Voyage de Bougainville autour du monde/I/VIII

CHAPITRE VIII.

Départ de Montevideo. — Navigation jusqu’au cap des Vierges. — Entrée dans le détroit. — Entrevue avec les Patagons. — Navigation jusqu’à l’île Sainte-Élisabeth.


Nimborum in patriam, loca fœta furentibus austris.
Virg. Æneid., lib. I.



Le radoub et le chargement de l’Étoile nous avaient coûté tout le mois d’octobre et des frais considérables ; ce ne fut qu’à la fin de ce mois que nous pûmes solder avec le munitionnaire général et les autres fournisseurs espagnols. Je pris le parti de les payer de l’argent qui m’avait été remboursé pour la cession des îles Malouines, plutôt que de tirer des lettres de change sur le Trésor royal. J’ai continué de même pour toutes les dépenses de nos différentes relâches en pays étranger. Les achats s’y sont faits par ce moyen à meilleur compte et avec plus d’expédition.

Le 31 octobre au point du jour, je rejoignis, à quelques lieues de la Encenada, l’Étoile qui en avait appareillé la veille pour Montevideo. Nous y mouillâmes le 3 novembre à sept heures du soir. Ce qui fait la difficulté de cette navigation de Montevideo à la Encenada, c’est que, comme on l’a dit plus haut, il faut chenaler entre le banc Ortiz et un autre petit banc qui en est au sud, qu’aucun d’eux n’est balisé et que rarement peut-on voir la terre du sud, laquelle est très basse.

Cette traversée nous coûta trois hommes, qui furent noyés ; la chaloupe, s’étant engagée sous le navire, qui virait de bord, coula bas : tous nos efforts ne purent sauver que deux hommes et la chaloupe, dont le câblot n’avait pas rompu. J’eus aussi le chagrin de voir que, malgré son radoub, l’Étoile faisait encore de l’eau, ce qui donnait lieu de craindre que le défaut ne fût général dans tout le calfatage de sa flottaison ; le navire avait été franc d’eau jusqu’à ce qu’il eût été calé à treize pieds.

Nous employâmes quelques jours à embarquer à bord de la Boudeuse tous les vivres qu’elle pouvait contenir, à recalfater ses hauts, opération que l’absence de ses calfats, nécessaires à l’Étoile, n’avait pas permis de faire plus tôt ; à raccommoder la chaloupe de l’Étoile, à faire couper l’herbe pour nos bestiaux et à déblayer tout ce que nous avions à terre. La journée du 10 se passa à guinder nos mâts de hune, hisser les basses vergues et tenir nos agrès ; nous pouvions appareiller le même jour si nous n’eussions pas été échoués. Le 11, la mer ayant monté, les bâtiments flottèrent, et nous allâmes mouiller à la tête de la rade, où on est toujours à flot. Les deux jours suivants, le gros temps ne nous permit pas de faire voile, mais ce délai ne fut pas en pure perte. Il arriva de Buenos-Ayres une goélette chargée de farine, et nous y en prîmes soixante quintaux, qu’on trouva moyen de loger encore dans les navires. Nous y avions, toute compensation faite, des vivres pour dix mois : il est vrai que la plus grande partie des boissons était en eau-de-vie. Les équipages jouissaient de la meilleure santé ; le long séjour qu’ils venaient de faire dans la rivière de la Plata, pendant lequel un tiers des matelots couchait alternativement à terre, et la viande fraîche dont ils y furent toujours nourris, les avaient préparés aux fatigues et aux misères de toute espèce dont la longue carrière allait s’ouvrir. Je fus obligé de laisser à Montevideo le maître pilote, le maître charpentier, le maître armurier et un officier marinier de ma frégate, auxquels l’âge et des infirmités incurables ne permettaient pas d’entreprendre le voyage. Il y déserta aussi, malgré tous nos soins, douze soldats ou matelots des deux navires. J’avais pris à la vérité aux îles Malouines quelques-uns des matelots qui y étaient engagés pour la pêche, ainsi qu’un ingénieur, un officier de navire marchand et un chirurgien ; en sorte que les vaisseaux avaient autant de monde qu’à notre départ d’Europe, et il y avait déjà un an que nous étions sortis de la rivière de Nantes.

Le 14 novembre, à quatre heures et demie du matin, les vents étant au nord, joli frais, nous appareillâmes de Montevideo. À huit heures et demie, nous étions nord et sud de l’île de Flores, les courants nous ayant portés avec rapidité dans l’est-sud-est. À midi nous étions à douze lieues dans l’est et l’est-quart-sud-est de Montevideo, et c’est de là que je pris mon point de départ par trente-quatre degrés cinquante-quatre minutes quarante secondes de latitude australe, et cinquante-huit degrés cinquante-sept minutes trente secondes de longitude occidentale du méridien de Paris.

