sous la misaine, la grande voile d’étai et les huniers tous les ris pris, pour tâcher de doubler la pointe Sainte-Anne, et de nous mettre à l’abri dans la baie Famine. C’était une lieue à gagner dans le vent, et jamais nous ne pûmes en venir à bout. Comme les bordées étaient courtes, que nous étions obligés de virer vent arrière, et qu’un fort courant nous entraînait dans un grand enfoncement de la terre de Feu, nous perdîmes trois lieues en neuf heures de cette allure funeste, et il fallut se résoudre à aller chercher le long de la côte un mouillage qui fût sous le vent. Nous la rangeâmes la sonde à la main, et vers onze heures du matin nous mouillâmes à un mille de terre par huit brasses et demie de sable vaseux, dans une baie que je nommai la baie Duclos, du nom de M. Duclos Guyot, capitaine de brûlot, mon second dans ce voyage, et dont les lumières et l’expérience m’ont été du plus grand secours.

Cette baie, ouverte à l’est, a très peu d’enfoncement. Sa pointe du nord avance un peu plus au large que celle du sud, et de l’une à l’autre il peut y avoir une lieue de distance. Il y a bon fond dans toute la baie, on trouve six et huit brasses d’eau jusqu’à un câble de terre. C’est un excellent mouillage, puisque les vents d’ouest, qui sont ici les vents régnants et qui soufflent avec impétuosité, viennent par-dessus la côte, laquelle y est fort élevée. Deux petites rivières se déchargent dans la baie ; l’eau est saumâtre à leur embouchure, mais à cinq cents pas au-dessus elle est très bonne. Une espèce de prairie règne le long du débarquement, lequel est de sable ; les bois s’élèvent ensuite en amphithéâtre, mais le pays est presque dénué d’animaux. Nous y avons parcouru une grande étendue de terrain sans voir d’autre gibier que deux ou trois bécassines, quelques sarcelles, canards et outardes en fort petite quantité ; nous y avons aussi aperçu quelques perruches ; nous n’aurions pas cru qu’on en pût trouver dans un climat aussi froid.

Nous trouvâmes à l’embouchure de la rivière la plus méridionale sept cabanes faites avec des branches d’arbres entrelacées et de la forme d’un four ; elles paraissaient récemment construites et étaient remplies de coquilles calcinées, de moules et de lépas. Nous remontâmes cette rivière assez loin, et nous vîmes quelques traces d’hommes. Pendant le temps que nous passâmes à terre, la mer y monta d’un pied, et le courant alors venait de la mer orientale ; observation contraire à celles faites depuis le cap des Vierges, puisque nous avions vu jusque-là les eaux augmenter lorsque le courant sortait du détroit ; mais il me semble, d’après diverses observations, que lorsqu’on a passé les goulets, les marées cessent d’être réglées dans toute la partie du détroit qui court nord et sud. La quantité de canaux dont y est coupée la terre de Feu paraît devoir produire dans le mouvement des eaux une grande irrégularité. Pendant les deux jours que nous passâmes dans ce mouillage, le thermomètre varia de huit à cinq degrés. Le 15 à midi, nous y observâmes cinquante-trois degrés vingt minutes de latitude, et ce jour-là nous occupâmes nos gens à faire du bois, le calme ne nous ayant pas permis d’appareiller.

À l’entrée de la nuit, les nuages parurent prendre leur cours vers l’occident et nous annoncer un vent favorable. Nous virâmes à pic, et effectivement, le 16 à quatre heures du matin, la brise étant venue d’où nous l’avions espérée, nous appareillâmes. Le ciel à la vérité était couvert et, suivant l’ordinaire de ces parages, le vent d’est et de nord-est était accompagné de brume et de pluie. Nous passâmes la pointe Sainte-Anne et le cap Rond. La première est unie, d’une médiocre hauteur, et couvre une baie profonde où l’ancrage est sûr et commode. C’est cette baie à laquelle le malheureux sort de la colonie de Philippeville, établie vers l’an 1581 par Sarmiento, a fait donner le nom de port Famine. Le cap Rond est une terre élevée et remarquable par la forme que désigne son nom. Les côtes dans tout cet espace sont boisées et escarpées ; celles de la terre de Feu paraissent hachées par plusieurs détroits. Leur aspect est horrible ; les montagnes y sont couvertes d’une neige bleue aussi ancienne que le monde. Entre le cap Rond et le cap Forward, il y a quatre baies, dans lesquelles on peut mouiller.

Deux de ces baies sont séparées par un cap dont la singularité fixa notre attention et mérite une description particulière. Ce cap, élevé de plus de cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, est tout entier composé de couches horizontales de coquilles pétrifiées. J’ai sondé en canot au pied de ce monument qui atteste les grands changements arrivés à notre globe, et je n’y ai pas trouvé de fond avec une ligne de cent brasses.

Le vent nous conduisit jusqu’à une lieue et demie du cap Forward ; alors le calme survint et dura deux heures. J’en profitai pour aller dans le petit canot visiter les environs du cap Forward, y prendre des sondes et des relèvements. Ce cap est la pointe la plus méridionale de l’Amérique et de tous les continents connus. D’après de bonnes observations, nous avons conclu sa latitude australe de cinquante-quatre degrés cinq minutes quarante-cinq secondes. Il présente une surface à deux têtes d’environ trois quarts de lieue, dont la tête orientale est plus élevée que celle de l’ouest. La mer est presque sans fond sous le cap ; toutefois entre les deux têtes, dans une espèce de petite baie embellie par un ruisseau assez considérable, on pourrait mouiller par quinze brasses, fond de sable et de gravier ; mais ce mouillage, dangereux si le vent était au sud, ne doit servir que dans un cas forcé. Tout le cap est un rocher vif et taillé à pic ; sa cime élevée est couverte de neige. Il y croît cependant quelques arbres, dont les racines s’étendent dans les crevasses et s’y nourrissent d’une éternelle humidité. Nous avons abordé au-dessous du cap à une petite pointe de roches, sur laquelle nous eûmes peine à trouver place pour quatre personnes. Sur ce point, qui termine ou commence un vaste continent, nous arborâmes le pavillon de notre bateau, et ces antres sauvages retentirent pour la première fois de plusieurs cris de vive le Roi ! Nous relevâmes de là le cap Holland à ouest quatre degrés nord ; ainsi la côte commençait à reprendre du nord.

Nous revînmes à bord à six heures du soir, et peu de temps après, les vents ayant passé au sud-ouest, je vins chercher le mouillage de la baie nommée par M. de Gennes baie Française. À huit heures et demie du soir, nous y jetâmes l’ancre sur dix brasses, fond de sable et de gravier, ayant les deux pointes de la baie, l’une au nord-est-quart-est cinq degrés nord, l’autre au sud cinq degrés ouest, et l’îlot du milieu au nord-est. Comme nous avions besoin de nous munir d’eau et de bois pour la traversée de la mer Pacifique, et que le reste du détroit m’était inconnu, n’étant venu dans mon premier voyage que jusqu’auprès de la baie Française, je me déterminai à y faire nos provisions, d’autant plus que M. de Gennes la représente comme très sûre et fort commode pour ce travail ; ainsi, dès le soir même, nous mîmes tous nos bateaux à la mer.

