Système des beaux arts/I/Introduction et division

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 31-40).

PREMIÈRE SECTION.


ARCHITECTURE




Quand l’art apparaît dans le monde réel et s’y développe sous une forme déterminée, c’est comme art particulier ; aussi, en traitant d’un art spécial, nous pouvons en même temps parler du commencement réel de l’art. Mais s’il est un art à qui il soit donné d’inaugurer la représentation de l’idée du beau, il doit en même temps nous offrir un ensemble de formes particulières. Si donc, en parcourant le cercle des arts, nous traitons d’abord de l’architecture, cela ne veut pas seulement dire qu’elle doit occuper cette place dans l’ordre logique, mais qu’elle est, historiquement parlant, le premier des arts. Nous n’essayerons pas, toutefois, de résoudre, soit par le raisonnement, soit à l’aide des faits, la question de savoir qu’elle a été le commencement des beaux-arts. Nous devons exclure de notre recherche l’histoire qui ne s’appuie que sur des données empiriques, aussi bien que les réflexions superficielles, les conjectures et les idées si diverses que l’on peut se former si facilement à ce sujet.

Les hommes, en effet, sont ordinairement portés à vouloir se représenter une chose à son origine, parce que le commencement est la forme la plus simple sous laquelle elle se montre. À cela se joint une arrière pensée plus ou moins obscure, c’est que cette forme simple manifeste la chose dans son idée et son type originel. Le développement de cette forme élémentaire, jusqu’au point que l’on a spécialement à considérer, se comprend dès lors avec d’autant plus de facilité, d’après cette maxime triviale : qu’un perfectionnement successif a conduit insensiblement l’art à ce degré. — Mais, en réalité, le simple commencement est, quant à son contenu, quelque chose d’aussi insignifiant en soi qu’il doit paraître accidentel aux yeux du philosophe ; bien qu’à cause de cela même une telle origine soit, selon les idées vulgaires, d’autant plus facile à comprendre. C’est ainsi que l’on raconte, par exemple, pour expliquer l’origine de la peinture, l’histoire d’une femme qui avait tracé la silhouette de son amant pendant qu’il dormait. On fait aussi commencer l’architecture, tantôt par une caverne, tantôt par un morceau de bois grossièrement taillé. De pareils commencements sont en soi si faciles à comprendre que l’origine de l’art ne paraît plus avoir besoin d’aucune autre explication. Les Grecs, en particulier, ont inventé, non seulement sur l’origine des beaux-arts, mais sur celle des institutions morales et des relations sociales, beaucoup d’histoires gracieuses, par lesquelles se satisfaisait ce besoin de se représenter la première naissance des choses. Si de pareils commencements ne sont pas historiques, ils ne doivent pas davantage avoir la prétention de faire comprendre comment les choses naissent en vertu de leur idée. Le vrai mode d’explication doit être cherché dans les limites de l’histoire.




DIVISION.


Nous avons à marquer un commencement d’après l’idée même de l’art. Le premier problème de l’art consiste à façonner les formes du monde physique, de la nature proprement dite, à disposer le théâtre sur lequel apparaît l’esprit, et en même temps à incorporer à la matière une idée, à lui donner une forme, idée et forme qui restent extérieures à elle, puisqu’elles ne sont ni la forme ni l’idée immanentes. L’art à qui s’adresse ce problème, est, comme nous l’avons vu, l’architecture, dont le premier développement a précédé celui de la sculpture, de la peinture et de la musique.

Si nous remontons maintenant aux premiers commencements de l’architecture, nous trouvons la cabane comme habitation de l’homme, et le temple comme enceinte consacrée au culte de la divinité, et où se réunissent ses adorateurs. C’est là tout ce que nous pouvons saisir à l’origine comme point de départ. Pour déterminer ce commencement d’une manière plus précise, on s’est attaché ensuite à la différence des matériaux, et l’on s’est divisé sur la question de savoir si l’architecture avait commencé par les constructions en bois, ainsi que le pense Vitruve (que Hirt a aussi sous les yeux dans beaucoup de ses jugements) ou par des constructions en pierre. Cette différence ne manque pas, sans doute, d’importance ; car elle ne concerne pas seulement y comme on pourrait le croire ici, au premier coup d’œil, les matériaux extérieurs. À ceux-ci sont liées essentiellement des formes architectoniques fondamentales, le mode d’ornementation, par exemple. Nous pouvons cependant négliger entièrement cette distinction comme un côté simplement extérieur, qui regarde plutôt l’élément empirique et accidentel. Nous nous attacherons à un point plus important.