Le jour de notre départ, nous vîmes la terre jusqu’au coucher du soleil ; la sonde avait toujours augmenté, passant d’un fond de vase à un de sable ; à six heures et demie du soir, elle donna trente-cinq brasses, fond de sable gris, et l’Étoile, à laquelle je fis le signal de sonder le 15 après-midi, trouva soixante brasses même fond : nous avions observé à midi trente-six degrés une minute de latitude. Depuis le 16 jusqu’au 21, nous eûmes les vents contraires, une mer très grosse, et nous tînmes les bordées les moins désavantageuses sous les quatre voiles majeures, tous les ris pris dans les huniers ; l’Étoile avait dépassé ses mâts de perroquet, et nous étions partis sans avoir les nôtres en place. Le 22, nous reçûmes un coup de vent, accompagné d’orages et de grains qui durèrent toute la nuit, la mer était affreuse et l’Étoile fit signal de détresse ; nous l’attendîmes sous la misaine et la grande voile, le point de dessous cargué : cette flûte nous paraissait avoir sa vergue de petit hunier rompue. Le vent et la mer étant tombés le lendemain au matin, nous fîmes de la voile, et le 24, je fis passer l’Étoile à la portée de la voix pour savoir ce qu’elle avait souffert dans le dernier coup de vent. M. de la Giraudais me dit qu’outre sa vergue de petit hunier, quatre de ses chaînes de haubans avaient aussi été rompues ; il ajouta qu’à l’exception de deux bœufs, il avait perdu tous les bestiaux embarqués a Montevideo : ce malheur nous avait été commun avec lui, mais ce n’était pas une consolation. Qui savait quand nous serions à portée de réparer cette perte ?

Pendant le reste du mois, les vents furent variables du sud-ouest au nord-ouest ; les courants nous portèrent dans le sud avec assez de rapidité, jusque par les quarante-cinq degrés de latitude. Plusieurs jours de suite, nous sondâmes sans trouver de fond ; ce ne fut que le 27 au soir, qu’étant environ par quarante-sept degrés de latitude, et nous estimant à trente-cinq lieues de la côte des Patagons, nous trouvâmes soixante-dix brasses, fond de vase et de sable fin, gris et noir. Depuis ce jour, nous conservâmes ce fond jusqu’à la vue de terre, par soixante-sept, soixante, cinquante-cinq, cinquante, quarante-sept, et enfin quarante brasses d’eau que nous donna la sonde, lorsque nous vîmes pour la première fois le cap des Vierges. Le fond était quelquefois vasard, mais toujours de sable fin, tantôt gris, tantôt jaune, quelquefois accompagné de petits graviers rouges et noirs.

Je ne voulus point trop accoster la terre jusqu’à ce que je n’eusse atteint les quarante-neuf degrés de latitude, à cause d’une vigie que j’avais reconnue en 1765 par quarante-huit degrés trente-quatre minutes de latitude australe, à six ou sept lieues de la côte. Je l’aperçus le matin dans le même moment que la terre, et, ayant eu hauteur à midi par un très beau temps, j’en ai pu déterminer la latitude avec précision. Nous rangeâmes à un quart de lieue cette bâture, que celui qui en eut la première connaissance avait d’abord prise pour un souffleur.

Le 1er et le 2 décembre, les vents furent favorables de la partie du nord au nord-nord-est, très frais, la mer grosse et le temps brumeux ; nous forcions de voiles pendant le jour, et nous passions la nuit sous la misaine et les huniers les bas ris pris. Nous vîmes pendant tout ce temps des damiers, des quebrantanuessos, et, ce qui est de mauvais augure dans toutes les mers du globe, des alcyons qui disparaissent quand la mer est belle et le ciel serein. Nous vîmes aussi des loups marins, des pingouins, et une grande quantité de baleines. Quelques-uns de ces monstrueux animaux paraissaient avoir l’écaille couverte de ces vermiculaires blancs qui s’attachent à la carène des vieux vaisseaux qu’on laisse pourrir dans les ports. Le 30 novembre, deux oiseaux blancs semblables à de gros pigeons étaient venus se poser sur nos vergues. J’avais déjà vu un volier de ces animaux traverser la baie des Malouines.

Nous reconnûmes le cap des Vierges le 2 décembre après-midi, et nous le relevâmes au sud, environ à sept lieues de distance.