Pendant la nuit les vents firent le tour du compas, soufflant par rafales très violentes ; la mer grossit et brisait autour de nous sur un banc qui paraissait régner dans tout le fond de la baie. Les tours fréquents que les variations du vent faisaient faire au vaisseau sur son ancre, nous donnaient lieu de craindre qu’elle ne surjaulât, et nous passâmes la nuit dans une appréhension continuelle. L’Étoile, mouillée plus en dehors que nous, fut moins molestée. À deux heures et demie du matin, j’envoyai le petit canot sonder l’entrée de la rivière à laquelle M. de Gennes a donné son nom. La mer était basse, et il ne passa qu’après avoir échoué sur un banc qui est à l’embouchure ; il reconnut que nos chaloupes ne pourraient approcher de la rivière qu’à mer toute haute, en sorte qu’elle ferait à peine par jour un voyage. Cette difficulté, jointe à ce que le mouillage ne me paraissait pas sûr, me détermina à conduire les vaisseaux dans une petite baie à une lieue dans l’est de celle-ci. J’y avais coupé sans peine en 1765 un chargement de bois pour les Malouines, et l’équipage du vaisseau lui avait donné mon nom. Je voulus auparavant aller m’assurer si les équipages des deux navires y pourraient commodément faire leur eau. Je trouvai qu’outre le ruisseau qui tombe au fond de la baie même, lequel serait consacré aux besoins journaliers et à laver, les deux baies voisines avaient chacune un ruisseau propre à fournir aisément l’eau dont nous avions besoin, sans qu’il y eût un demi-mille à faire pour l’aller chercher.

En conséquence, le 17 à deux heures après-midi, nous appareillâmes sous le petit hunier et le perroquet de fougue, nous passâmes au large de l’îlot de la baie Française, nous donnâmes ensuite dans une passe fort étroite, et dans laquelle il y a grand fond, entre la pointe du nord de cette baie et une île élevée longue d’un demi-quart de lieue. Cette passe conduit à l’entrée de la baie Bougainville, qui est encore couverte par deux autres îlots, dont le plus considérable a mérité le nom d’îlot de l’Observatoire. La baie ouverte au sud-est est longue de deux cents toises et large de cinquante ; de hautes montagnes l’environnent et la défendent de tous les vents ; aussi la mer y est-elle toujours comme l’eau d’un bassin.

Nous mouillâmes à trois heures à l’entrée de la baie par vingt-huit brasses d’eau, et nous envoyâmes aussitôt à terre des amarres pour nous haler dans le fond. L’Étoile, qui avait mouillé son ancre du large par un trop grand fond, chassa sur l’îlot de l’Observatoire ; et avant qu’elle eût pu roidir les amarres portées à terre pour la soutenir, sa poupe vint à quelques pieds de l’îlot, ayant encore au-dessous d’elle trente brasses d’eau. La côte du nord-est de cet îlot n’est pas aussi escarpée. Nous employâmes le reste du jour à nous amarrer, la proue au large, ayant une ancre devant mouillée par vingt-trois brasses de sable vaseux, une ancre à jet derrière presque à terre, deux grelins à des arbres sur la côte de bâbord, et deux sur l’Étoile, laquelle était amarrée comme nous. On trouva auprès du ruisseau deux cabanes de branchages, lesquelles paraissaient abandonnées depuis longtemps. J’y avais fait construire une cabane d’écorce en 1765, dans laquelle j’avais laissé quelques présents pour les sauvages que le hasard y conduirait, et j’avais attaché au-dessus un pavillon blanc : on trouva la cabane détruite, le pavillon et les présents enlevés.


Cap Forward.

Le 18 au matin, j’établis un camp à terre pour la garde des travailleurs et des divers effets qu’il y fallait descendre ; on débarqua aussi toutes les pièces à l’eau pour les rebattre et les soufrer ; on disposa des mares pour les lavandiers, et on échoua notre chaloupe qui avait besoin d’un radoub. Nous passâmes le reste du mois de décembre dans cette baie, où nous fîmes fort commodément notre bois et même des planches. Tout y facilitait cet ouvrage ; les chemins se trouvaient pratiqués dans la forêt, et il y avait plus d’arbres abattus qu’il ne nous en fallait, reste du travail de l’équipage de l’Aigle en 1765. Nous y avons aussi donné une demi-bande et monté dix-huit canons. L’Étoile eut même le bonheur d’étancher sa voie d’eau, laquelle depuis le départ de Montevideo était tout aussi considérable qu’avant sa demi-carène à la Encenada. En élevant tout à fait son avant et levant quelques planches de son doublage, on trouva que l’eau entrait par l’écart de son étrave, qui est de deux pièces. On y remédia, et ce fut pour toute la campagne un grand soulagement à l’équipage de cette flûte, qu’écrasait l’exercice journalier de la pompe.

M. Verron avait dès les premiers jours établi ses instruments sur l’îlot de l’Observatoire ; mais il y passa vainement la plus grande partie de ses nuits. Le ciel de cette contrée, ingrat pour l’astronomie, lui a refusé toute observation de longitude ; il n’a pu que déterminer, par trois observations faites au quart de cercle, la latitude australe de l’îlot, de cinquante-trois degrés cinquante minutes vingt-cinq secondes. Il y a aussi déterminé l’établissement de l’entrée de la baie de zéro heure cinquante-neuf minutes ; l’élévation des eaux dans les plus grandes marées n’a jamais excédé dix pieds. Pendant notre séjour ici, le thermomètre a communément été entre huit et neuf degrés ; il a baissé jusqu’à cinq degrés, et le plus haut qu’il ait monté a été à douze degrés et demi. Le soleil alors paraissait sans nuages, et ses rayons, peu connus ici, faisaient fondre une partie de la neige sur les montagnes du continent. M. de Commerçon, accompagné de M. le prince de Nassau, profitait de ces journées pour herboriser. Il fallait vaincre des obstacles de tous les genres, mais ce terrain âpre avait à ses yeux le mérite de la nouveauté, et le détroit de Magellan a enrichi ses cahiers d’un grand nombre de plantes inconnues et intéressantes. La chasse et la pêche n’étaient pas aussi heureuses ; jamais elles n’ont rien produit, et le seul quadrupède que nous ayons vu ici a été un renard presque semblable à ceux d’Europe, qui fut tué au milieu des travailleurs.

Nous fîmes aussi plusieurs voyages pour reconnaître les côtes voisines du continent et de la terre de Feu ; la première tentative fut infructueuse. J’étais parti le 22 à trois heures du matin avec MM. de Bournand et du Bouchage, dans l’intention d’aller jusqu’au cap Holland et de visiter les mouillages qui pourraient se trouver dans cette étendue. À notre départ il faisait calme et le plus beau temps du monde. Une heure après il se leva une petite brise du nord-ouest, et sur-le-champ le vent sauta au sud-ouest, grand frais. Nous luttâmes contre ce vent contraire pendant trois heures, nageant à l’abri de la côte, et nous gagnâmes avec peine l’embouchure d’une petite rivière qui se décharge dans une anse de sable protégée par la tête orientale du cap Forward. Nous y relâchâmes, comptant que le mauvais temps ne serait pas de longue durée. L’espérance que nous en eûmes ne servit qu’à nous faire percer de pluie et transir de froid. Nous avions construit dans le bois une cabane de branches d’arbres pour y passer la nuit moins à découvert. Ce sont les palais des naturels de ce pays ; mais il nous manquait leur habitude d’y loger. Le froid et l’humidité nous chassèrent de notre gîte, et nous fûmes contraints de nous réfugier auprès d’un grand feu que nous nous appliquâmes à entretenir, tâchant de nous défendre de la pluie avec la voile du petit canot. La nuit fut affreuse, le vent et la pluie redoublèrent, et ne nous laissèrent d’autre parti à prendre que de rebrousser chemin au point du jour. Nous arrivâmes à la frégate à huit heures du matin, trop heureux d’avoir gagné cet asile ; car bientôt le temps devint si mauvais, qu’il eût été impossible de nous mettre en route pour revenir. Il y eut pendant deux jours une tempête décidée, et la neige recouvrit toutes les montagnes. Cependant nous étions dans le cœur de l’été, et le soleil était près de dix-huit heures sur l’horizon.

