Voyage de Bougainville autour du monde/II/I

CHAPITRE PREMIER.

Direction de la route en sortant du détroit. — Rencontre des premières îles. — Observation sur une de ces îles. — Archipel dangereux. — Archipel de Bourbon. — Vue de Taïti. — Trafic avec les insulaires. — Mouillage à Taïti.


Depuis notre entrée dans la mer occidentale, après quelques jours de vents variables du sud-ouest au nord-ouest par l’ouest, nous eûmes promptement les vents de sud et de sud-sud-est. Je ne m’étais pas attendu à les trouver si tôt ; les vents d’ouest conduisent ordinairement jusque par les trente degrés, et j’avais résolu d’aller à l’île Juan Fernandès, pour tâcher d’y faire de bonnes observations astronomiques. Je voulais ainsi établir un point de départ assuré pour traverser cet Océan immense, dont l’étendue est marquée différemment par les différents navigateurs. La rencontre accélérée des vents de sud et de sud-est me fit renoncer à cette relâche, laquelle eût allongé mon chemin.

Lorsque nous fûmes dans la mer Pacifique, je convins avec le commandant de l’Étoile, qu’afin de découvrir un plus grand espace de mers, il s’éloignerait de moi dans le sud tous les matins à la distance que le temps permettrait sans nous perdre de vue, que le soir nous nous rallierions, et qu’alors il se tiendrait dans nos eaux environ à une demi-lieue. Par ce moyen, si la Boudeuse eût rencontré la nuit quelque danger subit, l’Étoile était dans le cas de manœuvrer pour nous donner les secours que les circonstances auraient comportés. Cet ordre de marche a été suivi pendant tout le voyage.

Le 30 janvier, un matelot tomba à la mer ; nos efforts lui furent inutiles, et jamais nous ne pûmes le sauver : il ventait grand frais, et la mer était très grosse.

Je dirigeai ma route pour reconnaître la terre que David, flibustier anglais, vit en 1686, sur le parallèle de vingt-sept à vingt-huit degrés sud, et qu’en 1722 Roggewin, Hollandais, chercha vainement. J’en continuai la recherche jusqu’au 17 février[1]. Je ne voulus point poursuivre la recherche de l’île de Pâques, sa latitude n’étant point marquée d’une façon positive. Toutefois, dans la journée du 14, étant par vingt-sept degrés sept minutes de latitude observée et par cent quatre degrés douze minutes de longitude occidentale estimée, nous vîmes deux oiseaux assez semblables à des équerrets, espèce qui ne s’éloigne pas ordinairement à plus de soixante ou quatre-vingts lieues de terre ; nous vîmes aussi un paquet de ces herbes vertes qui s’attachent à la carène des navires, et ces rencontres me firent continuer la même route jusqu’au 17.

Depuis le 23 février jusqu’au 3 mars, nous eûmes, avec des calmes et de la pluie, des vents d’ouest constamment variables du sud-ouest au nord-ouest ; chaque jour, un peu avant ou après midi, nous avions à essuyer des grains accompagnés de tonnerre. D’où nous venait cette étrange nuaison sous le Tropique et dans cet Océan renommé, plus que toutes les autres mers, par l’uniformité et la fraîcheur des vents alisés de l’est au sud-est que l’on dit y régner toute l’année ? Nous serons plus d’une fois dans le cas de faire la même question.

Le thermomètre, jusqu’à ce que nous fussions sous le parallèle de quarante-cinq degrés, varia de cinq à huit degrés au-dessus de la congélation ; il monta ensuite successivement, et lorsque nous courûmes sur les parallèles de vingt-sept à vingt-quatre, il variait de dix-sept à dix-neuf degrés.

Il y eut sur la frégate, dès que nous fûmes sortis du détroit, des maux de gorge presque épidémiques. Comme on les attribuait aux eaux neigeuses du détroit, je fis mettre tous les jours dans le charnier une pinte de vinaigre et des boulets rouges. Heureusement ces maux de gorge cédèrent aux plus simples remèdes, et, à la fin de février, aucun homme n’était encore sur les cadres. Nous avions seulement quatre matelots tachés du scorbut. On eut dans ce temps une pêche abondante de bonites et de grandes oreilles ; pendant huit ou dix jours, on en prit assez pour donner un repas aux deux équipages.

