Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Séjour à Bikanir


SÉJOUR À BIKANIR.

Le 5 novembre nous découvrîmes les murs et les tours de Bikanir, qui offroit l’apparence d’une grande et magnifique cité, au milieu d’une affreuse solitude. Cependant cette beauté étoit tout extérieure ; entrés dans la ville, nous ne vîmes d’autres maisons que des cabanes avec des murailles de bousillage, peintes en rouge.

Bikanir étoit considérablement peuplé, sans doute à cause de la guerre qui y avoit fait réfugier les gens de la campagne.

Le pays de Bikanir étoit alors envahi par cinq armées différentes. Le raja de Joudpour, à la tête de quinze mille hommes, n’étoit plus qu’à quelques marches de la ville. Un corps de la même force n’en étoit pas plus éloigné, et le reste s’y dirigeoit par des routes différentes, tandis que des partis de cavalerie désoloient les environs, et interceptoient les vivres.

De son côté le raja de Bikanir faisoit combler tous les puits à trois et quatre lieues à la ronde, et attendoit son salut de cette dévastation générale. Bientôt en effet le plus petit des corps d’invasion fut forcé de rétrograder d’une marche. Un convoi de vivres entra dans la ville, et les troupes du raja en prirent un autre destiné à l’ennemi.

Les deux puissances belligérantes ne cessèrent de m’importuner par leurs messages. Le général de Joudpour me pressoit de venir à son camp ; le raja vouloit que je prisse parti pour lui.

Les naturels venoient visiter notre camp en si grand nombre qu’on eût cru qu’il y avoit une foire. Rien n’égale leur curiosité : lorsqu’un Anglais en sortoit, on le regardoit comme un prodige. Ces hommes se distinguent des rajepouts de l’Indostan par un turban en forme de mitre.

Ce que nous vimes de plus curieux à Bikanir, ce fut un puits de trois cents pieds de profondeur, et quinze ou vingt de diametre : quatre seaux énormes tirés chacun par une couple de bœufs y puisoient l’eau à la fois. Lorsqu’un de ces vases touchoit en descendant la superficie de l’eau, il en résultait un bruit semblable à celui d’un coup de canon.

Le raja se rendit à mon camp à travers une double haie formée de ses troupes et des noires ; des hommes le portoient sur leurs épaules, dans un palanquin semblable à la caisse d’une voiture. Il étoit précédé d’un grand nombre de chobdards portant des masses d’armes en argent, qu’ils agitoient en l’air. Un cortége immense marchoit à sa suite : il prit place sur un musnud (espèce de trône formé de coussins), sous un dais de velours rouge brodé et galonné d’or. Le dais étoit soutenu par quatre colonnes d’argent. Nous nous entretînmes de différens sujets pendant une heure. Entr’autres choses le raja nous questionna sur l’âge de notre roi, le climat et les intérêts politiques de l’Angleterre. On déposa les présens à ses pieds, suivant l’usage de l’Inde, et il se retira.

Raja Sohrut-Sing est un homme d’une taille assez élevée, et son teint est assez clair pour celui d’un Indien. Il a des moustaches et une longue barbe, avec un espace vide au milieu du menton, un long nez, une physionomie ouverte et riante ; sa réputation est des plus mauvaises : on l’accuse d’avoir empoisonné son frère aîné pour prendre sa place. Il est certain qu’il a fait assassiner un envoyé du visir de l’Indostan au roi de Caboul. Cependant, comme il observe exactement les cérémonies et le régime prescrit par sa religion, ses sujets le regardent comme un saint. Son régime consiste à ne point manger de poisson, et en effet cet aliment doit être fort rare et fort estimé dans les sables du Bikanir.

Je lui rendis sa visite le lendemain : en nous approchant du fort, nous le trouvâmes d’assez belle apparence. Les fortifications consistoient en tours et en créneaux au-dessus desquels s’élevoit un assemblage confus d’édifices. Leur surface est d’environ un mille carré ; tout autour règnent une muraille de trente pieds de hauteur et un fossé à sec. Le palais est d’une construction ancienne et singulière ; après avoir monté plusieurs escaliers, nous arrivâmes à une cour environnée de bâtimens, et nous eûmes encore cent pas à faire avant de parvenir à une petite salle en pierres de taille, soutenue par des colonnes. Le raja y étoit assis sous un dais.

Cette cour étoit fort différente de toutes celles que j’avois vues dans l’Inde. Les hommes étoient plus blancs que les Indous, ressembloient aux Juifs par la configuration de leurs traits, et étoient coiffés de turbans magnifiques. Le raja et ses parens avoient des bonnets de plusieurs couleurs, enrichis de pierreries. Le raja s’appuyoit sur un bouclier d’acier, dont le milieu, relevé en bosse, et la bordure, étoient incrustés de rubis et de diamans.

Quelques instans après, le raja nous proposa de nous soustraire à la chaleur et à l’importunité de la foule ; il nous conduisit dans un appartement très-propre et très-frais, qui fait partie d’un corps de logis séparé ; les murailles sont récrépies d’un plâtre aussi fin que le stuc, et décorées avec goût ; les portes sont fermées avec des rideaux de satin chiné.

Nous nous assîmes à terre, suivant la coutume indienne ; et le raja prononça un discours dans lequel il nous dit, qu’il étoit vassal du souverain de Delhy, et que Delhy, étant au pouvoir des Anglais, il s’empressoit de reconnoître en ma personne la suzeraineté de mon gouvernement. Il se fit apporter les clés du fort, et me les offrit ; mais je les refusai, n’ayant aucun pouvoir à cet égard. Après de longues instances, le raja consentit à garder ses clés. Quelque temps après une troupe de bayadères entra, les danses et les chants ne cessèrent qu’à notre départ.