Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Itinéraire de l’ambassade anglaise

TABLEAU
DU
ROYAUME DE CABOUL

ITINÉRAIRE
DE L’AMBASSADE ANGLAISE.

Départ de Delhy.

En 1808, l’ambassade du général Gardanne en Perse, et d’autres circonstances firent craindre que le gouvernement français n’eût le dessein de porter la guerre en Asie ; en conséquence, les autorités anglaises de l’Inde crurent devoir envoyer une ambassade au roi de Caboul, et je fus chargé de cette mission. La cour de Caboul est connue par son orgueil et par le peu de cas qu’elle fait des nations européennes : on voulut donc que l’ambassade fut d’une grande magnificence. Voici quelle en étoit la composition :

Ambassadeur. M. Montstuart-Elphinstone.

Secrétaire d’ambassade. M. Richard Strachey.

Assistans. MM. Fraser et Alexandre, attachés au service civil de la compagnie des Indes.

Chirurgien. M. Macwhirter, de l’établissement du Bengale.

Commandant de l’escorte. Le capitaine Pitmain, de l’infanterie native du Bengale.

Inspecteurs. Le lieutenant Macartney, commandant la cavalerie de l’escorte, et le lieutenant Tickell, du corps du génie du Bengale.

Les autres officiers étoient : le capitaine Raper, les lieutenans Harris, Cunningham, Ross, Irvine, Fitzgerald et Jacob.

L’escorte consistoit en cent hommes de cavalerie régulière, deux cents hommes d’infanterie, et cent cavaliers irréguliers.

L’ambassade se mit en route le 13 octobre 1808. De Delhy à Canound, on traversa le territoire de la compagnie dans un espace d’environ cent milles. Ce pays, quoique sablonneux, n’est pas mal cultivé.

C’est à Canound que nous commençâmes à entrevoir le désert. Bientôt nous atteignîmes des montagnes de sable, dont les premières étoient couvertes de buissons. Les autres n’étoient plus que des monceaux de sable, s’élevant les uns auprès des autres comme les vagues de la mer. On suit, à travers ces montagnes, une route que le passage continu des animaux a rendue solide ; mais pour peu qu’on s’éloigne du sentier battu, on enfonce jusqu’aux genoux dans le sable.

Nous partîmes de Canound le 2 octobre, et entrâmes dans le district de Shekhawuttée, qui a pour habitans une tribu de Rajepouts, déterminés voleurs. Le pays devenoit de plus en plus aride. Le 22 nous arrivâmes à Singauna, jolie ville bâtie en pierres de taille, sur les flancs d’un rocher escarpé qui a près de six cents pieds de hauteur. Je fus très-bien accueilli par le raja Ubhée-Sing, principal chef de la tribu. C’étoit un petit homme dont les gros yeux étoient enflammés par l’usage de l’opium. Sa barbe, relevée de chaque côté vers les oreilles, lui donnoit un aspect sauvage et terrible ; son habillement étoit fort simple : il montroit dans ses discours, dans ses manières, la rudesse qui caractérise tous ses compatriotes.

Deux marches plus loin nous passâmes à Jhounjhouna, ville charmante remplie de bosquets et de jardins qui produisent un coup-d’œil fort agréable au milieu d’un tel désert. Chacun des chefs du pays, au nombre de cinq, y possède un château, et ils s’y assemblent pour tenir conseil. J’y vis les quatre autres chefs. Un d’eux, Shaum-Sing, étoit d’une douceur et d’une politesse remarquables, tandis que les autres présentaient dans leurs yeux et dans leur physionomie les funestes effets de l’opium. Ils étoient cousins, et paroissoient vivre dans la meilleure intelligence ; je fus donc bien étonné d’apprendre, après avoir traversé le désert, que Shaum-Sing avoit assassiné les trois autres dans un festin.

Les Shekhawuttées doivent un tribut et des services militaires au raja de Jypore.

De là nous entrâmes sur le territoire du raja de Bikanir, qui est peut-être le moins important des trois souverains du Raujpoutauna. Les autres sont les rajas de Jypoure, de Joudpour, d’Ondipour et de Jesselmir. Les revenus du prince de Bikanir ne se montent qu’à 1,250,000 fr. ; mais comme il assigne à ses troupes des dotations en fonds de terre, il peut mettre sur pied deux mille chevaux, huit mille hommes d’infanterie, et trente-cinq pièces d’artillerie de campagne.

Les montagnes de sable du désert changent de forme et même de place par la violence des vents. En été le passage est extrêmement dangereux, à cause des nuages de sable mouvant ; mais en hiver ces élévations semblent solides et permanentes : on y voit croître une sorte de graminée, le phoke, plante du désert à feuilles charnues[1], les buissons épineux d’une espèce de mimosa, et le jujubier.

Au milieu des plus affreuses solitudes, ont rouve çà et là un village, si toutefois l’on peut donner ce nom à un triste amas de cabanes de chaume dont les parois arrondies et le toit conique présentent l’aspect de meules de blé. Ces habitations sont entourées de haies épineuses, et tous les matériaux en sont tellement secs qu’une étincelle suffit pour occasionner un incendie qui, en cinq minutes, réduit tout le village en cendres. Près de ces misérables chaumières se trouvent quelques champs cultivés, dont la fertilité dépend des pluies et de la rosée. On y recueille de mauvaises fèves, et le bajra, espèce de grand millet (holcus spicatus.) Les puits ont souvent trois cents pieds de profondeur, et j’en ai vu un de trois cent quarante-cinq pieds. Quelques-uns, malgré cette énorme profondeur, n’ont que trois pieds de diamètre. L’eau en est toujours saumâtre, malsaine, et si peu abondante, que deux bœufs, en une seule nuit, mettent aisément un puits à sec. L’eau est reçue dans des réservoirs revêtus d’une couche d’argile, et bordés en maçonnerie. Les gens du pays, pour les cacher à l’ennemi, les couvrent de planches et de sable.

  1. Le phoke est une plante du désert, assez semblable aux nopals. Au lieu de feuilles, ses branches déliées portent des espèces de raquettes remplies de moëlle. Les fleurs, qui poussent par bouquets, sont mangées par les naturels. Les chameaux se nourrissent volontiers de cette plante : ils y trouvent quelque dédommagement à une longue privation d’eau,