Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Origine et histoire ancienne des Afghans


ORIGINE
ET HISTOIRE ANCIENNE
DES AFGHANS.

Lorigine du nom même d’Afghan est incertaine, et moderne, suivant toute apparence. Le peuple ainsi appelé par les Perses, se donne à lui-même le nom de Poustounée. C’est par corruption qu’on les appelle Pitans dans toute l’Inde. Les Arabes les nomment Solimaunées, soit à cause du mont Soliman, soit du nom d’un guerrier qui les auroit conquis, soit enfin à cause de leur descendance supposée de la nation juive.

Tout ce qu’on raconte de leur origine me paroît fabuleux. On s’accorde cependant à dire que leurs ancêtres habitoient les montagnes de Ghore, et qu’ils ne tardèrent pas à occuper les montagnes de Soliman. Au neuvième siècle la plus grande partie des Afghans étoit soumise à la dynastie arabe des Samaunées. Ceux qui occupoient les montagnes de Ghore conservèrent leur indépendance, et furent gouvernés par un roi de leur pays, qui prétendoit descendre par une longue suite de souverains de Zohauk, un des premiers rois de la Perse.

Ces montagnards embrassèrent, dit-on, la croyance de Mahomet, peu de temps après la mort du prophète, tandis que jusqu’au dixième siècle, le reste de la nation demeura idolâtre. Les idoles et les grottes de Baumean semblent prouver qu’autrefois les habitans de ce pays étoient adorateurs de Buddha.

Plusieurs dynasties des princes Afghans régnèrent avec quelque interruption sur l’Inde, jusqu’à l’invasion de Bauber.

Sous le gouvernement des descendans de Gengis et de Tamerlan, les Afghans maintinrent leur indépendance dans les montagnes. Bauber, descendant de Timour, et la souche des grands mogols, commença sa carrière par la conquête de Caboul, qui fut sa capitale pendant tout son règne. À sa mort, Caboul devint l’apanage d’un de ses fils ; l’autre fut chassé de l’Inde par Schir-Schah, lequel fonda une autre dynastie afghane de peu de durée. Enfin, la maison de Timour s’étant fermement établie dans l’Inde, la capitale de l’empire fut transférée de Caboul à Delhy. On partagea les plaines de l’Afghanistan entre les empires d’Indoustan et de Perse ; mais les montagnes ne furent assujéties à aucune de ces puissances.

Au commencement du dix-huitième siècle, la tribu afghane de Ghiljie fonda un empire qui renfermoit toute la Perse, et s’étendoit à l’ouest jusqu’aux frontières actuelles de la Russie et de la Turquie ; cependant une partie seule de l’Afghanistan reconnut sa domination. Nadir-Schah renversa cette dynaslie, et joignit presque tout le pays à la Perse. À sa mort, la monarchie actuelle des Afghans fut fondée : elle s’étendit à la longue des environs de la mer Caspienne à la rivière Jumna, et de l’Oxus à l’Océan indien.

Voici maintenant ce que ce peuple raconte de son origine : il descend, à l’en croire, d’Afghan, fils d’Irmia ou Berkia, lequel étoit fils de Saül, roi d’Israël. Toutes les histoires de leur nation commencent par rapporter les annales des Juifs depuis Abraham jusqu’à leur captivité. Leur récit s’accorde à cet égard avec celui des autres Mahométans, et quoique altéré de fables, il ne s’écarte pas essentiellement de l’Écriture-Sainte. Ils prétendent qu’après la captivité une partie des enfans d’Afghan se retira dans les montagnes de Ghore, et l’autre partie en Arabie, près de la Mecque.

Cette histoire n’est pas absolument improbable. On sait que dix des douze tribus restèrent en Orient, après le retour de leurs frères en Judée. La supposition que les Afghans en descendent explique à la fois très-naturellement la disparition d’un peuple et l’origine de l’autre. Le surplus du récit est confirmé par le fait, que les Juifs étoient extrêmement nombreux en Arabie du temps de Mahomet, et que la peuplade principale portoit le nom de Khyber, lequel est encore celui d’une province de l’Afghanistan. Mais cette théorie, quoique plausible, ne repose que sur une tradition vague, et cette tradition même est mêlée d’absurdités et de contradictions.

Les historiens afghans ajoutent que les enfans d’Israël, à Ghore et en Arabie, conservèrent la connoissance de l’unité de Dieu et la pureté de leur croyance religieuse. À l’avènement de Mahomet, le dernier et le plus grand des prophètes, les Afghans de Ghore cédèrent à l’invitation de leurs frères d’Arabie, dont le chef étoit Caled, fils de Walie, si fameux par la conquête de la Syrie. Ils combattirent pour la vraie foi sous les étendards de Kyseh, surnommé depuis Abdoul-Reschid.

Les historiens arabes, au contraire, font descendre Caled d’une tribu bien connue de leur nation ; ils ne citent pas le nom de Kyseh parmi les compagnons ou alliés du prophète, et ils gardent complètement le silence sur l’intervention des Afghans.

Enfin les historiens afghans eux-mêmes, quoiqu’ils prétendent que leurs ancêtres formoient un peuple nombreux pendant la campagne d’Arabie, et quoiqu’un sarcasme, attribué par ces historiens au prophète, semble attester qu’ils parloient déjà une langue particulière[1], ils ne se font pas scrupule, à un autre endroit, de faire sortir la nation entière de ce même Kyseh qui auroit été leur chef à cette époque.

S’il falloit un autre argument pour réfuter cette partie de leurs annales, il seroit fourni par leurs historiens eux-mêmes. Ils soutiennent que Saül étoit le quarante-cinquième arrière-petit-fils d’Abraham, et Kyseh le trente-septième descendant de Saül. La première de ces généalogies ne s’accorde nullement avec celle de l’Écriture, et la seconde suppose qu’il n’y auroit eu que trente-sept générations dans une période de seize siècles. Ajoutons à cela que Saül n’eut point de fils nommé Irmia ou Berkia, et qu’en admettant même l’existence d’un petit-fils nommé Afghan, le nom du patriarche ne se seroit point conservé parmi ses descendans.

Enfin, si nous considérons la facilité avec laquelle les nations grossières admettent tout ce qui est favorable à leur prétendue antiquité, il faudra reléguer cette fable qui fait descendre les Afghans des Juifs, avec celle qui fait venir les Romains et les Anglais des Troyens, et les Irlandais des Milésiens ou des Bramines.

  1. Mahomet disoit, suivant eux, que l’idiome Pouschtou étoit la langue de l’enfer.