Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Législation


LÉGISLATION.
PROCÈS CRIMINELS.

La loi générale du royaume est le Koran, que l’on emploie aussi dans les oulouss pour régler les actions civiles ; mais il existe un code criminel particulier, sous le titre de Pouschtounwulle, ou Coutume des Afghans.

L’opinion que c’est pour l’homme un droit, et même un devoir de se faire justice à lui-même, n’a jamais pu être déracinée de l’esprit des Afghans. Ils ne comprennent pas trop bien l’intérêt de la société, à mettre un frein aux passions des individus, à redresser les injures, et à se charger pour tous de punir les crimes.

Les mollahs ont beau prêcher contre les vengeances particulières, et le gouvernement fait en vain ses efforts pour les prévenir ; ce peuple n’en croit pas moins légitime, que dis-je ? honorable, de se venger soi-même.

On considère que la partie lésée ne peut être satisfaite que par la loi exacte du talion : œil pour œil, dent pour dent, ainsi de suite. Si l’offenseur est hors de la puissance de l’offensé, celui-ci se venge sur un de ses parens, et même sur quelqu’un de sa tribu. On attend des années entières une occasion favorable ; mais ce seroit une honte de différer trop long-temps l’effet de son ressentiment. Les parens, et quelquefois la tribu entière de l’offensé, prennent fait et cause pour lui.

Ces représailles engendrent nécessairement de nouvelles disputes : l’injure devient invétérée ; et on l’a vue se transmettre de père en fils à plusieurs générations.

Dans un petit nombre d’oulouss, le règlement des différens est abandonné à la médiation des chefs et des vieillards ; si les voies de persuasion et de composition sont insuffisantes, l’offensé peut donner un libre cours à sa colère.

Il est des tribus où la société s’interpose avec plus de vigueur, et contraint la partie opiniâtre à s’en tenir à sa décision ou à quitter l’oulouss.

Lorsque le chef est puissant, il force l’offenseur à une réparation civile, et à une amende au profit de la communauté.

Tous les procès criminels s’instruisent devant un jirga composé des khans inférieurs, des mullaks ou vieillards, et de mollahs ou prêtres. Les légers délits sont jugés par le jirga du village, sauf l’appel à des jirgas supérieurs. Les causes qui offrent une gravité considérable sont portées devant le khan lui-même, et devant les chefs de division.

Les membres du tribunal s’asseyent à terre ; le président, après une courte prière, récite un vers dont le sens est : Les événemens viennent de Dieu, mais la délibération est accordée à l’homme. On entend les griefs de l’accusateur ; si le défendeur n’est pas d’accord avec lui sur les faits, on appelle des témoins.

Le plus souvent les accusés conviennent du fait, mais allèguent des circonstances justificatives ; alors le jirga examine à fond le point de droit, et prononce selon sa conscience. Dans presque toutes les tribus chaque délit est puni d’une amende fixe.

Le jugement oblige en outre le condamné à faire des excuses publiques. Dans les circonstances graves, un certain nombre de jeunes filles de la famille de l’accusé sont données en mariage à la personne offensée ou à ses parens.

Cette méthode dérive de l’usage d’acheter de son père la fille qu’on veut épouser. Chez les Afghans occidentaux le meurtre s’expie en livrant douze jeunes filles, six avec une dot, et six sans dot. La dot de chacune parmi le bas-peuple est de soixante roupies (cent quatre-vingts francs). Pour la mutilation d’une main, d’une oreille ou du nez, on donne six filles ; pour la rupture d’une dent, trois filles. Une blessure au front, et toute autre dont la guérison dure une année, coûte une fille. Pour les moindres offenses, il n’y a lieu qu’à de simples excuses.

Chez les Afghans orientaux, on donne moins de femmes et plus d’argent. La personne qui gagne son procès a droit d’exiger de l’argent au lieu de jeunes filles, d’après un tarif légalement fixé.

On fait pour la forme la remise du criminel à l’offensé, en laissant à celui-ci le choix de se venger comme il le désire ; mais il est sous-entendu qu’il devra se conformer aux intentions du jirga, et accepter la composition qui lui étoit offerte.

Cela fait, les deux parties sont tenues de prononcer la formule : La paix soit avec toi. Il faut aussi qu’elles se donnent respectivement l’hospitalité en signe de réconciliation.

Si l’accusé refuse de comparoître, il y est contraint par la force ; les mollahs le menacent de la malédiction céleste dans une espèce de monitoire ; ou enfin on livre ses propriétés au pillage, et on l’expulse de sa tribu.

La même rigueur est exercée envers celui qui refuse d’exécuter le jugement. Lorsque la compensation est fixée par la loi, ou lorsque le jirga l’a portée à une somme trop forte, on sollicite auprès de l’offensé la remise d’une partie des dommages et intérêts.

Tous les crimes ne sont point dénoncés aux jirgas ; on regarde toujours comme un acte de foiblesse de recourir à ces tribunaux, et l’on considère comme plus honorable d’employer la force ouverte pour se faire justice. Les hommes d’un rang distingué et ceux à qui une famille nombreuse donne une influence considérable, ne veulent entendre aucun arrangement, ni se prêter à aucune réconciliation, jusqu’à ce que la somme des injures soit égale de part et d’autre.

Lorsqu’il s’agit d’un événement sérieux, par exemple, d’un meurtre, le coupable prend d’abord la fuite. Cette démarche l’exposant à être exclu de la tribu, il se résigne à solliciter le pardon de la personne qui a droit de se plaindre. Dans ce cas, il se rend dans l’humble attitude d’un suppliant à la maison de quelque grand personnage, et le conjure d’intercéder pour lui.

Les mœurs des Afghans ne permettent guère qu’un suppliant soit refusé, et la personne à qui l’on s’adresse de cette manière est obligée d’interposer ses bons offices ; elle va trouver d’autres hommes respectables ou des mollahs, et se rend avec le coupable chez le plaignant. Tout ce cortège prend également le langage et la posture de la supplication. Si l’offensé persiste dans son ressentiment, il faut qu’il déguerpisse de la maison avant l’arrivée des solliciteurs, ou qu’il se cache, attendu qu’il ne pourroit les refuser.

Lorsqu’on trouve l’offensé, le criminel, couvert d’un linceul funèbre, lui met une épée nue dans la main, et dit que sa vie est en son pouvoir. Les intermédiaires se mettent à genoux, et demandent grâce pour le suppliant. Cette scène se termine par la remise de l’injure, ou par l’acceptation d’une indemnité.