Pour déterminer la position de ce cap, nous nous servîmes de l’octant anglais. La manière de déterminer les longitudes à la mer par le moyen des distances de la lune au soleil ou aux étoiles zodiacales, est connue depuis plusieurs années. MM. de la Caille et Daprés en ont fait particulièrement usage en mer, en se servant aussi de l’octant de M. Hadley ; mais comme le degré de justesse qu’on obtient par cette méthode dépend beaucoup de la précision de l’instrument avec lequel on observe, il s’ensuivait que l’héliomètre de M. Bouguer, rendu capable de mesurer de grands angles, serait très propre à perfectionner ces observations de distances. M. l’abbé de la Caille y avait vraisemblablement songé, puisqu’il en a fait construire un qui mesure des arcs de six à sept degrés ; et si dans ses ouvrages il ne parle point de cet instrument comme propre à observer à la mer, c’est qu’il prévoyait beaucoup de difficultés à s’en servir sur un vaisseau.

M. Verron apporta avec lui à bord un instrument nommé mégamètre, qu’il avait déjà employé dans d’autres voyages faits avec M. de Charnières, et dont il s’est servi dans celui-ci. Cet instrument nous a paru ne différer de l’héliomètre de M. Bouguer, qu’en ce que la vis qui fait mouvoir les objectifs étant plus longue, elle leur procure un plus grand écartement, et rend par là cet instrument capable de mesurer des angles de dix degrés, limite du mégamètre que M. Verron avait à bord.

Depuis le 2 après-midi, que nous eûmes la connaissance du cap des Vierges et bientôt après celle de la terre de Feu, le vent de bout et le gros temps nous contrarièrent plusieurs jours de suite. Nous louvoyâmes d’abord jusqu’au 3 à six heures du soir, et alors les vents ayant donné nous permirent de nous porter sur l’entrée du détroit de Magellan. Ce ne fut pas pour longtemps : à sept heures et demie le vent calma tout à fait et les côtes s’embrumèrent ; il rafraîchit à dix heures et nous passâmes la nuit à louvoyer. Le 4, à trois heures du matin, nous courûmes vers la terre avec un bon frais de nord ; mais, le temps chargé de brume et de pluie nous en dérobant bientôt la vue, il fallut reprendre la bordée du large. À cinq heures du matin, dans une éclaircie, nous aperçûmes le cap des Vierges et nous arrivâmes pour donner dans le détroit ; presque aussitôt les vents sautèrent au sud-ouest, d’où ils ne tardèrent pas à souffler avec furie ; la brume s’épaissit, et nous fûmes forcés de mettre à la cape sur les deux bords entre les terres de Feu et le continent.

Notre misaine ayant été déchirée le 4 après-midi, et la sonde presque au même moment ne nous ayant donné que vingt brasses, la crainte de la bâture qui s’étend dans le sud-sud-est du cap des Vierges, me fit prendre le parti d’arriver à sec de voiles, d’autant plus que cette manœuvre nous facilitait l’opération d’enverguer une autre misaine. Au reste, cette sonde qui me fit arriver n’était point à craindre : c’était celle du canal, je l’ai appris depuis en y sondant avec une parfaite vue de la terre. J’ajouterai, pour l’utilité de ceux qui louvoieraient ici par un temps obscur, que le fond de gravier annonce qu’on est plus près de la terre de Feu que du continent ; près de celui-ci on trouve du sable fin et quelquefois vaseux.

À cinq heures du soir, nous remîmes à la cape sous la grand-voile d’étai et le foc d’artimon ; à sept heures et demie du soir, le vent calma, le temps s’éclaircit, et nous fîmes de la voile, mais les bordées furent toutes désavantageuses et nous écartèrent de la côte. En effet, quoique la journée du 5 fût belle et le vent favorable, ce ne fut qu’à deux heures après-midi que nous vîmes la terre depuis le sud-quart-sud-ouest jusqu’au sud-ouest-quart-ouest environ à dix lieues. À quatre heures, nous reconnûmes le cap des Vierges, et nous fîmes route pour le ranger à la distance d’une lieue et demie à deux lieues. Il n’est pas prudent de le serrer davantage à cause d’un banc qui s’étend au large du cap à peu près à cette distance ; je crois même que nous avons passé sur la queue de ce banc ; car, comme nous sondions fréquemment, entre deux sondes, l’une de vingt-cinq, l’autre de dix-sept brasses, l’Étoile, qui était dans nos eaux, nous signala huit brasses ; le moment suivant elle augmenta de fond.