Nous courûmes, pendant le mois de mars, le parallèle des premières terres et îles qui sont marquées sur la carte de M. Bellin sous le nom d’îles de Quiros. Le 21, nous prîmes un thon, dans l’estomac duquel on trouva, non encore digérés, quelques petits poissons dont les espèces ne s’éloignent jamais des côtes. C’était un indice du voisinage de quelques terres. Effectivement le 22, à six heures du matin, on eut en même temps connaissance de quatre îlots dans le sud-sud-est cinq degrés est et d’une petite île qui nous restait à quatre lieues dans l’ouest. Je nommai les quatre îlots les quatre Facardins ; et comme ils étaient trop au vent, je fis courir sur la petite île qui était devant nous. À mesure que nous l’approchâmes, nous découvrîmes qu’elle est bordée d’une plage de sable très unie, et que tout l’intérieur est couvert de bois touffus, au-dessus desquels s’élèvent les tiges fécondes des cocotiers. La mer brisait assez au large au nord et au sud, et une grosse lame qui battait toute la côte de l’est nous défendait l’accès de l’île dans cette partie. Cependant la verdure charmait nos yeux et les cocotiers nous offraient partout leurs fruits et leur ombre sur un gazon émaillé de fleurs ; des milliers d’oiseaux voltigeaient autour du rivage et semblaient annoncer une côte poissonneuse ; on soupirait après la descente. Nous crûmes qu’elle serait plus facile dans la partie occidentale, et nous suivîmes la côte à la distance d’environ deux milles. Partout nous vîmes la mer briser avec la même force, sans une seule anse, sans la moindre crique qui pût servir d’abri et rompre la lame. Perdant ainsi toute espérance de pouvoir y débarquer, à moins d’un risque évident de briser les bateaux, nous remettions le cap en route, lorsqu’on cria qu’on voyait deux ou trois hommes accourir au bord de la mer. Nous n’eussions jamais pensé qu’une île aussi petite pût être habitée, et ma première idée fut que sans doute quelques Européens y avaient fait naufrage. J’ordonnai aussitôt de mettre en panne, déterminé à tenter tout pour les sauver. Ces hommes étaient rentrés dans le bois ; bientôt après ils en sortirent au nombre de quinze ou vingt et s’avancèrent à grands pas ; ils étaient nus et portaient de fort longues piques qu’ils vinrent agiter vis-à-vis les vaisseaux avec des démonstrations de menaces ; après cette parade ils se retirèrent sous les arbres, où on distingua des cabanes avec les longues vues. Ces hommes nous parurent fort grands et d’une couleur bronzée. J’ai nommé l’île qu’ils habitent l’île des Lanciers. Étant à moins d’une lieue dans le nord-est de cette île, je fis signal à l’Étoile de sonder ; elle fila deux cents brasses de ligne sans trouver de fond.

Depuis ce jour, nous diminuâmes de voiles dans la nuit, craignant de rencontrer tout d’un coup quelques-unes de ces terres basses dont les approches sont si dangereuses. Nous fûmes obligés de rester en travers une partie de la nuit du 22 au 23, le temps s’étant mis à l’orage avec grand vent, de la pluie et du tonnerre. Au point du jour, nous vîmes une terre qui s’étendait par rapport à nous depuis le nord-est-quart-nord jusqu’au nord-nord-ouest. Nous courûmes dessus, et à huit heures nous étions environ à trois lieues de sa pointe orientale. Alors, quoiqu’il régnât une espèce de brume, nous aperçûmes des brisants le long de cette côte qui paraissait très basse et couverte d’arbres. Nous revirâmes donc au large, en attendant qu’un ciel plus clair nous permît de nous rapprocher de la terre avec moins de risque ; c’est ce que nous pûmes faire vers les dix heures. Parvenus à une lieue de l’île, nous la prolongeâmes, cherchant à découvrir un endroit propice au débarquement ; nous n’avions pas de fond avec une ligne de cent vingt brasses. Une barre sur laquelle la mer brisait avec furie bordait toute la côte, et bientôt nous reconnûmes que cette île n’était formée que par deux langues de terre fort étroites qui se rejoignent dans la partie du nord-ouest, et qui laissent une ouverture au sud-est entre leur pointe. Le milieu de cette île est ainsi occupé par la mer dans toute sa longueur, qui est dix à douze lieues sud-est et nord-ouest ; en sorte que la terre présente une espèce de fer à cheval très allongé dont l’ouverture est au sud-est.

