Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Arrivée sur les bords de l’Indus


ARRIVÉE
SUR LES BORDS DE L’INDUS.

Nous passâmes la rivière le 21 décembre, et bientôt nous aperçûmes les montagnes de l’Afghanistan ; le 31 nous nous trouvâmes sur les bords de l’Indus.

Ce fleuve, outre l’illustration de son nom, et son importance comme frontière de l’Inde, est remarquable par son étendue. Cependant une île, qui interrompoit la perspective, nous trompa sur sa largeur, et notre admiration ne fut pas aussi complète. Les plaines de la rive opposée sont habitées par les Béloches, et les montagnes par les Schéraunées, nation sauvage et belliqueuse. Sur l’autre rive nous vîmes une campagne cultivée avec beaucoup de soins et de méthode, et produisant d’excellentes récoltes. Les champs étoient toujours fermés de haies d’épines sèches, de plantations de saules, ou de palissades de roseaux, soutenues par des pieux ; souvent les maisons étoient bâties des mêmes matériaux. Nous étions frappés de la propreté des fermes qui ne ressemblent guère à celles de l’Indoustan ; les cours sont fermées de portes solides, elles contiennent des étables pour le bétail et des trous à fumier. C’étoit aussi un spectacle nouveau pour nous de voir des brouettes à main et des bœufs qu’on nourrissoit avec des feuilles de navets ; les maisons près de la rivière sont bâties sur des plate-formes que soutiennent des pilotis, élevés de douze à quinze pieds. On s’y réfugie pendant les inondations, lorsque les bords du fleuve sont couverts d’eau, dans une largeur de sept à huit lieues.

Les habitans sont doux et polis. Au sud les hommes sont enveloppés dans de longues robes de coton blanc ou bleu, qui ne laissent aucune partie du corps à découvert ; leurs longues barbes, la gravité et la décence de leur maintien leur donnent l’aspect des mahométans de l’Indoustan. Au nord, ils portent de longs habits d’une étoffe de laine grossière ; plus loin, ils se couvrent de vêtements de drap bleu,
Seigneur Douraunée.
rouge ou bariolé. Au lieu de turban ils ont des bonnets de soie dorée.

À Leia je fus joint par deux cavaliers Douraunées, que le gouverneur de la province m’envoyoit pour escorte. Ces hommes portoient de grands manteaux rouges, bordés de fourrures ; l’un étoit blond et l’autre brun (Voyez la Planche en regard).

Les gens du pays se faisoient de nous une idée extraordinaire : ils n’avoient jamais entendu parler de notre nation, ni de notre religion, et nous prenoient tantôt pour des Syouds, tantôt pour des Mogols, des Afghans, et même des Indous.

Ils croyoient que nos caisses renfermoient des canons et que nous avions de petites boîtes capables de tuer chacune six kompies autour de nous, sans nous faire de mal. Quelques-uns nous attribuoient le pouvoir de ressusciter les morts ; le bruit couroit que nous avions fabriqué à Moultaun un bélier automate que nous avions vendu comme vivant : l’acheteur ayant voulu le manger, s’étoit seulement aperçu alors de la supercherie.

En passant le bac sur l’Indus, nous trouvâmes des marchands de soie qui alloient jusqu’à Demaun acheter de la garance. Ils nous présentoient les Afghans comme passionnés pour les voyages, et bons commerçans, à l’exception de la tribu des Vizérées, qu’ils disoient être des antropophages.

Nous traversâmes l’Indus, au bac de Kalaérée, le 7 janvier. Le bras principal a plus de trois mille pieds de largeur, mais son étendue est diminuée par plusieurs branches parallèles dont une a sept cent cinquante pieds de largeur. Nous le passâmes sur des bateaux plats de sapin, capables de porter de trente à quarante tonneaux. Pour passer les chameaux, on leur lioit les pieds, et on les jetoit dans les bateaux comme le reste du bagage. Les chevaux passèrent aussi en bateaux. Les éléphans seuls traversèrent la rivière à la nage, au grand étonnement des gens du pays, qui probablement n’avoient jamais vu d’animaux de cette espèce.

Nous atteignîmes Dera-Ismaël-Khan le 11 janvier. Le délégué du gouverneur de cette province étoit somptueusement habillé. Il s’extasioit sur la puissance de son maître, sur les vingt forteresses qu’il possède, et le nombre de ses canons, pour lesquels quarante forgerons sont occupés nuit et jour à faire des boulets. Nous restâmes un mois en cette ville dans l’attente d’un mehmandar.

Avatit de partir de Déra, deux personnes de l’ambassade, M. Frazy et le lieutenant Harris, firent une expédition aussi difficile que hasardeuse. Il s’agissoit de gravir le pic de Tukhte Soléïman ou Trône de Soliman, où les naturels supposent que l’arche s’est arrêtée après le déluge. Après deux jours de marche à travers une plaine aride, ils montèrent l’espace de quatre milles, et arrivèrent au village de Deraubund, chef-lieu de la petite tribu de Miaunkhail. Ils y furent reçus par le frère du chef, qui revenoit de la chasse. C’étoit un beau jeune homme, en costume de déterminé chasseur, l’arc à la main, le carquois sur le dos, le turban orné d’une queue de lièvre, et suivi de deux beaux lévriers. Il reçut les étrangers avec une touchante hospitalité, et leur envoya un excellent repas formé de pilau, ou riz bouilli, et de la queue d’un mouton de Doumba. Ces queues sont remplies de graisse, et d’un goût exquis. Le lendemain, le chef lui-même, Omar-Khan, leur fit une visite. C’étoit un fort bel homme d’environ trente ans, coiffé d’un schall noir, roulé comme un turban. Son habit d’un bleu clair étoit brodé sur la poitrine avec des figures de grenouilles en soie noire.

Omar-Khan chercha à dissuader ces messieurs de leur entreprise, à cause des périls qu’elle présentoit ; ne pouvant les effrayer, il leur procura des sauve-gardes de ses propres ennemis les Schéraunées, et les invita à se vêtir suivant la mode du pays, en laissant derrière eux leurs serviteurs indiens. Ils s’acheminèrent vers les montagnes, et il ne leur survint aucun accident fâcheux.

Nous partimes de Déra le 7 février, et nous traversâmes des contrées délicieuses. Moussa-Khan Alekkozye, chargé par le roi de nous conduire à la cour, nous rejoignit sur la route avec un détachement de quatre à cinq cavaliers, faisant partie d’un régiment calmouk, bien qu’il n’y eût point de calmouks parmi eux. Il étoit en outre accompagné das chefs afghans des tribus de Bungush et de Kuttuck, et du chef de la ville de Karra-Baugh. Nous nous dirigeâmes vers Peshawer, où devoit arriver le roi de Caboul.