Le cap des Vierges est une terre unie d’une hauteur médiocre ; il est coupé à pic à son extrémité ; la vue qui en est donnée dans la relation du voyage de milord Anson est de la plus grande vérité. À neuf heures et demie du soir, nous avions amené à l’ouest la pointe septentrionale de l’entrée du détroit, sur laquelle est une chaîne de rochers qui s’étend à une lieue au large. Nous courûmes, les basses voiles carguées, sous le petit hunier, tous les ris dedans, jusqu’à onze heures du soir que le cap des Vierges nous restait au nord. Je voulais ainsi donner dedans le détroit à petites voiles, la nuit n’étant alors que de quatre heures et la distance du cap des Vierges au premier goulet étant de quatorze à quinze lieues ; mais comme il ventait grand frais et que le temps couvert menaçait d’orage, je me déterminai, non sans peine, à passer la nuit bord sur bord. Ce parti qu’un excès de prudence me fit prendre, nous coûta un temps bien précieux.

Le 6 au point du jour, je fis larguer les ris des huniers et courir à ouest-nord-ouest. Nous ne vîmes la terre qu’à quatre heures et demie, et il nous parut que les marées nous avaient entraînés dans le sud-sud-est. À cinq heures et demie, étant environ à deux lieues du continent, nous reconnûmes le cap de Possession dans l’ouest-quart-nord-ouest et ouest-nord-ouest. Ce nom sans doute lui est resté en mémoire de ce que le brave Sarmiento y a construit en 1580, pour la couronne d’Espagne, un fort qu’il nomma Nombre de Jésus, fort dont il ne reste aucune trace. Le cap est bien reconnaissable. C’est la première terre avancée depuis la pointe septentrionale de l’entrée du détroit ; il est plus sud que le reste de la côte, qui forme ensuite entre ce cap et le premier goulet un grand enfoncement nommé la baie de Possession ; nous avions aussi la vue des terres de Feu. Les vents, jusqu’alors assez favorables, reprirent bientôt leur tour ordinaire du ouest au nord-ouest, et nous courûmes les bordées les moins désavantageuses pour entrer dans le détroit, tâchant de nous rallier à la côte des Patagons et profitant du secours de la marée qui pour lors portait à l’ouest.

À midi nous observâmes la hauteur du soleil, et le relèvement pris au même moment me donna pour le cap des Vierges la même latitude, à une minute près, que celle que j’avais conclue de mon observation du 3 de ce mois. Nous profitâmes aussi de cette observation pour assurer la latitude du cap de Possession et celle du cap du Saint-Esprit à la terre de Feu, la première par cinquante-deux degrés vingt-cinq minutes, la seconde par cinquante-deux degrés quarante-quatre minutes.

Nous continuâmes à louvoyer sous les quatre voiles majeures toute la journée du 6 et la nuit suivante qui fut très claire, sondant souvent et ne nous éloignant jamais de plus de trois lieues de la côte du continent. Nous gagnions peu à ce triste exercice, les marées nous retirant ce qu’elles nous donnaient, et le 7 à midi nous étions encore sous le cap de Possession. Le cap d’Orange nous restait dans le sud-ouest environ à six lieues. Ce cap, remarquable par un mondrain assez élevé et coupé du côté de la mer, forme au sud l’entrée du premier goulet. Sa pointe est dangereuse par une bâture qui s’étend dans le nord-est du cap, au moins à trois lieues au large : j’ai vu fort distinctement la mer briser dessus. À une heure après-midi, le vent avait passé au nord-nord-ouest, et nous en profitâmes pour faire bonne route. À deux heures et demie, nous étions parvenus à l’entrée du goulet ; un autre obstacle nous y attendait : jamais, avec un bon frais de vent et toutes voiles dehors, nous ne pûmes refouler la marée. À quatre heures, elle filait près de deux lieues le long de notre bord, et nous reculions. En vain persistâmes-nous à vouloir lutter. Le vent fut moins constant que nous, et il fallut rétrograder. Il était à craindre de se trouver en calme dans le goulet, exposés aux courants des marées qui pouvaient nous jeter sur les bâtures des caps d’Orange et Entrana, qui en font l’entrée à l’est et à l’ouest.

Nous gouvernions au nord-quart-nord-est pour venir chercher un mouillage dans le fond de la baie de Possession, lorsque l’Étoile, qui était plus à terre que nous, ayant passé tout d’un coup de vingt brasses de fond à cinq, nous arrivâmes vent arrière le cap à l’est, pour nous écarter d’une bâture qui paraissait régner au fond et dans tout le circuit de la baie. Pendant quelque temps nous ne trouvâmes qu’un fond de rochers et de cailloux, et ce ne fut qu’à sept heures du soir qu’étant sur vingt brasses fond de sable vaseux et de graviers noirs et blancs, nous mouillâmes environ à deux lieues de terre. Le cap d’Orange nous restait au sud, le cap Entrana au sud-ouest, le plus haut mondrain du fond de la baie de Possession au nord-ouest trois degrés ouest, la pointe la plus orientale de la baie de Possession à l’est-nord-est.