Quelques jours après, j’entrepris avec plus de succès une nouvelle course pour visiter une partie des terres de Feu, et pour y chercher un pont vis-à-vis le cap Forward ; je me proposais de repasser ensuite au cap Holland et de reconnaître la côte depuis ce cap jusqu’à la baie Française, ce que nous n’avions pu faire dans la première tentative. Je fis armer d’espingoles et de fusils la chaloupe de la Boudeuse et le grand canot de l’Étoile, et le 27 à quatre heures du matin, je partis du bord avec MM. de Bournand, d’Oraison et le prince de Nassau. Nous mîmes à la voile à la pointe occidentale de la baie Française pour traverser aux terres de Feu, où nous atterrâmes sur les dix heures à l’embouchure d’une petite rivière dans une anse de sable, mauvaise même pour les bateaux. Toutefois, dans un temps critique ils auraient la ressource d’entrer à mer haute dans la rivière, où ils trouveraient un abri. Nous dînâmes sur ses bords dans un assez joli bosquet qui couvrait de son ombre plusieurs cabanes sauvages. De cette station, nous relevâmes la pointe du ouest de la baie Française au nord-ouest-quart-ouest cinq degrés ouest, et on s’en estima à cinq lieues de distance.

Après-midi nous reprîmes notre route en longeant à la rame la terre de Feu ; il ventait peu de la partie du ouest, mais la mer était très houleuse. Nous traversâmes un grand enfoncement dont nous n’apercevions pas la fin. Son ouverture, d’environ deux lieues, est coupée dans son milieu par une île fort élevée. La grande quantité de baleines que nous vîmes dans cette partie, et les grosses houles nous firent penser que ce pourrait bien être un détroit, lequel doit conduire à la mer assez proche du cap de Horn. Étant presque passés de l’autre bord, nous vîmes plusieurs feux paraître et s’éteindre ; ensuite ils restèrent allumés, et nous distinguâmes des sauvages sur la pointe basse d’une baie où j’étais déterminé de m’arrêter. Nous allâmes aussitôt à leurs feux, et je reconnus la même horde de sauvages que j’avais déjà vue à mon premier voyage dans le détroit. Nous les avions alors nommés Pécherais, parce que ce fut le premier mot qu’ils prononcèrent en nous abordant, et que sans cesse ils nous le répétaient, comme les Patagons répètent le mot chaoua. La même cause nous a fait leur laisser cette fois le même nom. J’aurai dans la suite occasion de décrire ces habitants de la partie boisée du détroit ; le jour prêt à finir ne nous permit pas cette fois de rester longtemps avec eux. Ils étaient au nombre d’environ quarante, hommes, femmes et enfants, et ils avaient dix ou douze canots dans une anse voisine. Nous les quittâmes pour traverser la baie et entrer dans un enfoncement que la nuit déjà faite nous empêcha de visiter. Nous la passâmes sur le bord d’une rivière assez considérable, où nous fîmes grand feu et où les voiles de nos bateaux, qui étaient grandes, nous servirent de tentes ; d’ailleurs, au froid près, le temps était fort beau.

Le lendemain au matin nous vîmes que cet enfoncement était un vrai port, et nous en prîmes les sondes, ainsi que celles de la baie. Le mouillage est très bon dans la baie depuis quarante brasses jusqu’à douze, fond de sable, petit gravier et coquillage. On y est à l’abri de tous les vents dangereux. Sa pointe orientale est reconnaissable par un très gros morne que nous avons nommé le dôme ; dans l’ouest est un îlot entre lequel et la côte il n’y a point passage de navire. On entre de la baie dans le port par un goulet fort étroit, et on y trouve dix, huit, six, cinq et quatre brasses fond de vase ; dans le goulet le fond est de roches par quatre, cinq et six brasses ; il convient d’y tenir le milieu, hantant même plus le côté de l’est, où il y a plus d’eau. La beauté de ce mouillage nous a engagés à le nommer baie et port de Beaubassin. Lorsqu’on n’aura qu’à attendre un vent favorable, il suffit de mouiller dans la baie. Si on veut faire du bois et de l’eau, caréner même, on ne peut désirer un endroit plus propre à ces opérations que le port de Beaubassin.

Je laissai ici le chevalier de Bournand, qui commandait la chaloupe, pour prendre dans le plus grand détail toutes les connaissances relatives à cet endroit important, avec ordre de retourner ensuite aux vaisseaux. Pour moi, je m’embarquai dans le canot de l’Étoile avec M. Landais, l’un des officiers de cette flûte qui le commandait, et je continuai mes recherches. Nous fîmes route à l’ouest et visitâmes d’abord une île que nous tournâmes, et tout autour de laquelle on peut mouiller par vingt-cinq, vingt-et-une et dix-huit brasses fond de sable et petit gravier. Sur cette île il y avait des sauvages occupés à la pêche. En suivant la côte nous gagnâmes, avant le coucher du soleil, une baie qui offre un excellent mouillage pour trois ou quatre navires. Je l’ai nommée baie de la Cormorandière, à cause d’une roche apparente qui en est dans l’est-sud-est environ à un mille. À l’entrée de la baie on trouve quinze brasses d’eau, huit et neuf dans le mouillage ; nous y passâmes la nuit.

Le 29 à la pointe du jour, nous sortîmes de la baie de la Cormorandière et nous naviguâmes à l’ouest, aidés d’une marée très forte. Nous passâmes entre deux îles d’une grandeur inégale que je nommai les deux Sœurs. Elle gisent nord-nord-est et sud-sud-ouest avec le milieu du cap Forward, dont elles sont distantes d’environ trois lieues. Un peu plus loin nous nommâmes Pain de sucre une montagne de cette forme très aisée à reconnaître, laquelle gît nord-nord-est et sud-sud-ouest avec la pointe la plus méridionale du même cap ; et à cinq lieues environ de la Cormorandière nous découvrîmes une belle baie avec un port superbe dans le fond ; une chute d’eau remarquable qui tombe dans l’intérieur du port me les fit nommer baie et port de la Cascade. Le milieu de cette baie gît nord-est et sud-ouest avec le cap Forward. La sûreté, la commodité de l’ancrage, la facilité de faire l’eau et le bois, se réunissent ici pour en faire un asile qui ne laisse rien à désirer aux navigateurs.

La cascade est formée par les eaux d’une petite rivière qui serpente dans la coupée de plusieurs montagnes fort élevées, et sa chute peut avoir cinquante à soixante toises. J’ai monté au-dessus ; le terrain y est entremêlé de bosquets et de petites plaines d’une mousse courte et spongieuse ; j’y ai cherché et n’y ai point trouvé de traces du passage d’aucun homme ; les sauvages de cette partie ne quittent guère les bords de la mer, qui fournissent à leur subsistance. Au reste, toute la portion de la terre de Feu comprise depuis l’île Sainte-Élisabeth ne me paraît être qu’un amas informe de grosses îles inégales, élevées, montueuses, et dont les sommets sont couverts d’une neige éternelle. Je ne doute pas qu’il n’y ait entre elles un grand nombre de débouquements à la mer. Les arbres et les plantes sont les mêmes ici qu’à la côte des Patagons, et, aux arbres près, le terrain y ressemble assez à celui des îles Malouines.

