Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Entrée et séjour à Peshawer


ENTRÉE
ET SÉJOUR À PESHAWER.

Le 25, après quelques discussions assez épineuses sur le mode de notre réception, nous fîmes notre entrée à Peshawer. La foule des curieux étoit immense, mais nous n’en fûmes pas incommodés ; la cavalerie royale, qui étoit venue au-devant de nous, galoppa vigoureusement au milieu de cette cohue, et la dispersa à coups de fouet. Un de ces cavaliers, monté sur un beau cheval gris, fixa surtout notre attention par sa conduite et par la bizarrerie earrerie de son costume. Il portoit un bonnet rouge conique avec des ornemens de drap et un plumet blanc, une courte jaquette de peau, un pantalon noir et des bottes brunes ; cet homme, d’une très-belle figure, étoit grand et maigre, mais ses muscles se dessinoient fortement, et il donnoit beaucoup d’expression à sa physionomie. Un bois de lance, très-long et sans fer, lui servoit à menacer et à repousser la foule, en même temps qu’il jetoit de grands cris. Non-seulement il dispersoit la foule sur la route et dans les rues, mais par ses menaces il faisoit descendre les personnes montées sur les terrasses des maisons. Il se nommoit Russoul Dewauneh, c’est-à-dire Russoul-le-Fou. Il fut par la suite en grande faveur auprès de l’ambassade ; on lui fit cadeau d’un casque et d’un uniforme de cavalerie qui lui alloit très-bien.

On nous conduisit à la maison et à l’appartement qui nous étoient destinés. Le sol étoit couvert de coussins et de tapis. On nous servit des confitures et des amandes sucrées ; il y avoit au milieu de chaque rangée de plats un pain de sucre pour faire du sorbet. Nous nous trouvâmes logés aussi bien qu’il étoit possible, dans une ville qui n’est point une résidence ordinaire de la cour ; mais les plus grands seigneurs furent trop heureux de se procurer les logemens les plus misérables.

Toute notre habilation consistoit en un carré fermé d’un rempart de terre ou de briques cuites au soleil ; en dedans étoit un autre carré entouré de hautes murailles. L’espace entre ces murs et le rempart étoit partagé en plusieurs cours ou compartimens dont l’un étoit un petit jardin planté d’arbustes, de rosiers, de giroflées et d’autres fleurs. Le carré intérieur étoit partagé par une haute muraille en deux corps de logis, contenant chacun deux grandes salles de la hauteur de l’édifice, et de chaque côté plusieurs petites chambres élevées de deux étages.

Quelques-unes des croisées de ces chambres donnoient sur les grandes salles. Les fenêtres ouvertes sur la cour étoient fermées de treillages qui laissoient pénétrer l’air et la lumière sans que l’on pût être vu du dehors.

Ce qui nous frappa le plus, ce furent des souterrains où l’on se met à l’abri des chaleurs de l’été. Il y en a un sous chaque corps de logis. Un d’eux n’est qu’une belle et grande salle dont les murs sont de briques ou de mortier ; l’autre a exactement le même plan et les mêmes dimensions que la maison extérieure : on y compte aussi deux étages souterrains. Il y a une fontaine au milieu de la grande salle.

Les maisons des plus pauvres habitans offrent ces retraites souterraines ; mais en s’avançant à l’ouest, le climat devient plus tempéré, et elles sont moins nécessaires.

Le jour de notre arrivée, le dîner nous fut fourni par la cuisine du roi, les plats étoient excellens. Dans la suite nous fîmes préparer les viandes à notre manière ; mais le roi continua de nous fournir à déjeuner, à dîner et une collation ; plus, des provisions pour deux mille personnes, deux cents chevaux et un grand nombre d’éléphans, etc. Il s’en falloit de beaucoup que notre suite fût aussi considérable et je n’eus cependant pas peu de peine, au bout d’un mois, à obtenir de Sa Majesté quelque retranchement sur cette profusion inutile.

Une difficulté sur l’étiquette retarda d’une semaine notre présentation à la cour. Le cérémonial auquel on prétendoit que s’étoient constamment soumis les ambassadeurs de Perse et de la Tartarie usbèque me sembla par trop déraisonnable ; l’usage veut que l’ambassadeur soit amené à la cour par deux officiers qui le tiennent fortement par-dessous les bras. Lorsqu’il arrive devant le roi qui se montre à une fenêtre élevée, l’ambassadeur doit courir à toutes jambes pendant une certaine distance, puis s’arrêter un moment, et faire une prière pour le roi ; ensuite il reprend sa course, s’arrête de nouveau, et prie encore. Après une troisième course, le roi demande à haute voix un habit de cérémonie, le kilut ; cet habit est apporté à l’ambassadeur par un grand officier de la couronne ; ensuite le pauvre ambassadeur est en quelque sorte expulsé de la cour, et ne revoit plus le roi qu’au moment où il reçoit une audience particulière dans le cabinet de Sa Majesté.