La baie de Possession est ouverte à tous les vents et n’offre que de très mauvais mouillages. Dans le fond de cette baie s’élèvent cinq mondrains, dont un est assez considérable ; les quatre autres sont petits et aigus. Nous les avons nommés le père et les quatre fils Aymon ; ils servent de remarque essentielle dans cette partie du détroit. Pendant la nuit, on sonda aux divers changements de marée, sans trouver de différence sensible dans le brasseiage. À huit heures et demie du soir la marée reversa dans l’ouest, et dans l’est à trois heures du matin.

Le 8 au matin, nous appareillâmes sous les quatre voiles majeures, ayant deux ris dans chaque hunier ; la marée nous était contraire, mais nous la refoulions avec un bon frais de nord-ouest. À huit heures, les vents nous refusèrent et il fallut louvoyer, essuyant de temps à autre de violentes rafales. À dix heures, la marée ayant commencé à porter à l’ouest avec assez de force, nous mîmes en panne sous les huniers à l’entrée du premier goulet, nous laissant dériver au courant qui nous emportait dans le vent avec une vitesse d’environ une lieue et demie par heure, et virant de bord lorsque nous nous trouvions trop près de l’une ou de l’autre côte. Nous passâmes ainsi en deux heures le premier goulet, malgré le vent qui était directement debout et très violent.

Ce matin les Patagons, qui toute la nuit avaient entretenu des feux au fond de la baie de Possession, élevèrent un pavillon blanc sur une hauteur, et nous y répondîmes en hissant celui des vaisseaux. Ces Patagons étaient sans doute ceux que l’Étoile vit en juin 1766 dans la baie Boucault, comme nous l’avons rapporté plus haut, et le pavillon qu’ils élevaient était celui qui leur fut donné par M. Denys de Saint-Simon en signe d’alliance. Le soin qu’ils ont pris de le conserver annonce des hommes doux, fidèles à leur parole, ou du moins reconnaissants des présents qu’on leur a faits.

Nous aperçûmes aussi fort distinctement, lorsque nous fûmes dans le goulet, une vingtaine d’hommes sur la terre de Feu. Ils étaient couverts de peaux et couraient à toutes jambes le long de la côte en suivant notre route. Ils paraissaient même de temps en temps nous faire des signes avec la main, comme s’ils eussent désiré que nous allassions à eux. Selon le rapport des Espagnols, la nation qui habite cette partie des terres de Feu n’a rien des mœurs cruelles de la plupart des sauvages. Ils accueillirent avec beaucoup d’humanité l’équipage du vaisseau la Conception, qui se perdit sur leurs côtes en 1765. Ils aidèrent même à sauver une partie des marchandises de la cargaison, et à élever des hangars pour les mettre à l’abri. Les Espagnols y construisirent, des débris de leur navire, une barque dans laquelle ils se sont rendus à Buenos-Ayres. C’est à ces Indiens que le chambekin l’Andalous se disposait à amener des missionnaires lorsque nous sommes sortis de la rivière de la Plata. Au reste, des pains de cire, provenant de la cargaison de ce navire, ont été portés par les courants jusque sur les côtes des Malouines, où on les trouva en 1766.

On a vu qu’à midi nous étions sortis du premier goulet : pour lors nous fîmes de la voile. Le vent s’était rangé au sud, et la marée continuait à nous élever dans l’ouest. À trois heures, l’un et l’autre nous manquèrent, et nous mouillâmes dans la baie Boucault sur dix-huit brasses fond de vase. Tel était au compas le relèvement de notre mouillage : le gros noyau du cap Grégoire à l’ouest-quart-sud-ouest cinq degrés sud, la terre basse du cap Grégoire qui forme l’entrée du second goulet au sud-ouest, la pointe septentrionale de l’île Saint-Georges qui forme la côte méridionale de ce second goulet au sud-ouest-quart-sud.

