Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Suite du voyage dans le désert


SUITE
DU VOYAGE DANS LE DÉSERT.

PHÉNOMÈNE DU MIRAGE.

Nous partîmes enfin de Bikanir dans la soirée du 16 novembre. Pendant deux nuits notre marche fut des plus fatigantes. Le divan du raja de Bikanir nous ayant informés des mouvemens hostiles d’un chef de partisans et de quelques brigands du désert, nous résolûmes de marcher dorénavant le jour, afin de mieux défendre les bagages.

Le 21, nous rencontrâmes un parti de cent cinquante soldats montés sur des chameaux. Ils appartenoient à Bahawul-Khan, gouverneur d’une des provinces orientales du roi de Caboul. Deux hommes étoient montés sur chaque chameau, ils étoient armés de longs fusils à mèche. Ils se rangèrent sur trois ou quatre lignes pour nous saluer ; les chameaux se prêtoient à la manœuvre aussi bien que des chevaux.

Le chef de cette troupe avoit une longue barbe, il étoit habillé d’une tunique persane de drap couleur de chamois, fermée de boutons d’or, et il étoit coiffé d’un petit bonnet semblable à la forme d’un chapeau. Sa monture étoit un chameau vif et alerte ; il étoit assis sur une selle très riche, et dirigeoit l’animal à l’aide de deux rênes dont une passoit dans un trou pratiqué à chaque narine du chameau. Presqu’aucun de nos gens ne pouvoit comprendre son langage. Il nous amenoit cent chameaux chargés de quatre cents outres remplies d’eau puisée à Moujghur. Il m’offrit pourmon usage personnel quatre jarres de terre, contenant de l’eau de l’Hyphasis, et cachetées avec son propre sceau. L’eau de l’Hyphasis me plut beaucoup par sa pureté et sa fraîcheur.

Le lendemain il nous arriva encore plusieurs centaines d’outrés remplies d’eau, de Monjghur où Bahawul-Khan avoit envoyé ses principaux officiers préparer notre réception.

Vers le soir nous fûmes surpris d’apercevoir dans le lointain un grand lac parsemé de plusieurs petites îles. Quoique ce spectacle fût en contradiction avec l’aridité bien connue du pays, nous ne pouvions récuser le témoignage de nos yeux ; mais c’étoit une de ces illusions qu’on appelle, girraub en persan, et mirage en français[1].

Je m’étois imaginé que ce phénomène avoit pour cause une vapeur légère qui s’élève au-dessus du sol dans l’Inde, pendant les fortes chaleurs ; mais l’aspect en étoit absolument différent, et la superficie de la terre ne m’offrit aucune émanation quelconque. Le terrain étoit entièrement uni, formé d’argile ou de boue desséchée, et mélangé avec des particules de sable brillant. Des touffes d’herbes et de petits buissons de rhue croissant çà et là, étoient réfléchis comme ils l’auroient été dans l’eau elle-même.

Je n’essaierai point d’expliquer cette illusion : je me bornerai à remarquer qu’elle n’a ordinairement lieu que dans les endroits unis et très-secs. La position du soleil, par rapport au spectateur, semble n’y exercer aucune influence : la forte chaleur y entre même pour peu de chose ; j’ai vu des exemples du mirage dans le pays de Daman, lorsqu’il n’y faisoit pas plus chaud qu’en Angleterre.

Vers le coucher du soleil, nous découvrîmes les hautes murailles et les tours de Moujghur où nous ne fîmes pas un séjour de longue durée.

Le 26 nous traversâmes pendant la nuit des collines de sable basses et arides ; à quatre lieues de là nous aperçûmes devant nous quelque chose qui ressembloit à une rangée d’arbres ; nous redoublâmes de vitesse, et nous fûmes bientôt sur la ligne précise de démarcation entre le désert et le pays cultivé. Des arbres étoient alignés sur la lisière des sables, plus loin on voyoit des bosquets verdoyans, des champs fertiles, des maisons, des puits fournissant une eau limpide et abondante, en un mot tous les signes imaginables de culture et de fertilité ; quoique les arbres ne fussent que des tamarins, nous fûmes ravis à leur aspect, tant nous étions disposés à tout voir en beau, après cinq semaines de trajet dans le désert.