Les deux langues de terre ont si peu de largeur que nous apercevions la mer au-delà de celle du nord. Elles ne paraissaient être composées que par des dunes de sable entrecoupées de terrains bas dénués d’arbres et de verdure. Les dunes plus élevées sont couvertes de cocotiers et d’autres arbres plus petits et très touffus. Nous aperçûmes après midi des pirogues qui naviguaient dans l’espèce de lac que cette île embrasse, les unes à la voile, les autres avec des pagaies. Les sauvages qui les conduisaient étaient nus. Le soir nous vîmes un assez grand nombre d’insulaires dispersés le long de la côte. Ils nous parurent avoir aussi à la main de ces longues lances dont nous menaçaient les habitants de la première île ; nous n’avions encore trouvé aucun lieu où nos canots pussent aborder. Partout la mer écumait avec une égale force. La nuit suspendit nos recherches ; nous la passâmes à louvoyer sous les huniers ; et n’ayant découvert le 24 au matin aucun lieu d’abordage, nous poursuivîmes notre route et renonçâmes à cette île inaccessible, que je nommai, à cause de sa forme, l’île de la Harpe. Au reste, cette terre si extraordinaire est-elle naissante ? est-elle en ruines ? Comment est-elle peuplée ? Ses habitants sont grands et bien proportionnés. J’admire leur courage, s’ils vivent sans inquiétude sur ces bandes de sable qu’un ouragan peut d’un moment à l’autre ensevelir dans les eaux. Il est vrai qu’ils ont des pirogues avec lesquelles ils peuvent se transplanter dans les îles voisines et que leur bagage est peu considérable.

Le même jour à cinq heures du soir, on aperçut une nouvelle terre à la distance de sept à huit lieues : l’incertitude de sa position, le temps inconstant par grains et orages et l’obscurité nous forcèrent à passer encore cette nuit à louvoyer. Le 25 au matin, nous pûmes accoster la terre, que nous reconnûmes être une île très basse, laquelle s’étendait du sud-est au nord-ouest, dans une étendue d’environ vingt-quatre milles. Jusqu’au 27, nous continuâmes à naviguer au milieu d’îles basses et en partie noyées, dont nous examinâmes encore quatre, toutes de la même nature, toutes inabordables, et qui ne méritaient pas que nous perdissions notre temps à les visiter. J’ai nommé l’Archipel dangereux cet amas d’îles dont nous avons vu onze, et qui sont probablement en plus grand nombre. La navigation est extrêmement périlleuse au milieu de ces terres basses, hérissées de brisants et semées d’écueils, ou il convient d’user, la nuit surtout, des plus grandes précautions.

Je me déterminai à faire reprendre du sud à la route, afin de sortir de ces parages dangereux. Effectivement, dès le 28, nous cessâmes de voir des terres. Quiros a le premier découvert en 1606 la partie méridionale de cette chaîne d’îles, qui s’étend sur l’ouest-nord-ouest et dans laquelle l’amiral Roggevin s’est trouvé engagé en 1722 vers le quinzième parallèle ; il la nomma le Labyrinthe.

Le thermomètre dans ce mois a été constamment de dix-neuf à vingt degrés, même entre les terres. À la fin du mois, nous avons eu cinq jours de vent d’ouest avec des grains et des orages qui se succédaient presque sans interruption. La pluie fut continuelle ; aussi le scorbut se déclara-t-il sur huit ou dix matelots. L’humidité est un des principes les plus actifs de cette maladie. On leur donnait tous les jours à chacun une pinte de limonade faite avec la poudre de faciot, et nous avons eu dans ce voyage les plus grandes obligations à cette poudre. J’avais aussi commencé le 3 mars à me servir de la cucurbite de M. Poissonnier, et nous avons continué jusqu’à la Nouvelle Bretagne à employer l’eau ainsi dessalée pour la soupe, la cuisson de la viande et celle des légumes. Le supplément d’eau qu’elle nous procurait nous a été de la plus grande ressource dans cette longue traversée. On allumait le feu à cinq heures du soir et on l’éteignait à cinq ou six heures du matin, et chaque nuit nous faisions plus d’une barrique d’eau. Au reste, pour ménager l’eau douce, nous avons toujours pétri le pain avec de l’eau salée.