Dès que nous fûmes mouillés, je fis remettre à la mer un de mes canots et un de l’Étoile. Nous nous y embarquâmes au nombre de dix officiers armés chacun de nos fusils, et nous allâmes descendre au fond de la baie, avec la précaution de faire tenir nos canots à flot et les équipages dedans. À peine avions-nous pied à terre, que nous vîmes venir à nous six Américains à cheval et au grand galop. Ils descendirent de cheval à cinquante pas, et sur le champ accoururent au-devant de nous en criant chaoua. En nous joignant ils tendaient les mains et les appuyaient contre les nôtres. Ils nous serraient ensuite entre leurs bras, répétant à tue-tête chaoua, chaoua, que nous répétions comme eux. Ces bonnes gens parurent très joyeux de notre arrivée. Deux des leurs, qui tremblaient en venant à nous, ne furent pas longtemps sans se rassurer. Après beaucoup de caresses réciproques, nous fîmes apporter de nos canots des galettes et un peu de pain frais, que nous leur distribuâmes et qu’ils mangèrent avec avidité. À chaque instant leur nombre augmentait ; bientôt il s’en ramassa une trentaine parmi lesquels il y avait quelques jeunes gens et un enfant de huit à dix ans. Tous vinrent à nous avec confiance et nous firent les mêmes caresses que les premiers. Ils ne paraissaient point étonnés de nous voir, et, imitant de la voix le bruit de nos fusils, ils nous faisaient entendre que ces armes leur était connues. Ils paraissaient attentifs à faire ce qui pouvait nous plaire. M. de Commerçon et quelques-uns de nos messieurs s’occupaient à ramasser des plantes ; plusieurs Patagons se mirent aussi à en chercher, et ils apportaient les espèces qu’ils nous voyaient prendre. L’un d’eux, apercevant le chevalier du Bouchage dans cette occupation, lui vint montrer un œil auquel il avait un mal fort apparent, et lui demander par signe de lui indiquer une plante qui le pût guérir. Ils ont donc une idée et un usage de cette médecine qui connaît les simples et les applique à la guérison des hommes. C’était celle de Macaon, le médecin des dieux, et on trouverait plusieurs Macaons chez les sauvages du Canada.

Nous échangeâmes quelques bagatelles précieuses à leurs yeux contre des peaux de guanaques et de vigognes. Ils nous demandèrent par signes du tabac à fumer, et le rouge semblait les charmer ; aussitôt qu’ils apercevaient sur nous quelque chose de cette couleur, ils venaient passer la main dessus et témoignaient en avoir grande envie. Au reste, à chaque chose qu’on leur donnait, à chaque caresse qu’on leur faisait, le chaoua recommençait, c’étaient des cris à étourdir. On s’avisa de leur faire boire de l’eau-de-vie, en ne leur en laissant prendre qu’une gorgée à chacun. Dès qu’ils l’avaient avalée, ils se frappaient avec la main sur la gorge et poussaient en soufflant un son tremblant et inarticulé, qu’ils terminaient par un roulement avec les lèvres. Tous firent la même cérémonie qui nous donna un spectacle, assez bizarre.


Habitants de la terre de Feu.

Cependant le soleil s’approchait de son couchant et il était temps de songer à retourner à bord. Dès qu’ils virent que nous nous y disposions, ils en parurent fâchés ; ils nous faisaient signe d’attendre et qu’il allait encore venir des leurs. Nous leur fîmes entendre que nous reviendrions le lendemain, et que nous leur apporterions ce qu’ils désiraient : il nous sembla qu’ils eussent mieux aimé que nous couchassions à terre. Lorsqu’ils virent que nous partions, ils nous accompagnèrent au bord de la mer ; un Patagon chantait pendant cette marche. Quelques-uns se mirent dans l’eau jusqu’aux genoux pour nous suivre plus longtemps. Arrivés à nos canots, il fallait avoir l’œil à tout. Ils saisissaient tout ce qui leur tombait sous la main. Un d’eux s’était emparé d’une faucille ; on s’en aperçut et il la rendit sans résistance. Avant que de nous éloigner, nous vîmes encore grossir leur troupe par d’autres qui arrivaient incessamment à toute bride. Nous ne manquâmes pas en nous séparant d’entonner un chaoua dont toute la côte retentit.

Ces Américains sont les mêmes que ceux vus par l’Étoile en 1766. Un de nos matelots, qui était alors sur cette flûte, en a reconnu un qu’il avait vu dans le premier voyage. Ces hommes sont d’une belle taille ; parmi ceux que nous avons vus, aucun n’était au dessous de cinq pieds cinq à six pouces, ni au-dessus de cinq pieds neuf à dix pouces ; les gens de l’Étoile en avaient vu dans le précédent voyage, plusieurs de six pieds. Ce qui m’a paru être gigantesque en eux, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres. Ils sont robustes et bien nourris, leurs nerfs sont tendus, leur chair est ferme et soutenue ; c’est l’homme qui, livré à la nature et à un aliment plein de sucs, a pris tout l’accroissement dont il est susceptible ; leur figure n’est ni dure ni désagréable, plusieurs l’ont jolie ; leur visage est rond et un peu plat ; leurs yeux sont vifs ; leurs dents extrêmement blanches n’auraient pour Paris que le défaut d’être larges ; ils portent de longs cheveux noirs attachés sur le sommet de la tête. J’en ai vu qui avaient sous le nez des moustaches plus longues que fournies. Leur couleur est bronzée comme l’est sans exception celle de tous les Américains, tant de ceux qui habitent la zone torride, que de ceux qui y naissent dans les zones tempérées et glaciales. Quelques-uns avaient les joues peintes en rouge ; il nous a paru que leur langue était douce, et rien n’annonce en eux un caractère féroce. Nous n’avons point vu leurs femmes ; peut-être allaient-elles venir, car ils voulaient toujours que nous attendissions, et ils avaient fait partir un des leurs du côté d’un grand feu, auprès duquel paraissait être leur camp, à une lieue de l’endroit où nous étions, nous montrant qu’il en allait arriver quelqu’un.