Bientôt nous passâmes sous les murs de Bahawulpore ; les remparts, comme la route, étoient bordés d’une foule immense, qui, à son tour, nous présentait un spectacle des plus intéressans. La différence entre ce peuple et celui à l’est du désert étoit frappante. C’étoient des hommes forts, d’un teint rembruni, avec de longs cheveux et de longues barbes : ils portoient plus généralement des bonnets que des turbans, et parloient une langue absolument inintelligible pour nos Indous. Ceux de la haute classe affectaient l’habillement et les manières des Persans.

L’Hyphasis, où nous ne tardâmes point à arriver, ne répondit nullement à mon attente, ni par sa largeur, ni par l’aspect de ses rives ; mais il étoit impossible de voir sans intérêt un fleuve où navigua la flotte d’Alexandre.

Le lendemain, Bahawul-Khan arriva : il avoit fait treize lieues au-devant de l’ambassadeur. Dans notre première entrevue avec lui, nous eûmes soin de déterminer les présens qui devoient être offerts, car nous nous attendions aux prétentions les plus exagérées, comme c’est la coutume dans l’Inde. Il en fut tout autrement : Bahawul-Khan ne voulut rien accepter sans d’interminables négociations, tandis qu’il portoit ses libéralités beaucoup plus loin qu’il ne nous étoit possible d’y consentir.

Dès le jour de son arrivée, il nous envoya quatre-vingts moutons, cent mesures de farine, et d’autres provisions. Le lendemain il nous fit présent de cent pots de confitures, et d’une multitude de corbeilles d’oranges ; cinq sacs contenant chacun 1,000 roupies (2,500 fr.), furent donnés à nos domestiques. Cette dernière offre m’embarrassa beaucoup, mais je l’acceptai sous la condition que les serviteurs du khan recevroient un pareil cadeau.

Le 1er décembre il vint à ma tente. C’étoit un homme de quarante-cinq à cinquante ans environ, d’une figure ouverte et agréable. Il étoit habillé d’une tunique blanche, avec de petits boutons d’or, et portoit pardessus un large et riche manteau de brocart d’or. Sa tête étoit coiffée d’un bonnet de brocart et d’un turban de soie noué négligemment. Six de ses domestiques s’assirent, tout le reste se tint debout.

Notre conversation roula sur l’Inde et sur l’Angleterre.

Le 2, je lui rendis sa visite : la foule dans les rues étoit incroyable ; les toits même des édifices étoient couverts de spectateurs. Cependant, sauf quelques exclamations de surprise à notre aspect, il régna un profond silence. Le khan nous reçut dans une belle salle éclairée par des fenêtres attiques ; les courtisans en costume de cérémonie étoient assis tout au tour sur un tapis de Perse. Le khan parla avec une extrême liberté sur toutes sortes de sujets, et me fit voir une pendule faite par un ouvrier du pays ; le carillon étoit placé au-dessous du mouvement ; le tour étoit enfermé dans une boite d’or, avec des parois en cristal fort épais. Il me montra aussi un excellent fusil, fabriqué à Bahawulpour ; enfin il me fit présent de deux jolis faucons, de quelques levriers, de deux chevaux richement enharnachés, d’un fusil à mèche très élégamment émaillé, d’une poire à poudre d’après un modèle anglais, et de quelques pièces de drap fabriquées dans le pays.

Le 4, nous nous mîmes en marche. La ville de Bahawulpour a quatre milles de circonférence, mais elle renferme dans son enceinte de vastes jardins de manguiers. Les maisons, construites en briques séchées au soleil, sont couvertes de terrasses en bousillage. Les murs de la ville sont de cette dernière substance, et fort épais. La plupart des habitans sont Mahométans, mais il s’y trouve beaucoup d’Indous et d’Afgans voyageurs.

La rivière qui baigne cette ville, et y forme beaucoup de détours, est très-vaseuse, mais son eau clarifiée est excellente. On l’appelle le Gharra ; elle est formée par la jonction du Begah, l’ancien Hyphasis, et du Sutledge, l’ancien Hysudrus.


  1. Un chapitre de ma Description de l’Égypte et de la Syrie (tom. III, p. 53), est consacré à la description de ce phénomène
    (Note du trad.)