Tout étant arrangé, nous nous rendîmes le 5 mars en grand cortège au palais. Après avoir parcouru un quart de lieue, nous arrivâmes à un grand espace découvert sous le palais, ou plutôt sous le château qui sert de résidence au roi. L’espace étoit rempli par le peuple qui étoit rangé sur les côtés de la colline, comme sur un amphithéâtre. En passant sous la porte où l’on avoit établi un orchestre, on nous pria de laisser derrière la plus grande partie de nos gens : nos tambours et nos trompettes reçurent ordre de ne plus se faire entendre. Bientôt après nous descendîmes de cheval, et parcourûmes à pied un espace de cinquante toises. Un escalier nous conduisit à une salle longue et étroite où environ cent cinquante personnes étoient assises et rangées le long des murs dans le meilleur ordre : c’est ce qu’on appelle la salle des gardes. À l’extrémité se trouvoient des hommes richement habillés ; qui se levèrent à notre approche. Nous fûmes reçus avec beaucoup de cérémonie par l’un d’eux, que j’ai su être l’iman du roi, ou le chef de la religion. Il me fit la révérence, me prit les mains, me pria de m’asseoir à côté de lui, et s’entretint avec moi familièrement.

Les officiers de la maison royale se distinguoient par des bonnets singuliers, noirs et rouges, offrant une variété de forme plus bizarre qu’élégante.

L’iman vêtu d’un manteau de cachemire bordé de fourrure, se distinguoit peu des laïcs. Il fit cependant bientôt connoître son caractère en amenant l’entretien sur la religion. Il s’informa des sectes qui divisent les Chrétiens, et parla de celles de
Chiaous-Baschi
l’islamisme. Pendant la conversation nous entendîmes souvent un bruit comparable à celui d’une charge de cavalerie. Il étoit occasionné par les bottes à talons ferrés des gardes et d’autres officiers qui venoient par divisions saluer le roi, et se retiroient en courant précipitamment selon l’étiquette.

Le chiaous-baschi (Voy. la Planche en regard) qui devoit nous introduire, vint nous trouver ; il avoit péniblement étudié la liste de nos noms, et sembloit tout honteux de ne pouvoir prononcer tous ces noms étrangers sans les estropier horriblement.

Il nous aborda avec politesse, et nous pria de lui souffler nos noms à l’oreille au moment où il nous toucheroit. Ensuite il nous conduisit par un passage en pente douce jusqu’à une porte. De là nous entrâmes dans une grande cour, à l’extrémité de laquelle nous vîmes le roi à une fenêtre fort élevée.

La cour étoit oblongue et fermée de hautes murailles sur lesquelles étoient peints des cyprès ; on remarquoit au milieu un bassin et des fontaines. Les gardes du roi se tenoient le long des murs sur trois rangs, et l’on voyait de distance en distance des groupes d’officiers de la couronne. Au fond de la cour étoit un bâtiment dont l’étage inférieur n’offroit ni portes ni fenêtres, mais de fausses arcades ; l’étage supérieur étoit embelli de colonnes et d’arcades en ogives avec des ornemens arabesques. Dans l’arcade du centre se trouvoit le roi, sur un trône magnifiquement doré. Son aspect étoit vraiment royal ; sa couronne et tous ses habits resplendissoient de pierreries. Il n’y avoit autour de lui dans cette salle que des eunuques ; il s’élevoit au-dessus de leurs têtes ; tous étoient muets et parfaitement immobiles. À la vue du roi nous ôtâmes nos chapeaux, et fîmes une révérence profonde ; nous élevâmes ensuite nos mains vers le ciel, comme si nous eussions prié pour ce prince, puis nous nous avançâmes vers la fontaine ; la, le chiaous-baschi répéta nos noms sans aucun titre ni qualification de respect, et il ajouta : « Ce sont des ambassadeurs d’Europe auprès de votre majesté. Puissent les malheurs qui menaceroient votre majesté fondre sur ma tête ! »

Cette formule est de rigueur lorsqu’on qu’on s’adresse au monarque ; elle correspond au salut des anciens Perses : Ô roi, vis à jamais !

