Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Marche à travers le désert


MARCHE
À TRAVERS LE DÉSERT.

Au milieu d’un pays aussi aride, on trouve en abondance le melon d’eau, le plus juteux de tous les fruits. On ne peut contenir sa surprise à la vue de ces pastèques, de trois à quatre pieds de circonférence, croissant sur une tige aussi mince que celle du melon commun, parmi les sables du désert. On les sème, et probablement on leur donne quelque culture, mais elles viennent çà et là comme des plantes sauvages.

Le commun des habitans est de la caste des Jauts. Ceux d’une classe supérieure appartiennent aux Rajepouts. Les premiers sont petits, noirs, de mauvaise mine, et présentent l’horrible aspect de la misère ; les autres sont grands et beaux : leurs nez aquilins, et tous leurs traits leur donnent de la ressemblance avec les Juifs. Vains et superbes, ils affectent beaucoup d’indolence, et s’enivrent constamment d’opium.

Les troupeaux consistent en bœufs et en chameaux. Ceux-ci, extrêmement nombreux, servent à porter des hommes ou des fardeaux, et même à labourer la terre.

Le rat du désert fourmille dans ces contrées d’une manière étonnante. Les trous innombrables que font ces petits quadrupèdes, partout où le sola assez de force pour leur servir d’habitation, sont extrêmement incommodes pour les cavaliers, et même plus que la surface mobile du sable. Cet animal ressemble plus à un écureuil qu’à un rat ; il a l’extrémité de la queue touffue ; il aime à se tenir droit, et, comme le kangourou, croise ses pieds de devant. Enfin, quoique plus petit que la gerboise, il a beaucoup de ressemblance avec elle.

On rencontre de temps en temps des gazelles et des gourkurs, ou ânes sauvages, qui marchent communément par troupes. L’âne sauvage est remarquable par sa timidité, et encore plus par sa vitesse. Il a un trot particulier avec lequel il laisse derrière lui les chevaux les plus rapides.

Le renard du désert est plus petit que celui d’Europe. Il a le dos d’une couleur brunâtre, les jambes et le ventre noirs jusqu’à une certaine hauteur, et le reste blanc.

Les femmes qui suivoient l’ambassade furent renvoyées de Chourou avec une escorte ; et plusieurs de nos domestiques obtinrent la permission de retourner par la même occasion. Cette condescendance ne nous assura point le service du reste. Le désert inspiroit tant d’épouvante que nos gens désertèrent par vingtaine et par trentaine, jusqu’à ce que nous fussions tellement avancés que toute défection étoit impossible. La guerre qui désoloit le pays de Bikanir, et la crainte des brigands, nous déterminèrent à engager à notre service cent cavaliers et cinquante fantassins du pays, afin de fortifier notre escorte de troupes réglées.

Nous partîmes de Chourou le 30 octobre, et continuâmes à marcher de nuit. Les plus longues traites étoient de neuf lieues, et les plus courtes de cinq ; mais la fatigue qu’éprouvoient nos gens étoit hors de toute proportion avec la brièveté de la distance. Le sentier à travers les montagnes de sable étant fort étroit, deux chameaux à peine y pouvoient passer de front ; pour peu qu’un de ces animaux s’écartât, il s’enfonçoit dans le sable comme dans la neige ; en sorte que le moindre embarras à la tête de colonne arrêtoit toute la caravane ; l’avant-garde ne pouvoit pas plus marcher, lorsque la queue étoit retenue, et de peur que la division séparée de ses guides ne se perdît parmi les collines de sable, le son du tambour et de la trompette servoit de signal pour empêcher toute séparation.

Les embarras de la route étoient encore augmentés par la multitude de petits chardons qui s’accrochoient à tout ce qui les touchoit ; cependant ces plantes étoient fort utiles pour le fourrage des chevaux et les hommes eux-mêmes n’en dédaignoient point la graine.

La rareté de l’eau et la mauvaise qualité de celle que nous buvions étoient insupportables à nos soldats et à nos valets. Si l’abondance des melons d’eau soulageoit leur soif, ce n’étoit pas sans de fâcheux effets pour leur santé. La plupart des naturels de

, l’Inde qui nous accompagnoient furent affligés d’une fièvre lente et de la dyssenterie ; quarante personnes moururent dans la première semaine de notre halte à Bikanir. L’extrême différence entre la température des jours et des nuits, contribua pour beaucoup à cette mortalité. Les Anglais eux-mêmes étoient incommodés du froid pendant la nuit, et s’empressoient d’allumer du feu dès qu’ils étoient arrivés au lieu destiné pour le campement ; mais le soleil, dès son lever, avoit une telle force que nous nous éveillions toujours avec la fièvre. Cependant les Européens n’éprouvèrent point de maladie sérieuse ; quelques ophtalmies ou inflammations des paupières furent les seuls maux que nous ressentîmes.