Le 2 avril, à dix heures du matin, nous aperçûmes dans le nord-nord-est une montagne haute et fort escarpée qui nous parut isolée ; je la nommai le Boudoir ou le pic de la Boudeuse. Nous courions au nord pour la reconnaître, lorsque nous eûmes la vue d’une autre terre dans l’ouest-quart-nord-ouest, dont la côte non moins élevée offrait à nos yeux une étendue indéterminée. Nous avions le plus urgent besoin d’une relâche qui nous procurât du bois et des rafraîchissements, et on se flattait de les trouver sur cette terre. Il fit presque calme tout le jour. La brise se leva le soir, et nous courûmes sur la terre jusqu’à deux heures du matin que nous remîmes pendant trois heures le bord au large. Le soleil se leva enveloppé de nuages et de brume, et ce ne fut qu’à neuf heures du matin que nous revîmes la terre dont la pointe méridionale nous restait à ouest-quart-nord-ouest ; on n’apercevait plus le pic de la Boudeuse que du haut des mâts. Les vents soufflaient du nord au nord-nord-est, et nous tînmes le plus près pour atterrer au vent de l’île. En approchant, nous aperçûmes au-delà de sa pointe du nord une autre terre éloignée, plus septentrionale encore, sans que nous pussions alors distinguer si elle tenait à la première île ou si elle en formait une seconde.

Pendant la nuit du 3 au 4, nous louvoyâmes pour nous élever dans le nord. Des feux, que nous vîmes avec joie briller de toutes parts sur la côte, nous apprirent qu’elle était habitée. Le 4, au lever de l’aurore, nous reconnûmes que les deux terres, qui, la veille, nous avaient paru séparées, étaient unies ensemble par une terre plus basse qui se courbait en arc et formait une baie ouverte au nord-est. Nous courions à pleines voiles vers la terre, présentant au vent de cette baie, lorsque nous aperçûmes une pirogue qui venait du large et voguait vers la côte, se servant de sa voile et de ses pagaies. Elle nous passa de l’avant et se joignit à une infinité d’autres qui, de toutes les parties de l’île, accouraient au-devant de nous. L’une d’elles précédait les autres ; elle était conduite par douze hommes nus qui nous présentèrent des branches de bananiers, et leurs démonstrations attestaient que c’était là le rameau d’olivier. Nous leur répondîmes par tous les signes d’amitié dont nous pûmes nous aviser ; alors ils accostèrent le navire, et l’un d’eux, remarquable par son énorme chevelure hérissée en rayons, nous offrit avec son rameau de paix un petit cochon et un régime de bananes. Nous acceptâmes son présent, qu’il attacha à une corde qu’on lui jeta ; nous lui donnâmes des bonnets et des mouchoirs, et ces premiers présents furent le gage ne notre alliance avec ce peuple.


Montagnes à Taïti.


Bientôt plus de cent pirogues de grandeurs différentes, et toutes à balancier, environnèrent les deux vaisseaux. Elles étaient chargées de cocos, de bananes et d’autres fruits du pays. L’échange de ces fruits délicieux pour nous contre toutes sortes de bagatelles se fit avec bonne foi, mais sans qu’aucun des insulaires voulût monter à bord. Il fallait entrer dans leurs pirogues ou montrer de loin les objets d’échange ; lorsqu’on était d’accord, on leur envoyait au bout d’une corde un panier ou un filet ; ils y mettaient leurs effets, et nous les nôtres, donnant ou recevant indifféremment avant que d’avoir donné ou reçu, avec une bonne foi qui nous fit bien augurer de leur caractère. D’ailleurs nous ne vîmes aucune espèce d’armes dans leurs pirogues, où il n’y avait point de femmes à cette première entrevue. Les pirogues restèrent le long des navires jusqu’à ce que les approches de la nuit nous firent revirer au large ; toutes alors se retirèrent.


Taïti.

Nous tâchâmes dans la nuit de nous élever au nord, ne nous écartant jamais de la terre de plus de trois lieues. Tout le rivage fut jusqu’à près de minuit, ainsi qu’il l’avait été la nuit précédente, garni de petits feux à peu de distance les uns des autres : on eût dit que c’était une illumination faite à dessein, et nous l’accompagnâmes de plusieurs fusées tirées des deux vaisseaux.