J’ai eu soin de faire une carte particulière de cette intéressante partie de la côte des terres de Feu. Jusqu’à présent on n’y connaissait aucun mouillage, et les navires évitaient de l’approcher. La découverte des trois ports que je viens de décrire facilitera la navigation de cette partie du détroit de Magellan. Le cap Forward en a toujours été un des points les plus redoutés des navigateurs. Il n’est que trop ordinaire qu’un vent contraire et impétueux empêche de le doubler ; il en a forcé plusieurs à rétrograder jusqu’à la baie de Famine. On peut aujourd’hui mettre à profit même les vents régnants. Il ne s’agit que de hanter la terre de Feu, et d’y gagner un des trois mouillages ci-dessus, ce que l’on pourra presque toujours faire en louvoyant dans un canal où il n’y a jamais de mer pour des vaisseaux. De là toutes les bordées seront avantageuses, et pour peu que l’on s’aide des marées, qui recommencent ici à être sensibles, il ne sera plus difficile de gagner le port Galant.

Nous passâmes dans le port de la Cascade une nuit fort désagréable. Il faisait grand froid, et la pluie tomba sans interruption. Elle dura presque toute la journée du 30. À cinq heures du matin, nous sortîmes du port et nous traversâmes à la voile avec un grand vent et une mer très grosse pour notre faible embarcation. Nous ralliâmes le continent à peu près à égale distance du cap Holland et du cap Forward. Il n’était pas question de songer à y reconnaître la côte, trop heureux de la prolonger en faisant vent arrière, et en portant une attention continuelle aux rafales violentes qui nous forçaient d’avoir toujours la drisse et l’écoute à la main. Il s’en fallut même très peu qu’en traversant la baie Française, un faux coup de barre ne nous mît le canot sur la tête. Enfin j’arrivai à la frégate environ à dix heures du matin. Pendant mon absence, M. Duclos Guyot avait déblayé ce que nous avions à terre et tout disposé pour l’appareillage ; aussi nous commençâmes à démarrer dans l’après-midi.

Le 31 décembre à quatre heures du matin, nous achevâmes de nous démarrer, et à six heures nous sortîmes de la baie en nous faisant remorquer par nos bâtiments à rames. Il faisait calme ; à sept heures il se leva une brise du nord-est, qui se renfonça dans la journée, et fut assez claire jusqu’à midi ; le temps alors devint brumeux avec de la pluie. À onze heures et demie, étant à mi-canal, nous découvrîmes et relevâmes la Cascade au sud-est, le Pain de sucre à l’est-sud-est cinq degrés sud, le cap Forward à l’est-quart-nord-est, le cap Holland à ouest-nord-ouest quatre degrés ouest. De midi à six heures du soir, nous doublâmes le cap Holland. Il ventait peu, et la brise ayant molli sur le soir, le temps d’ailleurs étant fort sombre, je pris le parti d’aller mouiller dans la rade du port Galant, où nous ancrâmes à dix heures par seize brasses d’eau, fond de gros gravier, sable et petit corail, ayant le cap Galant au sud-ouest trois degrés ouest. Nous eûmes bientôt lieu de nous féliciter d’être logés : pendant la nuit, il y eut une pluie continuelle et grand vent de sud-ouest.

Nous commençâmes l’année 1768 dans cette baie nommée baie Fortescû, au fond de laquelle est le port Galant. Le plan de la baie et du port est fort exact dans M. de Gennes. Nous n’avons que trop eu le loisir de le vérifier, y ayant été enchaînés plus de trois semaines, avec des temps dont le plus mauvais hiver de Paris ne donne pas l’idée. Il est juste de faire un peu partager aux lecteurs le désagrément de ces journées funestes, en ébauchant le détail de notre séjour ici.

Mon premier soin fut d’envoyer visiter la côte jusqu’à la baie Élisabeth, et les îles dont le détroit de Magellan est ici parsemé ; nous apercevions du mouillage deux de ces îles, nommées par Narborough Charles et Montmouth. Il a donné à celles qui sont plus éloignées le nom d’îles Royales et à la plus occidentale de toutes celui d’île Rupert. Les vents d’ouest ne nous permettant pas d’appareiller, nous affourchâmes le 2 avec une ancre à jet. La pluie n’empêcha pas d’aller se promener à terre, où l’on rencontra les traces du passage et de la relâche de vaisseaux anglais ; savoir du bois nouvellement scié et coupé, des écorces de laurier épicé assez récemment enlevées, une étiquette en bois, telle que dans les arsenaux de marine on en met sur les pièces de filin et de toile, et sur laquelle on lisait fort distinctement Chatham Martch. 1766 ; on trouva aussi sur plusieurs arbres des lettres initiales et des noms avec la date de 1767.

Le 4 et le 5 suivants furent des journées horribles, de la pluie, de la neige, un froid très vif, le vent en tourmente ; c’était un temps pareil que décrivait le Psalmiste en disant : Nix, grando, glacies, spiritus procellarum. J’avais envoyé le 3 un canot pour tâcher de découvrir un mouillage à la terre de Feu, et on y en avait trouvé un fort bon dans le sud-ouest des îles Charles et Montmouth ; j’avais aussi fait reconnaître quelle était dans le canal la direction des marées. Je voulais avec leur secours, et ayant la ressource de mouillages connus, tant au nord qu’au sud, appareiller même avec vent contraire : mais il ne fut jamais assez maniable pour me le permettre. Au reste, pendant tout le temps de notre séjour ici, nous y remarquâmes constamment que le cours des marées, dans cette partie du détroit, est le même que dans la partie des goulets, c’est-à-dire que le flot porte à l’est et le jusant à l’ouest.

Le 6 après midi, il y avait eu quelques instants de relâche, le vent même parut venir du sud-est, et déjà nous avions désaffourché ; mais au moment d’appareiller, le vent revint à ouest-nordouest avec des rafales qui nous forcèrent de réaffourcher aussitôt. Ce jour-là, nous eûmes à bord la visite de quelques sauvages. Quatre pirogues avaient paru le matin à la pointe du cap Galant, et après s’y être tenues quelque temps arrêtées, trois s’avancèrent dans le fond de la baie, tandis qu’une voguait vers la frégate. Après avoir hésité pendant une demi-heure, enfin elle aborda avec des cris redoublés de pecherais. Il y avait dedans un homme, une femme et deux enfants. La femme demeura dans la pirogue pour la garder, l’homme monta seul à bord avec assez de confiance, et d’un air fort gai. Deux autres pirogues suivirent l’exemple de la première, et les hommes entrèrent dans la frégate avec les enfants. Bientôt ils y furent fort à leur aise. On les fit chanter, danser, entendre des instruments, et surtout manger, ce dont ils s’acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon ; pain, viande salée, suif, ils dévoraient ce qu’on leur présentait. Nous eûmes même assez de peine à nous débarrasser de ces hôtes dégoûtants et incommodes, et nous ne pûmes les déterminer à rentrer dans leurs pirogues qu’en y faisant porter sous leurs yeux des morceaux de viande salée. Ils ne témoignèrent aucune surprise ni à la vue des navires, ni à celle des objets divers qu’on y offrit à leurs regards ; c’est sans doute que pour être surpris de l’ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes bruts traitaient les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes. Pendant plusieurs jours que cette bande passa dans le port Galant, nous la revîmes souvent à bord et à terre.

Ces sauvages sont petits, vilains, maigres, et d’une puanteur insupportable. Ils sont presque nus, n’ayant pour vêtement que de mauvaises peaux de loups marins trop petites pour les envelopper, peaux qui servent également et de toits à leurs cabanes et de voiles à leurs pirogues. Ils ont aussi quelques peaux de guanaques, mais en fort petite quantité. Leurs femmes sont hideuses et les hommes semblent avoir pour elles peu d’égards. Ce sont elles qui voguent dans les pirogues et qui prennent soin de les entretenir, au point d’aller à la nage, malgré le froid, vider l’eau qui peut y entrer, dans les goémons qui servent de port à ces pirogues assez loin du rivage ; à terre, elles ramassent le bois et les coquillages, sans que les hommes prennent aucune part au travail. Les femmes mêmes qui ont des enfants à la mamelle ne sont pas exemptes de ces corvées. Elles portent sur le dos les enfants pliés dans la peau qui leur sert de vêtement.

