Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Description de la ville et de ses environs


DESCRIPTION
DE LA VILLE ET DE SES ENVIRONS.

La plaine où est située la ville de Peshawer est presque circulaire, et d’environ neuf lieues de diamètre. Excepté vers l’orient, elle est entourée de montagnes, dont les plus remarquables sont la chaîne du Caucase indien au nord, et le pic de Suffaidcoh au sud-ouest. La partie septentrionale est baignée par trois branches de la rivière Caboul, qui y font leur jonction ; elle est aussi arrosée par de petits ruisseaux, tels que le Barra et le Budina.

Les campagnes produisent en abondance des prunes, des pêches, des poires, des coins et des pommes de grenade. Les mûriers sont les arbres les plus nombreux. On y remarque aussi quelques groupes pittoresques de dattiers, et le figuier des Banians. Jamais on n’a vu une population aussi grande rassemblée sur un si petit espace. Du sommet d’une hauteur, le lieutenant Macartney a compté trente-deux villages dans une enceinte de quatre milles. Ces villages sont en général grands et très-propres ; ils ont presque tous des avenues d’arbres. On passe les courans d’eau sur de petits ponts de maçonnerie, ornés chacun d’une tour à leur extrémité.

La ville est bâtie sur un terrain inégal ; elle a deux lieues de circuit, et compte cent mille habitans. Les maisons pour la plupart sont en briques cuites au soleil et en charpente, et élevées de trois étages. Le rez de chaussée est communément occupé par des boutiques ; les rues sont étroites comme on doit s’y attendre dans un pays où l’on ne se sert pas de chariots à roues ; elles sont pavées, mais ce pavé, s’inclinant vers le ruisseau qui est au milieu, elles sont très-glissantes, et l’on y marche difficilement. Deux ou trois ruisseaux, dont les bords sont plantés de saules et de mûriers, en traversent les différens quartiers.

Les mosquées sont très-nombreuses, mais il n’y a pas d’autre édifice remarquable que le balla-hissaur, et un très-beau caravanserai. Le balla-hissaur où le roi nous a reçus est un château mal fortifié, sur une colline au nord de la ville.

Les habitans sont d’origine indienne, et parlent la langue du pays aussi bien que celle de l’Indoustan. Le concours des étrangers y est considérable, surtout lorsque le roi y fait une résidence momentanée.

Un peu avant le lever du soleil, le peuple se rend en foule aux mosquées pour faire la prière du matin. On voit alors passer les grands qui vont de bonne heure à la cour. Ils sont toujours à cheval, précédés de dix à douze valets de pied qui marchent très-vite, en bon ordre, et en silence. Bientôt après, les rues se remplissent d’hommes de toutes les nations, et portant toutes sortes de costumes. On ouvre les boutiques où sont exposés en vente des fruits secs, des noix, du pain, de la viande, des bottes, des souliers, des selles, des balles de drap, de la quincaillerie, des habits tout faits, des livres, etc. Les plus élégantes sont celles des fruitiers. Les melons, les pommes, les prunes, et même les oranges, qui sont fort rares dans le pays, sont rangés en pile, et mêlés avec quelques-uns des fruits des Indes. On remarque aussi les cuisines publiques où l’on sert, comme en Chine, toutes sortes de mets dans des vases de terre peints et vernissés. Les rues sont remplies de marchands ambulans qui crient des légumes et du lait caillé. Les porteurs d’eau vendent leur marchandise dans des sacs de cuir, et l’annoncent comme nos marchands de coco, en frappant sur un gobelet de cuivre.

Les habitans de la ville ont des turbans blancs et des robes amples de couleur blanche ou brune ; quelques-uns portent des manteaux de peau de mouton. Les Persans et les Afghans ont des tuniques de laine brune et des bonnets de peau de mouton noir ou de soie teinte. Les Kybériens se distinguent par des sandales de paille, et par leur habillement tel qu’il convient à des montagnards ; les Indous, par leurs longues barbes et l’habillement de leur pays. Les Hazaurehs sont peut-être moins remarquables par leurs bonnets coniques de peau, dont la laine forme une espèce de frange, et par leur large face et leurs petits yeux, que par le défaut absolu de barbe. (Voyez la
Hazaureh.
Planche en regard.) On voit parmi eux des femmes avec de longs voiles qui descendent jusqu’à leurs pieds.

Lorsque le roi passe, les rues sont obstruées par des soldats à pied et à cheval, par des dromadaires portant des pierreries, et par des hommes qui tiennent des étendards rouges et verts.

En tout temps on voit des dromadaires ou des chameaux de la Bactriane, fortement chargés, parcourir à pas lents les quartiers de la ville ; des mulets sont attaches çà et là par huit ou par dix, pendant que leurs conducteurs prennent des rafraîchissemens dans une espèce d’auberge, ou fument dans les rues.