L’habillement de ces Patagons est le même à peu près que celui des Indiens de la rivière de la Plata ; c’est un simple bragué de cuir qui leur sert de ceinture, et un grand manteau de peaux de guanaques ou de fourillos attaché autour du corps ; il descend jusqu’aux talons, et ils laissent communément retomber en arrière la partie faite pour couvrir les épaules ; de sorte que, malgré la rigueur du climat, ils sont presque toujours nus de la ceinture en haut. L’habitude les a sans doute rendus insensibles au froid, car, quoique nous fussions ici en été, le thermomètre de Réaumur n’y avait encore monté qu’un seul jour à dix degrés au-dessus de la congélation. Ils ont des espèces de bottines de cuir de cheval ouvertes par derrière, et deux ou trois avaient autour du jarret un cercle de cuivre d’environ deux pouces de largeur. Quelques-uns de nos messieurs ont aussi remarqué que deux des plus jeunes avaient de ces grains de rassade dont on fait des colliers.

Les seules armes que nous leur ayons vues, sont deux cailloux ronds attachés aux deux bouts d’un boyau cordonné, semblables à ceux dont on se sert dans toute cette partie de l’Amérique, et que nous avons décrits plus haut. Ils avaient aussi de petits couteaux de fer, dont la lame était épaisse d’un pouce et demi à deux pouces. Ces couteaux, de fabrique anglaise, leur avaient vraisemblablement été donnés par M. Byron. Leurs chevaux, petits et fort maigres, étaient sellés et bridés à la manière des habitants de la rivière de la Plata. Un Patagon avait à sa selle des clous dorés, des étriers de bois recouverts d’une lame de cuivre, une bride en cuir tressé, enfin tout un harnais espagnol. Leur nourriture principale paraît être la moelle et la chair de guanaques et de vigognes. Plusieurs en avaient des quartiers attachés sur leurs chevaux, et nous leur en avons vu manger des morceaux crus. Ils avaient aussi avec eux des chiens petits et vilains, lesquels, ainsi que leurs chevaux, boivent de l’eau de mer, l’eau douce étant fort rare sur cette côte et même sur le terrain.

Aucun d’eux ne paraissait avoir de supériorité sur les autres ; ils ne témoignaient même aucune espèce de déférence pour deux ou trois vieillards qui étaient dans cette bande. Il est très remarquable que plusieurs nous ont dit les mots espagnols suivants : mânana, muchacho, bueno chico, capitan. Je crois que cette nation mène la même vie que les Tartares. Errant dans les plaines immenses de l’Amérique méridionale, sans cesse à cheval, hommes, femmes et enfants, suivant le gibier ou les bestiaux dont ces plaines sont couvertes, se vêtissant et se cabanant avec des peaux, ils ont encore vraisemblablement avec les Tartares cette ressemblance, qu’ils vont piller les caravanes des voyageurs. Je terminerai cet article en disant que nous avons depuis trouvé dans la mer Pacifique une nation d’une taille plus élevée que ne l’est celle des Patagons.

Le terrain où nous débarquâmes est fort sec, et, à cela près, il ressemble beaucoup à celui des îles Malouines. Les botanistes y ont retrouvé presque toutes les mêmes plantes. Le bord de la mer était environné des mêmes goémons et couvert des mêmes coquilles. Il n’y a point de bois, mais seulement quelques broussailles. Lorsque nous avions mouillé dans la baie Boucault, la marée allait commencer à nous être contraire, et pendant le temps que nous passâmes à terre, nous remarquâmes qu’elle y montait ; donc le flot portait à l’est. C’est une remarque que nous eûmes plusieurs fois occasion de faire avec certitude dans ce voyage, et qui m’avait déjà frappé dans le premier que j’y fis. À neuf heures et demie du soir le jusant reversa dans l’ouest. Nous sondâmes à mer étale et nous trouvâmes vingt-et-une brasses d’eau ; nous n’en avions eu que dix-huit en mouillant.

