Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Ville de Moultaun


VILLE DE MOULTAUN.

Lambassade suivit la rive droite de l’Hyphasis et parcourut soixante-dix milles jusqu’à Moultaun. Cette ville est à environ une lieue de la rivière de Chenaub, autrefois l’Acesines. Ses environs sont parsemés de tombeaux à une grande distance.

Moultaun est célèbre par ses soieries ; les campagnes sont bien cultivées en froment et en navets. Nous passâmes dix-neuf jours campés dans le voisinage, retenus par la nécessité d’acheter ou de louer des chameaux et de changer nos dromadaires de l’Indoustan contre ceux du pays. Nous attendions aussi le mehmandar, officier du roi de Caboul, qui devoit nous conduire.

Le gouverneur nommé Serafrauz-Khan, ayant le titre de nabab, fut saisi d’une terreur panique à la nouvelle de notre arrivée, et il se comporta envers nous avec une défiance excessive. Il nous fit fermer les portes de la ville, et personne de nos gens ne put y entrer sans une permission expresse. Il doubla ses gardes, et nous sûmes de bonne part que l’on délibéra dans son conseil lequel étoit le plus probable, ou que nous voulions prendre la ville par surprise, ou que nous prétendions en exiger la cession. Cependant il vint me visiter le 15 décembre.

Une vaste tente fut dressée exprès pour le recevoir. Cette tente ouverte à une extrémité, étoit garnie de deux espèces de paravents en toile, formant une allée de soixante pieds de longueur. Le long de cette allée étoient des domestiques en livrée, et plus loin d’autres serviteurs. Les troupes formoient un cordon jusqu’à la tente.

M. Strachey alla au-devant du gouverneur ; celui-ci monté sur un cheval blanc, caparaçonné en or, étoit entouré de ses officiers, de ses favoris, et de ses porte-étendards ; son escorte consistoit en deux cents chevaux et trois mille hommes d’infanterie. On ne sauroit s’imaginer la confusion qu’occasionnoient la foule et la poussière. Le gouverneur salua M. Strachey à la manière persane ; ils s’acheminèrent ensemble vers la tente, et le désordre ne fit que s’accroître. Ici, on se battoit à coups de poing : là, les cavaliers passoient à travers les piétons. Le cheval de M. Strachey fut presque jeté à terre, et le secrétaire eut beaucoup de peine à reprendre l’équilibre. En approchant de la tente, le khan et sa suite se trompèrent de route, ils se précipitèrent sur la cavalerie avec tant d’impétuosité que celle-ci eut à peine le temps de faire volte-face pour les laisser passer. Les troupes en désordre se replièrent sur la tente ; les domestiques du khan prirent la fuite ; les paravents furent arrachés et foulés aux pieds ; les cordes même de la tente rompirent, et la toile faillit nous tomber sur la tête. L’intérieur fut en un instant rempli de monde et dans une complète obscurité. Le gouverneur et dix personnes de sa suite s’assirent, les autres restèrent sous les armes : cette visite fut de peu de durée ; ce gouverneur ne savoit que réciter sonrosaire avec ferveur, et me dire avec précipitation : Vous êtes le bien venu ! vous êtes le bien venu ! Enfin il prétexta qu’il craignoit que je ne fusse incommodé par la foule, et il se retira.

Le même soir je lui rendis sa visite : je le trouvai sur une terrasse dans un de ses jardins. Ses courtisans très-nombreux ne ressembloient guère aux naturels de l’Inde, mais ils n’étoient pas aussi bien habillés que les Persans.