Les Anglais se promenoient librement dans la ville ; quelquefois les passans les saluoient, en prononçant la formule mahométane : Salem-Alèki ; quelquefois aussi un mendiant leur demandoit l’aumône, en disant que la vie est courte et la charité immortelle, ou en observant que ce qui étoit peu de chose pour le bienfaiteur étoit beaucoup pour l’obligé ; quelquefois un enfant, nous apercevant à une fenêtre, avertissoit par ses cris les femmes, qui s’empressoient de venir nous voir.

Rien n’est plus commun dans les campagnes, que de voir des paysans, le faucon sur le poing, et suivis de chiens de chasse, faire la guerre au gibier. Les naturels ont une passion incroyable pour la chasse à l’oiseau, au tir et au filet. Le roi lui-même va quelquefois chasser au faucon, déguisé en Afghan, et suivi d’une seule personne.

Rien n’égale la civilité des gens de la campagne. Ils nous invitoient souvent à entrer dans leurs jardins ; quelquefois ils s’emparoient malgré nous de la bride des chevaux, et ne nous permettaient point de passer jusqu’à ce que nous eussions accepté à déjeuner ou promis de revenir un autre jour.

Le soir, nous allions visiter à cheval les nombreux jardins qui entourent la ville. Ces jardins sont ordinairement embellis d’edifices, parmi lesquels on remarque des tombeaux mahométans, surmontés de coupoles. Ce qu’il y a surtout d’admirable dans ces jardins, c’est l’abondance des roses. Il n’y a point, en été, de mendiant ou d’enfant déguenillé qui n’ait les mains pleines de ces belles fleurs.

Le jardin royal s’appelle Shah-Lemaun et est de forme oblongue ; la partie septentrionale distincte du reste est disposée irrégulièrement, et plantée d’arbres. Le reste forme un carré divisé par avenues qui se croisent au milieu du jardin ; celle qui va de l’est à l’ouest est formée par de belles rangées de cyprès et de planes, plantés alternativement ; elle contient trois allées parallèles, et deux grands parterres de pavots d’orient. À l’est de cette promenade se trouve une porte d’entrée ; à l’ouest une belle maison contenant une grande salle et deux autres appartemens. L’espace du nord au sud est aussi bordé de cyprès et de planes, derrière lesquels sont des buissons très-serrés, de rosiers rouges, blancs et roses, et de rosiers du Bengale[1], de jasmin blanc et jaune, de cistes et d’autres arbrisseaux à fleurs.

Entre les allées se trouvent six bassins, tellement disposés que l’eau tombe continuellement de l’un dans l’autre. Au centre du dernier bassin est une maison d’été, haute de deux étages, et entourée de fontaines. Le nombre des fontaines est de soixante-dix en tout.

Le reste du jardin offre une multitude d’arbres fruitiers : quelques-uns sont plantés si près les uns des autres que le soleil a de la peine à y pénétrer en plein midi ; aussi y trouve-t-on un abri fort agréable contre la chaleur.

Les murailles de la maison d’été sont couvertes de sentences en vers persans, sur l’inconstance de la fortune.

Les personnes qui venoient nous voir le plus fréquemment, étoient Mirza-Géramné-Khan, fils d’un grand seigneur persan, et Moubla Behramund, tous deux fort instruits.

Parmi les visites que je fis, je ne dois pas oublier celle que j’allai faire à un homme qui avoit la réputation de saint, et qui s’appeloit Schaikh-Swuz. Le roi et son premier ministre vont souvent le voir, mais ils ne consentent jamais à s’asseoir devant lui, quelques instances qu’il puisse leur faire.

Je me rendis à son petit jardin ; voyant à une certaine distance quelques personnes bien habillées, je me disposois à les saluer, lorsque quelqu’un qu’un près de moi me donna le bonjour. En me retournant j’aperçus un vieillard vêtu comme un journalier, et qui paroissoit occupé à travailler à la terre : c’étoit le saint en question ; les autres personnes étoient des seigneurs qui se tenoient à une certaine distance par respect ; il y avoit parmi elles un jeune homme, frère de la reine, et fils d’un ancien visir. Le saint nous fit asseoir sur des mottes de terre qu’on venoit de retourner, et parla de toutes sortes de choses, excepté de religion. Il s’exprimoit avec volubilité, sans affecter les airs d’un béat : la seule chose où il mit de l’affectation, ce furent ses regrets de n’avoir rien à nous offrir, et la proposition d’envoyer chercher à l’auberge de quoi nous donner à diner.

  1. On sait que ces derniers fleurissent en toute saison.