Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXX

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LE CANIF

Vous remarquerez que dans ma boîte à plumes il existe un second instrument tranchant, ayant à peu près la forme, quant au manche, de celui qui a fait l'objet du chapitre précédent. Le second instrument dont j'ai à vous entretenir a la lame beaucoup plus allongée que le grattoir, mais elle est, en revanche, excessivement étroite. Cet instrument coupe... mieux qu'un rasoir. - Or, quel est-il ? - Patience! ne serait-ce pas celui dont se servent les hommes mariés pour donner des coups de canif dans... - Lecteur, je vous arrête. Ne parlons pas mal des gens mariés, je vous prie ; et puisque vous avez su trouver le nom de l'instrument dont je me sers pour tailler mes crayons, ne nous occupons que de son utilité sans vouloir approfondir les mystères du ménage.

Autrefois, le canif ne servait pas qu'à la taille des crayons ; il était l'arme, indispensable du bureaucrate. On faisait exclusivement usage des plumes d'oies, et leur bec demandait à être taillé, puis coupé, recoupé et surcoupé. Le temps se passait de la sorte fort agréablement, et il suffisait de dire : ma plume n'est pas bonne, pour que le chef le plus sévère comprît qu'il fallait bien accorder à l'employé le droit de tailler sa plume. Il y a différents genres d'écriture, et il y avait différentes manières d'allonger ou de raccourcir le bec d'une plume. Tout cela était compris par un chef indulgent qui écoutait les raisons excellentes qui lui donnait le commis placé sous ses ordres. Mais aujourd'hui la chose a bien changé. On fait usage de plumes métalliques. Elles sont toutes taillées et leur dureté ne permet pas que l'on folâtre avec le canif. Le pauvre instrument serait banni des bureaux si les crayons n'existaient pas. On remarquera aussi que la mine des crayons est trompeuse. Elle s'échappe parfois du bois qui la contient. C'est avec ménagement que l'on doit procéder à la taille du crayon dont le chef de bureau ne fait pas le cadeau journalier. Il faut faire durer son crayon longtemps en évitant de la tailler trop souvent. - A quoi donc maintenant employer le canif qui est tout honteux de l'oisiveté à laquelle on le condamne ? - La chose est bien simple. On imite les écoliers. On conserve dans sa poche pendant l'été des noyaux de cerises ou d'abricots. On les met à jour à l'aide d'un canif, et l'on fait des petits paniers ou des étuis imitant la dentelle. L'automne fournit en outre des marrons d'Inde ; on peut encore employer son talent de sculpteur, toujours au moyen du canif, en représentant avec ces marrons des figures grotesques ou des charges ressemblantes que l'on vend à Susse, place de la Bourse, ou à la maison Giroux.
Comme vous le voyez, l'employé qui s'occupe à son bureau trouve infailliblement le moyen de mettre à son profit le temps, et d'user la lame du canif.


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