Le roi répondit d’une voix forte et sonore : Ils sont les bien venus !

À ces mots nous recommençâmes notre prière, et le même cérémonial eut lieu encore une fois : on nous apporta ensuite les kiluts, ou habits d’honneur.

Un officier ayant dit quelques mots en langue turque, une division de soldats partit aussitôt de chaque côté, en courant avec vitesse. Le bruit des bottes ferrées, et le froissement des armes, produisirent un étrange fracas. Cet ordre se répéta encore deux fois, et d’autres détachemens partirent. À la quatrième, les khans eux-mêmes se retirèrent, à l’exception de quelques-uns qui eurent ordre de s’avancer.

Dans ce moment, le roi se leva avec majesté de son trône, descendit les degrés, appuyé sur deux eunuques, et nous cessâmes de le voir. Les khans qui avoient reçu ordre de s’avancer couroient avec la précipitation requise, tandis que nous avancions à pas lents auprès d’un escalier dont les marches étoient couvertes d’un riche tapis. Nous montâmes les degrés et entrâmes dans la salle d’audience : le roi y étoit assis sur un trône peu élevé, en face de la porte. Nous nous rangeâmes sur une ligne : le roi de Caboul demanda des nouvelles de S. M. Britannique et du gouverneur-général, s’informa de la longueur de notre voyage, et témoigna le désir d’une amitié sincère entre son peuple et le nôtre. Je répondis brièvement à toutes ses questions. Les gentilshommes de l’ambassade se retirèrent ; nous fûmes invités, M. Strachey et moi, à nous asseoir auprès de Sa Majesté. L’iman et le secrétaire-d’État Mounschi-Baschi s’assirent à côté de nous ; les autres courtisans restèrent debout sur un des côtés de la salle.

On ouvrit la lettre du gouverneur-général, écrite en langue persane : elle fut lue avec facilité et élégance par le mounschi-baschi, et le roi y fit la réponse convenable. Je répliquai moi-même ; le roi recommença alors ses questions sur notre voyage et sur l’Angleterre. Lorsque je lui eus dit que le climat et les productions de l’Angleterre ressembloient beaucoup à ceux du Caboul, il dit que la nature avoit destiné les deux royaumes à être unis, et il renouvela ses protestations d’amitié. J’expliquai enfin à Sa Majesté l’objet de ma mission ; elle y fit une réponse aussi amicale que judicieuse, et je me retirai.

Le roi de Caboul étoit un homme âgé de trente ans, d’un teint olivâtre, et il portoit une barbe noire fort épaisse. Rien de plus agréable, et en même temps de plus noble que sa physionomie ; sa voix étoit claire, et son costume d’une rare magnificence. Nous crûmes d’abord qu’il avoit une espèce de cotte de mailles en pierreries ; mais en l’examinant de plus près, nous reconnûmes qu’il étoit vêtu d’une tunique verte, brodée de larges fleurs en or et en pierres précieuses ; par dessus étoit une large pièce d’estomac, enrichie de diamans, dont la disposition imitoit celle de deux fleurs de lis. Il avoit sur chaque cuisse un ornement du même genre, deux larges bracelets d’émeraude au dessus des coudes et une multitude d’autres joyaux. Dans un des bracelets étoit ce fameux diamant, dit le cohi-nour, le plus grand qui existe, et dont on trouve le dessin dans les Voyages de Tavernier. Il avoit aussi plusieurs tours de grosses perles. Sa couronne pouvoit avoir huit ou neuf pouces de hauteur ; elle n’étoit pas seulement ornée de pierreries, mais paroissoit uniquement formée de ces précieux matériaux.

Les rayons dont elle se compose, comme les couronnes antiques, étoient doublés en velours pourpre ; il sembloit en sortir de petites branches avec des pandeloques ; mais l’ensemble en étoit si compliqué, si éblouissant, qu’il étoit difficile de reconnoître les détails.

Le trône étoit couvert d’une étoffe enrichie de perles ; on y voyoit une épée et une petite masse d’armes parsemées de joyaux. La salle étoit ouverte de tous côtés : au centre, soutenu par quatre grandes colonnes, se trouvoit une fontaine de marbre ; le parquet étoit couvert des plus riches tapis ; on avoit placé à chaque angle des pantoufles de soie pour les seigneurs qui devoient s’y tenir debout. Enfin, le coup d’œil de la salle étoit ravissant.

Immédiatement au-dessous est un superbe jardin planté de cyprès et d’autres arbres. L’œil découvre au-delà des prairies charmantes, des pièces d’eau, des ruisseaux argentés, et la perspective est bornée par de hautes montagnes, les unes noirâtres, les autres couvertes de neige.