Leurs pirogues sont d’écorces mal liées avec des joncs et de la mousse dans les coutures. Il y a au milieu un petit foyer de sable, où ils entretiennent toujours un peu de feu. Leurs armes sont des arcs faits, ainsi que les flèches, avec le bois d’une épine-vinette à feuille de houx qui est commune dans le détroit ; la corde est de boyau et les flèches sont armées de pointes de pierre, taillées avec assez d’art ; mais ces armes sont plutôt contre le gibier que contre des ennemis : elles sont aussi faibles que les bras destinés à s’en servir. Nous leur avons vu de plus des os de poisson longs d’un pied, aiguisés par le bout et dentelés sur un des côtés. Est-ce un poignard ? je crois plutôt que c’est un instrument de pêche. Ils l’adaptent à une longue perche et s’en servent en manière de harpon. Ces sauvages habitent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants, dans les cabanes au milieu desquelles est allumé le feu. Ils se nourrissent principalement de coquillages, cependant ils ont des chiens et des lacs faits de barbe de baleine. J’ai observé qu’ils avaient tous les dents gâtées, et je crois qu’on en doit attribuer la cause à ce qu’ils mangent les coquillages brûlants, quoique à moitié crus.

Au reste, ils paraissent assez bonnes gens ; mais ils sont si faibles, qu’on est tenté de ne pas leur en savoir gré. Nous avons cru remarquer qu’ils sont superstitieux et croient à des génies malfaisants : aussi chez eux les mêmes hommes qui en conjurent l’influence sont en même temps médecins et prêtres. De tous les sauvages que j’ai vus dans ma vie, les Pécherais sont les plus dénués de tout : ils sont exactement dans ce qu’on peut appeler l’état de nature, et ils ont à souffrir la dureté du plus affreux climat de l’univers. Ces Pécherais forment aussi la société d’hommes la moins nombreuse que j’aie rencontrée dans toutes les parties du monde ; cependant, comme on en verra la preuve un peu plus bas, on trouve parmi eux des charlatans. C’est que dès qu’il y a ensemble plus d’une famille, et j’entends par famille, père, mère et enfants, les intérêts deviennent compliqués, les individus veulent dominer ou par la force ou par l’imposture. Le nom de famille se change alors en celui de société, et fût-elle établie au milieu des bois, ne fût-elle composée que de cousins germains, un esprit attentif y découvrira le germe de tous les vices auxquels les hommes rassemblés en nations ont, en se poliçant, donné des noms, vices qui font naître, mouvoir et tomber les plus grands empires. Il s’ensuit du même principe que dans les sociétés dites policées, naissent des vertus dont les hommes voisins encore de l’état de nature ne sont pas susceptibles.

Le 7 et le 8 furent si mauvais qu’il n’y eut pas moyen de sortir du bord ; nous chassâmes même dans la nuit et fûmes obligés de mouiller une ancre du bossoir. Il y eut dans des instants jusqu’à quatre pouces de neige sur notre pont, et le jour naissant nous montra que toutes les terres en étaient couvertes, excepté le plat pays, dont l’humidité empêche la neige de s’y conserver. Le thermomètre fut à cinq, quatre, baissa même jusqu’à deux degrés au-dessus de la congélation. Le temps fut moins mauvais le 9 après-midi. Les Pécherais s’étaient mis en chemin pour venir à bord. Ils avaient même fait une grande toilette, c’est-à-dire qu’ils s’étaient peint tout le corps de taches rouges et blanches : mais, voyant nos canots partir du bord et voguer vers leurs cabanes, ils les suivirent ; une seule pirogue fut à bord de l’Étoile. Elle y resta peu de temps et vint rejoindre aussitôt les autres avec lesquels nos messieurs étaient en grande amitié. Les femmes cependant étaient toutes retirées dans une même cabane, et les sauvages paraissaient mécontents lorsqu’on y voulait entrer. Ils invitaient au contraire à venir dans les autres, où ils offrirent à ces messieurs des moules qu’ils suçaient avant que de les présenter. On leur fit de petits présents qui furent acceptés de bon cœur. Ils chantèrent, dansèrent, et témoignèrent plus de gaieté que l’on n’aurait cru en trouver chez des hommes sauvages, dont l’extérieur est ordinairement sérieux.

Leur joie ne fut pas de longue durée. Un de leurs enfants, âgé d’environ douze ans, le seul de toute la bande dont la figure fût intéressante à nos yeux, fut saisi tout d’un coup d’un crachement de sang accompagné de violentes convulsions. Le malheureux avait été à bord de l’Étoile, où on lui avait donné des morceaux de verre et de glace, ne prévoyant pas le funeste effet qui devait suivre ce présent. Ces sauvages ont l’habitude de s’enfoncer dans la gorge et dans les narines de petits morceaux de talc. Peut-être la superstition attache-t-elle chez eux quelque vertu à cette espèce de talisman, peut-être le regardent-ils comme un préservatif contre quelque incommodité à laquelle ils sont sujets. L’enfant avait vraisemblablement fait le même usage du verre. Il avait les lèvres, les gencives et le palais coupés en plusieurs endroits, et rendait le sang presque continuellement.

Cet accident répandit la consternation et la méfiance. Ils nous soupçonnèrent sans doute de quelque maléfice, car la première action du jongleur qui s’empara aussitôt de l’enfant, fut de le dépouiller précipitamment d’une casaque de toile qu’on lui avait donnée. Il voulut la rendre aux Français et, sur le refus qu’on fit de la reprendre, il la jeta à leurs pieds. Il est vrai qu’un autre sauvage, qui sans doute aimait plus les vêtements qu’il ne craignait les enchantements, la ramassa aussitôt.

Le jongleur étendit d’abord l’enfant sur le dos dans une des cabanes, et s’étant mis à genoux entre ses jambes, il se courbait sur lui, et, avec la tête et les deux mains il lui pressait le ventre de toute sa force, criant continuellement sans qu’on pût distinguer rien d’articulé dans ses cris. De temps en temps il se levait et paraissait tenir le mal dans ses mains jointes ; il les ouvrait tout d’un coup en l’air en soufflant comme s’il eût voulu chasser quelque mauvais esprit. Pendant cette cérémonie, une vieille femme en pleurs hurlait dans l’oreille du malade à le rendre sourd. Ce malheureux cependant paraissait souffrir autant du remède que de son mal. Le jongleur lui donna quelque trêve pour aller prendre sa parure de cérémonie ; ensuite, les cheveux poudrés et la tête ornée de deux ailes blanches assez semblables au bonnet de Mercure, il recommença ses fonctions avec plus de confiance et tout aussi peu de succès. L’enfant alors paraissant plus mal, notre aumônier lui administra furtivement le baptême.