La journée du 5 se passa à louvoyer, afin de gagner au vent de l’île, et à faire sonder par les bateaux pour trouver un mouillage. L’aspect de cette côte élevée en amphithéâtre nous offrait le plus riant spectacle. Quoique les montagnes y soient d’une grande hauteur, le rocher n’y montre nulle part son aride nudité ; tout y est couvert de bois. À peine en crûmes-nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes un pic chargé d’arbres jusqu’à sa cime isolée, qui s’élevait au niveau des montagnes dans l’intérieur de la partie méridionale de l’île. Il ne paraissait pas avoir plus de trente toises de diamètre, et il diminuait de grosseur en montant ; on l’eût pris de loin pour une pyramide d’une hauteur immense que la main d’un décorateur habile aurait parée de guirlandes de feuillage. Les terrains moins élevés sont entrecoupés de prairies et de bosquets, et, dans toute l’étendue de la côte, il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut, une lisière de terre basse et unie, couverte de plantations. C’est là qu’au milieu des bananiers, des cocotiers et d’autres arbres chargés de fruits, nous apercevions les maisons des insulaires.

Comme nous prolongions la côte, nos yeux furent frappés de la vue d’une belle cascade qui s’élançait du haut des montagnes et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un village était bâti au pied et la côte y paraissait sans brisants. Nous désirions tous de pouvoir mouiller à portée de ce beau lieu ; sans cesse on sondait des navires et nos bateaux sondaient jusqu’à terre : on ne trouva dans cette partie qu’un platier de roches et il fallut se résoudre à chercher ailleurs un mouillage.

Les pirogues étaient revenues au navire dès le lever du soleil et toute la journée on fit des échanges. Il s’ouvrit même de nouvelles branches de commerce : outre les fruits de l’espèce de ceux apportes la veille et quelques autres rafraîchissements, tels que poules et pigeons, les insulaires apportèrent avec eux toutes sortes d’instruments pour la pêche, des herminettes de pierre, des étoffes singulières, des coquilles, etc. Ils demandaient en échange du fer et des pendants d’oreilles. Les trocs se firent, comme la veille, avec loyauté. À bord de l’Étoile, il monta un insulaire qui y passa la nuit sans témoigner aucune inquiétude.

Nous l’employâmes encore à louvoyer, et, le 6 au matin nous étions parvenus à l’extrémité septentrionale de l’île. Une seconde s’offrit à nous, mais la vue de plusieurs brisants qui paraissaient défendre le passage entre les deux îles, me détermina à revenir sur mes pas chercher un mouillage dans la première baie que nous avions vue le jour de notre atterrage. Nos canots, qui sondaient en avant et en terre de nous, trouvèrent la côte du nord de la baie bordée partout, à un quart de lieue du rivage, d’un récif qui découvre à basse mer. Cependant, à une lieue de la pointe du nord, ils reconnurent dans le récif une coupure large de deux encâblures au plus, dans laquelle il y avait trente à trente-cinq brasses d’eau, et en dedans une rade assez vaste où le fond variait depuis neuf jusqu’à trente brasses. Cette rade était bornée au sud par un récif qui, partant de terre, allait se joindre à celui qui bordait la côte. Nos canots avaient sondé partout sur un fond de sable, et ils avaient reconnu plusieurs petites rivières commodes pour faire de l’eau. Sur le récif du côté du nord il y a trois îlots.

Ce rapport me décida à mouiller dans cette rade, et sur-le-champ nous fîmes route pour y entrer. Nous rangeâmes la pointe du récif de stribord en entrant, et dès que nous fûmes en dedans, nous mouillâmes notre première ancre sur trente-quatre brasses, fond de sable gris, coquillages et gravier, et nous étendîmes aussitôt une ancre à jet dans le nord-ouest pour y mouiller notre ancre d’affourche. L’Étoile passa au vent à nous et mouilla dans le nord à une encâblure. Dès que nous fûmes affourchés, nous amenâmes basses vergues et mâts de hune.

À mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié.


  1. Il n’est pas surprenant que nous n’ayons pas rencontré cette terre, quoique nous l’ayons cherchée dans sa véritable latitude. Il s’en faut environ de dix degrés qu’elle ne soit placée exactement en longitude sur nos cartes. Les Espagnols ont envoyé du Chili, il y a deux ans, à la recherche de cette île et ils l’ont trouvée. Ils la placent entre le vingt-septième et vingt-huitième degré de latitude australe, et environ par cent treize degrés de longitude occidentale du méridien de Paris.