Le 9 à quatre heures et demie du matin, les vents étant au nord-ouest, nous appareillâmes toutes voiles dehors contre la marée, gouvernant au sud-ouest-quart-ouest ; nous ne pûmes faire qu’une lieue, les vents ayant passé au sud-ouest grand frais ; nous laissâmes retomber l’ancre par dix-neuf brasses, sable, vase et coquilles pourries. Je ne donne point le relèvement de ce second mouillage dans la baie Boucault, parce que tous les mouillages y sont également bons. Le mauvais temps continua toute cette journée et la suivante. Le peu de chemin que nous avions fait nous avait écartés de la côte, et dans ces deux jours il n’y eut pas un instant où on eût pu mettre un bateau dehors. Les Patagons en étaient sans doute aussi fâchés que nous. On voyait la troupe rassemblée à l’endroit où nous avions débarqué, et nous crûmes distinguer, avec les longues vues, qu’ils y avaient élevé quelques huttes. Cependant, je crois que le quartier général était plus éloigné, car il allait et venait continuellement des gens à cheval. Nous regrettâmes fort de ne pouvoir pas leur porter ce que nous leur avions promis ; on les contentait à bien peu de frais.

Les variations de la marée ne nous donnèrent ici qu’une brasse d’eau de différence. Le 10, par une observation de distance de la lune à Régulus, M. Verron déduisit notre longitude occidentale à ce mouillage de soixante-treize degrés vingt-six minutes quinze secondes, et celle de l’entrée orientale du second goulet de soixante-treize degrés trente-quatre minutes trente secondes. Le thermomètre de Réaumur baissa de neuf à huit et à sept degrés.

Le 11, à minuit et demi, le vent ayant passé au nord-est, et le courant portant à l’ouest depuis une heure, je signalai l’appareillage. Nous fîmes de vains efforts pour lever notre ancre, ayant même établi sur le câble nos poulies de franc funin. À deux heures du matin, le câble rompit entre la bitte et l’écubier, et nous perdîmes ainsi notre ancre. Nous appareillâmes sous toutes voiles et ne tardâmes pas à ressentir la marée ennemie, contre laquelle un faible vent de nord-ouest suffisait à peine pour nous soutenir, quoique le courant ne soit pas à beaucoup près aussi fort dans le second goulet que dans le premier. À midi, le jusant vint à notre secours et nous passâmes le second goulet, les vents ayant varié jusqu’à trois heures après-midi qu’ils soufflèrent grand frais du sud-sud-ouest au sud-sud-est avec de la pluie et des grains violents. En deux bords, nous parvînmes au mouillage dans le nord de l’île Sainte-Élisabeth, où nous ancrâmes à deux milles de terre par sept brasses, fond de sable gris, gravier et coquillages pourris. L’Étoile, qui mouilla un quart de lieue plus dans le sud-est de nous, y avait dix-sept brasses d’eau.

Le vent contraire, accompagné de grains violents, de pluie et de grêle, nous força de passer ici le 11 et le 12. Ce dernier jour après-midi, nous mîmes un canot dehors pour aller sur l’île Sainte-Élisabeth. Nous débarquâmes dans la partie du nord-est de l’île. Ses côtes sont élevées et à pic, excepté à la pointe du sud-ouest et à celle du sud-est, où les terres s’abaissent. On peut cependant aborder partout, attendu que sous les terres coupées il règne une petite plage. Le terrain de l’île est fort sec ; nous n’y trouvâmes d’autre eau que celle d’un petit étang dans la partie du sud-ouest, et elle y était saumâtre. Nous vîmes aussi plusieurs marais asséchés, où la terre est en quelques endroits couverte d’une légère croûte de sel. Nous rencontrâmes des outardes, mais en petit nombre et si farouches, que l’on ne put jamais les approcher assez pour les tirer ; elles étaient cependant sur leurs œufs. Il paraît que les sauvages viennent dans cette île. Nous y avons trouvé un chien mort, des traces de feu et les débris de plusieurs repas de coquillages. Il n’y a point de bois, et on ne peut y faire du feu qu’avec une espèce de petite bruyère. Déjà même nous en avions ramassé, craignant d’être obligés de passer la nuit sur cette île où le mauvais temps nous retint jusqu’à neuf heures du soir ; nous n’y eussions pas été mieux couchés que nourris. Le thermomètre, pendant les deux jours que nous passâmes ici, fut à huit et demi, à sept et demi et à sept degrés.