Les officiers étaient revenus à bord et m’avaient raconté ce qui se passait à terre. Je m’y transportai aussitôt avec M. de la Porte, notre chirurgien-major, qui fit apporter un peu de lait et de la tisane émolliente. Lorsque nous arrivâmes, le malade était hors de la cabane ; le jongleur, auquel il s’en était joint un autre paré des mêmes ornements, avait recommencé son opération sur le ventre, les cuisses et le dos de l’enfant. C’était pitié de les voir martyriser cette infortunée créature qui souffrait sans se plaindre. Son corps était déjà tout meurtri et les médecins continuaient encore ce barbare remède avec force conjurations. La douleur du père et de la mère, leurs larmes, l’intérêt vif de toute la bande, intérêt manifesté par des signes non équivoques, la patience de l’enfant, nous donnèrent le spectacle le plus attendrissant. Les sauvages s’aperçurent sans doute que nous partagions leur peine, du moins leur méfiance sembla-t-elle diminuée. Ils nous laissèrent approcher du malade et le major examina sa bouche ensanglantée que son père et un autre Pécherais suçaient alternativement. On eut beaucoup de peine à leur persuader de faire usage du lait ; il fallut en goûter plusieurs fois et, malgré l’invincible opposition des jongleurs, le père enfin se détermina à en faire boire à son fils ; il accepta même le don de la cafetière pleine de tisane émolliente. Les jongleurs témoignaient de la jalousie contre notre chirurgien, qu’ils parurent cependant à la fin reconnaître pour un habile jongleur. Ils ouvrirent même pour lui un sac de cuir qu’ils portent toujours pendu à leur côté, et qui contient leur bonnet de plume, de la poudre blanche, du talc et les autres instruments de leur art ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’ils le refermèrent aussitôt. Nous remarquâmes aussi que, tandis qu’un des jongleurs travaillait à conjurer le mal du patient, l’autre ne semblait occupé qu’à prévenir par ses enchantements l’effet du mauvais sort qu’ils nous soupçonnaient d’avoir jeté sur eux.

Nous retournâmes à bord à l’entrée de la nuit ; l’enfant souffrait moins ; toutefois un vomissement presque continuel qui le tourmentait nous fit appréhender qu’il ne fût passé du verre dans son estomac. Nous eûmes encore lieu de croire que nos conjectures n’avaient été que trop justes. Vers les deux heures après minuit on entendit du bord des hurlements répétés ; et dès le point du jour, quoiqu’il fît un temps affreux, les sauvages, appareillèrent. Ils fuyaient sans doute un lieu souillé par la mort et des étrangers funestes qu’ils croyaient n’être venus que pour les détruire. Jamais ils ne purent doubler la pointe occidentale de la baie ; dans un instant plus calme, ils remirent à la voile ; un grain violent les jeta au large et dispersa leurs faibles embarcations. Combien ils étaient empressés à s’éloigner de nous ! Ils abandonnèrent sur le rivage une de leurs pirogues qui avait besoin d’être réparée : Satis est gentem effugisse nefandam. Ils ont emporté de nous l’idée d’êtres malfaisants ; mais qui ne leur pardonnerait le ressentiment dans cette conjoncture ? Quelle perte en effet, pour une société aussi peu nombreuse, qu’un adolescent échappé à tous les hasards de l’enfance !

Le vent d’est souffla avec furie et presque sans interruption jusqu’au 13, que le jour fut assez doux ; nous eûmes même dans l’après-midi quelque espérance d’appareiller. La nuit du 13 au 14 fut calme. À deux heures et demie du matin nous avions désaffourché et viré à pic ; il fallut réaffourcher à six heures et la journée fut cruelle. Le 15 il fit soleil presque tout le jour, mais le vent fut trop fort pour que nous pussions sortir.

Le 16 au matin il faisait presque calme, la fraîcheur vint ensuite du nord et nous appareillâmes avec la marée favorable ; elle baissait alors et portait dans l’ouest. Les vents ne tardèrent pas à revenir à ouest et ouest-sud-ouest, et nous ne pûmes jamais avec la bonne marée gagner l’île Rupert. La frégate marchait très mal, dérivait outre mesure, et l’Étoile avait sur nous un avantage incroyable. Nous passâmes tout le jour à louvoyer entre l’île Rupert et une pointe du continent qu’on nomme la pointe du Passage, pour attendre le jusant avec lequel j’espérais gagner, ou le mouillage de la baie Dauphine à l’île de Louis-le-Grand, ou celui de la baie Élisabeth ; mais comme nous perdions presque à chaque bordée, j’envoyai un canot sonder dans le sud-est de l’île Rupert, avec intention d’y aller mouiller jusqu’au retour de la marée favorable. Le canot signala un mouillage et y resta sur son grappin ; mais nous en étions déjà tombés beaucoup sous le vent. Nous courûmes un bord à terre pour tâcher de le gagner en revirant ; la frégate refusa deux fois de prendre vent devant, il fallut virer vent arrière ; mais au moment où, à l’aide de la manœuvre et de nos bateaux, elle commença à arriver, la force de la marée la fit revenir au vent : un courant violent nous avait déjà entraînés à une demi-encablure de terre ; je fis mouiller sur huit brasses de fond : l’ancre tombée sur des roches chassa, sans que la proximité où nous étions de la terre permît de filer du câble ; déjà nous n’avions plus que trois brasses et demie d’eau sous la poupe, et nous n’étions qu’à trois longueurs de navire de la côte, lorsqu’il en vint une petite brise ; nous fîmes aussitôt servir nos voiles, et la frégate s’abattit ; tous nos bateaux et ceux de l’Étoile, venus à notre secours étaient devant elle à la remorque ; nous filions le câble sur lequel on avait mis une bouée, et il y en avait près de la moitié dehors, lorsqu’il se trouva engagé dans l’entrepont et fit faire tête à la frégate, qui courut alors le plus grand danger. On coupa le câble, et la promptitude de la manœuvre sauva le bâtiment. La brise ensuite se renforça, et après avoir encore couru deux bords inutilement, je pris le parti de retourner dans la baie du port Galant, où nous mouillâmes à huit heures du soir par vingt brasses d’eau fond de vase. Nos bateaux, que j’avais laissés pour lever notre ancre, revinrent à l’entrée de la nuit avec l’ancre et le câble. Nous n’avions donc eu cette apparence de beau temps que pour être livrés à des alarmes cruelles.

La journée qui suivit fut plus orageuse encore que toutes les précédentes. Le vent élevait dans le canal des tourbillons d’eau à la hauteur des montagnes ; nous en voyions quelquefois plusieurs en même temps courir dans des directions opposées. Le temps parut s’adoucir vers les dix heures : mais à midi un coup de tonnerre, le seul que nous ayons entendu dans le détroit, fut comme le signal auquel le vent recommença avec plus de furie encore que le matin ; nous chassâmes et fûmes contraints de mouiller notre grande ancre et d’amener basses vergues et mâts de hune. Cependant les arbustes et les plantes étaient en fleurs et les arbres offraient une verdure assez brillante, mais qui ne suffisait pas pour dissiper la tristesse, qu’avait répandue sur nous le coup d’œil continué de cette région funeste. Le caractère le plus gai serait assombri dans ce climat affreux que fuient également les animaux de toute espèce, et où languit une poignée d’hommes que notre commerce venait de rendre encore plus infortunés.

Il y eut le 18 et le 19 des intervalles dans le mauvais temps ; nous relevâmes notre grande ancre, hissâmes nos basses vergues et mâts de hune, et j’envoyai le canot de l’Étoile, que sa solidité rendait capable de sortir presque de tout temps, pour reconnaître l’entrée du canal de la Sainte-Barbe. Le canot fut de retour le 20, et M. Landais, qui le commandait, me rapporta qu’ayant suivi la route et les remarques indiquées par l’extrait du journal de M. Marcant, qui l’a découvert et y a passé, il n’avait point trouvé de débouquement, mais seulement un canal étroit terminé par des banquises de glace et la terre, canal d’autant plus dangereux à suivre qu’il n’y a dans la route aucun bon mouillage, et qu’il est traversé presque dans son milieu par un banc couvert de moules. Il fit ensuite le tour de l’île de Louis-le-Grand par le sud, et rentra dans le canal de Magellan sans en avoir trouvé aucun autre.

Ce rapport me fit penser que le vrai canal de la Sainte-Barbe était vis-à-vis la baie même où nous étions.