En quittant le roi, je fus reconduit à la salle des gardes, où tous les gentilshommes de la légation reçurent de riches habits d’honneur.

Je dois toutefois ajouter que, si quelques objets et surtout la richesse extraordinaire du costume royal excitèrent mon étonnement, j’en trouvai beaucoup d’autres fort au-dessous de mon attente. Somme totale, on y voyoit moins les indices de la prospérité d’un État puissant que les symptômes de la décadence d’une monarchie naguère florissante. Je vais en donner une idée.

Pendant que nous étions dans la salle des gardes, nos présens furent apportés au palais. On ne sauroit concevoir la bassesse et la rapacité des officiers chargés de les recevoir. Quelques-uns gardèrent les chameaux sur lesquels on les avoit fait monter ; ils s’emparèrent même de quatre dromadaires de charge, qu’on avoit amenés là par mégarde. Ils dépouillèrent de leur brillante livrée les cornacs des eléphans, et ils prétendirent avec opiniâtreté que deux domestiques anglais, qu’on avoit chargés d’arranger les lustres, étoient des esclaves qui faisoient partie des présens.

De tous les cadeaux qu’on lui offrit, ce qui flatta le plus le roi de Caboul, ce furent un orgue et une magnifique paire de pistolets. Nos bas de soie lui plurent beaucoup ; il nous en fit demander de pareils, et en fut enchanté.

Tel est le pompeux cérémonial de la cour de Caboul. J’eus dans la suite occasion de voir le roi d’une manière moins solennelle : S. M. témoigna le désir de recevoir M. Strachey et moi dans un appartement particulier, dépendant du sérail. Les étrangers n’ayant pas coutume d’y être admis, on nous recommanda de n’y venir que la nuit, et avec une suite peu nombreuse.

Le fils de notre mehmandar nous conduisit du côté opposé à celui où l’audience publique avoit eu lieu. Nous montâmes un escalier étroit, dont notre conducteur eut toutes les peines du monde à trouver l’entrée au milieu des ténèbres. Ayant passé une petite porte, nous vîmes, pour la première et pour la dernière fois, une garde d’Indiens, habillés comme les cipayes au service de la compagnie anglaise. Nous traversâmes en silence plusieurs cours remplies de gardes, et montâmes divers escaliers où régnoit une obscurité presque complète, et enfin nous entrâmes dans une petite salle on ne peut plus mal éclairée. Nous y attendîmes quelque temps ; enfin on tira un rideau, et nous découvrîmes une chambre parfaitement illuminée : le roi y étoit assis dans une espèce de petite niche, entouré de six eunuques, les mains jointes devant lui.

Le roi avoit un manteau de cachemire brodé en or, avec une bordure de pierreries. Sa couronne étoit beaucoup plus simple : elle consistoit en un grand bonnet rouge, avec une large bordure de velours vert enrichie de pierres précieuses. De cette bordure sortoient deux bandes étroites d’or et de diamans, qui se croisoient comme les couronnes fermées des monarques européens. Nous fîmes en entrant une révérence, et nous nous assîmes. Le roi dit amicalement qu’il nous avoit envoyé chercher pour s’entretenir avec nous sans réserve : il craignoit que le séjour de Peshawer ne nous fût peu agréable, et regrettoit de ne pas s’être trouvé à Caboul au moment de notre arrivée.

L’éloge qu’il fit de ce pays fut adroitement saisi par l’iman qui en exagéra toutes les beautés. Énumérant toutes les provinces des vastes États de son maître, et louant tout outre mesure, il ne mahquoit cependant pas de donner la préférence à Caboul. Ces flatteries firent sourire le roi.

Pendant cette conversation, un eunuque apporta la pipe du monarque : jamais je n’ai rien vu de plus précieux, elle étoit d’or émaillé, et enrichie de pierreries. Le foyer où l’on brûle le tabac représentoit un paon de la grosseur d’un pigeon, des pierres précieuses et des émaux en composoient les plumes.

Il étoit fort tard, lorsque l’iman nous avertit qu’il étoit temps de nous retirer. Nous sortîmes comme nous étions entrés, et nous traversâmes de nouveau la ville où régnoit le plus grand calme.

Cette entrevue fit sur nous l’impression la plus favorable. On croira difficilement qu’un monarque oriental puisse avoir un aussi bon ton, et conserver sa dignité, en même temps qu’il s’efforce de plaire.