La connaissance parfaite du canal de la Sainte-Barbe serait d’autant plus intéressante qu’elle abrégerait considérablement le passage du détroit de Magellan. Il n’est pas fort long de parvenir jusqu’au port Galant ; le point le plus épineux avant que d’y arriver est de doubler le cap Forward, ce que la découverte de trois ports à la terre de Feu rend à présent assez facile : une fois rendus au port Galant, si les vents défendent le canal ordinaire, pour peu qu’ils prennent du nord, on aurait le débouquement ouvert vis-à-vis de ce port ; vingt-quatre heures alors suffisent pour entrer dans la mer du sud. J’avais intention d’envoyer deux canots dans ce canal, que je crois fermement être celui de la Sainte-Barbe, lesquels auraient rapporté la solution complète du problème. Le gros temps ne me l’a pas permis.

Le 21, le 22 et le 23, les rafales, la neige et la pluie durèrent presque sans relâche. Dans la nuit du 21 au 22, il y avait eu un intervalle de calme ; il sembla que le vent ne nous donnait ce moment de repos que pour rassembler toute sa furie et fondre sur nous avec plus d’impétuosité. Un ouragan affreux vint tout d’un coup de la partie du sud-sud-ouest et souffla d’une manière à étonner les plus anciens marins. Les deux navires chassèrent, il fallut mouiller la grande ancre, amener basses vergues et mâts de hune, notre artimon fut emporté sur ses cargues. Cet ouragan ne fut heureusement pas long. Le 24, le temps s’adoucit, il fit même beau soleil et calme et nous nous remîmes en état d’appareiller. Depuis notre rentrée au port Galant, nous y avions pris quelques tonneaux de lest et changé notre arrimage pour tâcher de retrouver la marche de la frégate ; nous réussîmes à lui en rendre une partie. Au reste, toutes les fois qu’il faudra naviguer au milieu des courants, on éprouvera toujours beaucoup de difficultés à manœuvrer des bâtiments aussi longs que le sont nos frégates.

Le 25 à une heure après minuit, nous désaffourchâmes et virâmes à pic ; à trois heures nous appareillâmes en nous faisant remorquer par nos bâtiments à rames ; la fraîcheur venait du nord ; à cinq heures et demie, la brise se décida de l’est et nous mîmes tout dehors, perroquets et bonnettes, voilures dont il est bien rare de pouvoir se servir ici. Nous passâmes à mi-canal, suivant les sinuosités de cette partie du détroit que Narborough nomme avec raison le bras tortueux. Entre les îles Royales et le continent, le détroit peut avoir deux lieues ; il n’y a pas plus d’une lieue de canal entre l’île Rupert et la pointe du Passage, ensuite une lieue et demie entre l’île de Louis-le-Grand et la baie Élisabeth, sur la pointe orientale de laquelle il y a une bâture couverte de goémons qui avance un quart de lieue au large.

Depuis la baie Élisabeth, la côte court à l’ouest-nord-ouest pendant environ deux lieues jusqu’à la rivière que Narborough appelle Batchelor et Beauchesne du Massacre, à l’embouchure de laquelle il y a un mouillage. Cette rivière est facile à reconnaître ; elle sort d’une vallée profonde ; à l’ouest elle a une montagne fort élevée, sa pointe occidentale est basse et couverte de bois et la côte y est sablonneuse. De la rivière du Massacre à l’entrée du faux détroit ou canal Saint-Jérôme, j’estime trois lieues de distance, et le gisement est le nord-ouest-quart-ouest. L’entrée de ce canal paraît avoir une demi-lieue de largeur, et dans le fond on voit les terres revenir vers le nord. Quand on est par le travers de la rivière du Massacre, on n’aperçoit que ce faux détroit, et il est facile de le prendre pour le véritable, ce qui même nous arriva, parce que la côte alors revient à l’ouest-quart-sud-ouest et l’ouest-sud-ouest jusqu’au cap Quade, qui, s’avançant beaucoup, paraît croisé avec la pointe occidentale de l’île de Louis-le-Grand, sans laisser apercevoir de débouché. Au reste, une route sûre pour ne pas manquer le véritable canal, est de suivre toujours la côte de l’île de Louis-le-Grand, qu’on peut ranger de près sans aucun danger. La distance du canal Saint-Jérôme au cap Quade est d’environ quatre lieues, et ce cap gît est-quart-nord-est deux degrés est et ouest-quart-sud-ouest deux degrés ouest avec la pointe occidentale de l’île de Louis-le-Grand.

Cette île peut avoir quatre lieues de longueur. Sa côte septentrionale court à l’ouest-nord-ouest jusqu’à la baie Dauphine, dont la profondeur est d’environ deux milles sur une demi-lieue d’ouverture ; elle court ensuite à l’ouest jusqu’à son extrémité occidentale nommée cap Saint-Louis. Comme, après avoir reconnu notre erreur au sujet du faux détroit, nous rangeâmes l’île de Louis-le-Grand à un mille d’éloignement, nous reconnûmes fort distinctement le port Phelippeaux, qui nous parut une anse fort commode et bien à l’abri. À midi, le cap Quade nous restait à l’ouest-quart-sud-ouest deux degrés sud deux lieues, et le cap Saint-Louis à l’est-quart-nord-est environ deux lieues et demie. Le beau temps continua le reste du jour, et nous cinglâmes toutes voiles hautes.

Depuis le cap Quade, le détroit s’avance dans l’ouest-nord-ouest et nord-ouest-quart-ouest sans détour sensible, ce qui lui a fait donner le nom de longue rue. La figure du cap Quade est remarquable. Il est composé de rochers escarpés, dont ceux qui forment sa tête chenue ne ressemblent pas mal à d’antiques ruines. Jusqu’à lui les côtes sont partout boisées et la verdure des arbres adoucit l’aspect des cimes gelées des montagnes. Le cap Quade doublé, le pays change de nature. Le détroit n’est plus bordé des deux côtés que par des rochers arides, sur lesquels il n’y a pas apparence de terre. Leur sommet élevé est toujours couvert de neige et les vallées profondes sont remplies par d’immenses amas de glaces, dont la couleur atteste l’antiquité. Narborough, frappé de cet horrible aspect, nomma cette partie la Désolation du Sud ; aussi ne saurait-on rien imaginer de plus affreux.

Lorsqu’on est par le travers du cap Quade, la côte des terres de Feu paraît terminée par un cap avancé qui est le cap Mundai, lequel j’estime être à quinze lieues du cap Quade. À la côte du continent, on aperçoit trois caps auxquels nous avons imposé des noms. Le premier, que sa figure nous fit nommer cap Fendu, est à cinq lieues environ du cap Quade, entre deux belles baies où l’ancrage est très sûr, si le fond y est aussi bon que nous a paru être l’abri. Les deux autres caps ont reçu les noms de nos vaisseaux, le cap de l’Étoile à trois lieues de l’ouest du cap Fendu, et le cap de la Boudeuse dans le même gisement et la même distance avec celui de l’Étoile. Toutes ces terres sont hautes et escarpées ; l’une et l’autre côte paraît saine et garnie de bons mouillages, mais heureusement le vent, favorable pour notre route, ne nous a pas laissé le temps de les sonder. Le détroit dans la longue rue peut avoir deux lieues de largeur ; il se rétrécit vis-à-vis le cap Mundai, où le canal n’a guère plus de quatre milles.

À neuf heures du soir, nous étions à environ trois lieues dans l’est-quart-sud-est et est-sud-est du cap Mundai. Le vent soufflant toujours de l’est grand frais, et le temps étant beau, je résolus de continuer à faire route à petites voiles pendant la nuit. Nous serrâmes les bonnettes, et nous prîmes les ris dans les huniers. Vers dix heures du soir, le temps commença à s’embrumer et le vent renforça tellement que nous fûmes contraints d’embarquer nos bateaux. Il plut beaucoup et la nuit devint si noire à onze heures que nous perdîmes la terre de vue. Une demi-heure après, m’estimant par le travers du cap Mundai, je fis signal de mettre en panne, stribord au vent, et nous passâmes ainsi le reste de la nuit, éventant, ou masquant, suivant que nous nous estimions trop près de l’une ou de l’autre côte. Cette nuit a été une des plus critiques de tout le voyage.

À trois heures et demie, l’aube matinale nous découvrit la terre et je fis servir. Nous gouvernâmes à ouest-quart-nord-ouest jusqu’à huit heures, et de huit heures à midi entre l’ouest-quart-nord-ouest et l’ouest-nord-ouest. Le vent était toujours à l’est petit frais très brumeux ; de temps en temps nous apercevions quelque partie de la côte, plus souvent nous la perdions de vue tout à fait. Enfin à midi nous eûmes connaissance du cap des Piliers et des Évangélistes. On ne voyait ces derniers que du haut des mâts. À mesure que nous avancions du côté du cap des Piliers, nous découvrions avec joie un horizon immense qui n’était plus borné par les terres, et une grosse lame venant de l’ouest nous annonçait le grand océan. Le vent ne resta pas à l’est, il passa à ouest-sud-ouest et nous courûmes au nord-ouest jusqu’à deux heures et demie que nous relevâmes le cap des Victoires au nord-ouest, et le cap des Piliers au sud trois degrés ouest.

Lorsqu’on a dépassé le cap Mundai, la côte septentrionale se courbe en arc, et le canal s’ouvre jusqu’à quatre, cinq et six lieues de largeur. Je compte environ seize lieues du cap Mundai au cap des Piliers, qui termine la côte méridionale du détroit. La direction du canal entre ces deux caps est le ouest-quart-nord-ouest. La côte du sud y est haute et escarpée, celle du nord est bordée d’îles et de rochers qui en rendent l’approche dangereuse : il est plus prudent de ranger la partie méridionale. Je ne saurais rien dire de plus sur ces dernières terres ; à peine les avons-nous vues dans quelques courts intervalles pendant lesquels la brume nous permettait d’en apercevoir des portions. La dernière terre dont on ait la vue à la côte du nord est le cap des Victoires, lequel paraît être de médiocre hauteur, ainsi que le cap Désiré, qui est en dehors du détroit à la terre de Feu, environ à deux lieues dans le sud-ouest du cap des Piliers. La côte entre ces deux caps est bordée, à près d’une lieue au large, de plusieurs îlots ou brisants connus sous le nom des douze Apôtres.

Le cap des Piliers est une terre très élevée, ou plutôt une grosse masse de rochers, qui se termine par deux roches coupées en forme de tours, inclinées vers le nord-ouest, et qui font la pointe du cap. À six ou sept lieues dans le nord-ouest de ce cap, on voit quatre îlots nommés les Évangélistes : trois sont ras ; le quatrième, qui a la figure d’un meulon de foin, est assez éloigné des autres. Ils sont dans le sud-sud-ouest et à quatre ou cinq lieues du cap des Victoires. Pour sortir du détroit, on peut en passer indifféremment au nord ou au sud ; je conseillerais d’en passer au sud, si l’on voulait y rentrer. Il convient aussi alors de ranger la côte méridionale : celle du nord est bordée d’îlots et paraît coupée par de grandes baies qui pourraient occasionner des erreurs dangereuses. Depuis deux heures après-midi, les vents varièrent du ouest-sud-ouest au ouest-nord-ouest, grand frais ; nous louvoyâmes jusqu’au coucher du soleil, toutes voiles hautes, afin de doubler les douze Apôtres. Nous eûmes assez longtemps la crainte de n’en pas venir à bout, et d’être forcés à passer la nuit dans le détroit, ce qui nous y eût pu retenir encore plus d’un jour : mais vers six heures du soir, les bordées adonnèrent ; à sept heures, le cap des Piliers était doublé : à huit heures, nous étions entièrement dégagés des terres et un bon vent de nord nous faisait avancer à pleines voiles dans la mer occidentale. Nous fîmes alors un relèvement d’où je pris mon point de départ par… cinquante-deux degrés cinquante minutes de latitude australe… et soixante-dix-neuf degrés neuf minutes de longitude occidentale de Paris.

C’est ainsi qu’après avoir essuyé pendant vingt-six jours au port Galant des temps constamment mauvais et contraires, trente-six heures d’un bon vent, tel que jamais nous n’eussions osé l’espérer, ont suffi pour nous amener dans la mer Pacifique ; exemple, que je crois être unique, d’une navigation sans mouillage depuis le port Galant jusqu’au débouquement.

J’estime la longueur entière du détroit, depuis le cap des Vierges jusqu’au cap des Piliers, d’environ cent quatorze lieues. Nous avons employé cinquante-deux jours à les faire. Je répéterai ici que depuis le cap des Vierges jusqu’au cap Noir, nous avons observé constamment que le flot porte dans l’est, et le jusant ou l’Èbe dans l’ouest, et que les marées y sont très fortes ; qu’elles ne sont pas à beaucoup près aussi rapides depuis le cap Noir jusqu’au port Galant, et que leur cours y est irrégulier ; qu’enfin, depuis le port Galant jusqu’au cap Quade, les courants sont violents ; que nous ne les avons pas trouvés fort sensibles depuis ce cap jusqu’à celui des Piliers ; mais que, dans toute cette partie depuis le port Galant, les eaux sont assujetties à la même loi qui les meut depuis le cap des Vierges, c’est-à-dire que le flot y court vers la mer de l’est, et le jusant vers celle de l’ouest. Je dois en même temps avertir que cette assertion sur la direction des marées dans le détroit de Magellan est absolument contraire à ce que les autres navigateurs disent y avoir observé à cet égard. Ce ne serait cependant pas le cas d’avoir chacun son avis. Au reste, combien de fois n’avons-nous point regretté de ne pas avoir les journaux de Narborough et de Beauchesne, tels qu’ils sont sortis de leurs mains, et d’être obligés de n’en consulter que des extraits défigurés ? Outre l’affectation des auteurs de ces extraits à retrancher tout ce qui peut n’être qu’utile à la navigation, s’il leur échappe quelque détail qui y ait trait, l’ignorance des termes de l’art, dont un marin est obligé de se servir, leur fait prendre pour des mots vicieux des expressions nécessaires et consacrées, qu’ils remplacent par des absurdités. Tout leur but est de faire un ouvrage agréable aux femmelettes des deux sexes, et leur travail aboutit à composer un livre ennuyeux à tout le monde, et qui n’est utile à personne.

Malgré les difficultés que nous avons essuyées dans le passage du détroit de Magellan, je conseillerai toujours de préférer cette route à celle du cap de Horn, depuis le mois de septembre jusqu’à la fin de mars. Pendant les autres mois de l’année, quand les nuits sont de seize, dix-sept et dix-huit heures, je prendrais le parti de passer à mer ouverte. Le vent contraire et la grosse mer ne sont pas des dangers, au lieu qu’il n’est pas sage de se mettre dans le cas de naviguer à tâtons entre des terres. On sera sans doute retenu quelque temps dans le détroit, mais ce retard n’est pas en pure perte. On y trouve en abondance de l’eau, du bois et des coquillages, quelquefois aussi de très bons poissons ; et assurément je ne doute pas que le scorbut ne fît plus de dégât dans un équipage qui serait parvenu à la mer occidentale en doublant le cap de Horn, que dans celui qui y sera entré par le détroit de Magellan : lorsque nous en sortîmes, nous n’avions personne sur les cadres.