Dans la maison, le temple, en effet, et les autres édifices, le point essentiel qui nous intéresse ici c’est que de pareilles constructions ne sont encore que de simples moyens qui supposent un but extérieur. La cabane et le temple supposent des habitants, des hommes, la statue des dieux pour lesquels ils ont été construits. Ainsi d’abord est donné, en dehors de l’art, un besoin dont la satisfaction, conforme à un but positif y n’a rien de commun avec les beaux-arts, et ne produit encore aucun ouvrage qui leur appartienne. De même encore, l’homme aime à danser et à chanter ; il éprouve le besoin de communiquer sa pensée par le langage. Mais parler, danser, pousser des cris ou chanter n’est pas encore la poésie, la danse, la musique. Si maintenant, dans le cercle de l’utilité architectonique propre à satisfaire des besoins particuliers, soit de la vie journalière, soit du culte religieux, soit de la société civile, perce déjà la tendance à une forme artistique et à la beauté, nous avons encore, dans ce mode d’architecture, à établir une division. D’un côté est l’homme, l’image du dieu comme le but essentiel, pour lequel, d’autre part, l’architecture ne fournit que le moyen ; savoir : l’abri, l’enceinte, etc. Nous ne pouvons cependant faire, de cette séparation, le point de départ qui est de sa nature quelque chose d’immédiat, de simple et non une telle relation, un rapport aussi essentiel. Nous devons chercher un point ou une pareille distinction n’apparaisse pas encore.

Sous ce rapport, j’ai déjà dit plus haut que l’architecture correspond à la forme symbolique de l’art et réalise le principe de celle-ci de la manière qui lui est la mieux appropriée ; parce que l’architecture en général n’est capable d’exprimer les idées qui résident dans ses œuvres que par un appareil extérieur de formes matérielles que l’esprit n’anime pas et qui lui sert d’abri ou d’ornement. Or, au commencement de l’art, nous trouvons des monuments où la distinction entre le but et le moyen, entre l’homme, par exemple, ou l’image du dieu, et l’édifice comme destiné à l’accomplissement de ce but n’apparaît pas encore. Nous devons porter d’abord nos regards sur ces ouvrages d’architecture qui ont, en quelque sorte, comme ceux de la sculpture, une existence indépendante, et qui ne trouvent pas leur sens dans un autre but ou besoin, mais le portent en eux-mêmes. Ceci est un point de la plus haute importance, que je n’ai encore vu développé nulle part, quoiqu’il réside dans l’idée de la chose même, et que seul il puisse donner une explication des formes extérieures, si nombreuses et si diverses de l’architecture, et un fil conducteur à travers ce labyrinthe. Cette architecture indépendante ne s’en distinguera pas moins de la sculpture puisque, comme architecture, ses œuvres ne peuvent représenter rien de vraiment spirituel, de personnel, rien qui ait en soi le principe de sa manifestation extérieure conforme à sa nature intime. Ce sont des œuvres qui ne peuvent porter l’empreinte d’une idée, dans leur aspect extérieur, que d’une manière symbolique. Par là cette espèce d’architecture, aussi bien par son fond que par sa représentation extérieure, est, à proprement parler, symbolique. Ce qui a été dit du principe à ce premier degré de l’art s’applique également À son mode matériel de représentation. Ici également la simple différence de la construction en bois de la construction en pierres ne suffit pas, cette différence n’étant relative qu’à la manière de limiter un espace, de former une enceinte destinée à un but religieux ou humain, comme cela a lieu dans les maisons, les palais, les temples, etc. Un pareil espace peut aussi bien s’obtenir en creusant des masses déjà solides, ou, vice versâ, en construisant des murailles et des toits qui forment une enceinte. Or, avec aucun de ces deux genres de travaux ne peut commencer l’architecture indépendante, que nous pouvons, pour cette raison, appeler sculpture inorganique. Car, si l’on élève des représentations indépendantes en elles-mêmes, c’est sans chercher à atteindre le but d’une beauté libre et la manifestation de l’esprit dans sa forme corporelle la plus parfaite ; mais, en général, elle met sous nos yeux une forme symbolique destinée à montrer et à exprimer simplement une idée.

Cependant, l’architecture ne peut pas s’arrêter à ce point de départ. Sa mission consiste précisément à façonner pour l’esprit déjà donné, pour l’homme, ou pour les images visibles de ses dieux, sorties de ses mains, la nature extérieure comme appareil environnant, à la travailler idéalement, artistiquement dans le sens de la beauté. Ce monument, dès lors, ne porte plus en lui-même sa signification, il la trouve dans un autre objet : dans l’homme, ses besoins, les usages de la vie de famille, de là société civile, du culte, etc. ; et, par conséquent, il perd l’indépendance des œuvres de l’architecture symbolique.

Nous pouvons, sous ce rapport, faire consister le progrès de l’architecture en ceci : qu’elle laisse apparaître la différence indiquée plus haut entre le but et le moyen, et leur distinction nette, qu’elle bâtisse dès lors pour l’homme ou pour l’image à forme humaine, façonnée par la sculpture, une demeure architectonique, un palais, un temple conforme à sa destination.

Au troisième et dernier degré se réunissent les deux moments antérieurs. La séparation des deux termes subsiste, et toutefois l’architecture reparaît sous sa forme indépendante.

Ces trois points de vue appliqués à la division de l’architecture dans son ensemble, nous donnent la classification suivante, qui reproduit les différences essentielles de la chose même, en même temps que son développement historique :

1o L’architecture symbolique proprement dite ou indépendante.

2o L’architecture classique qui, laissant à la sculpture le soin de façonner l’image individuelle de l’esprit, dépouille l’architecture de son indépendance, la réduit à dresser un appareil inorganique, façonné avec art, et approprié à des desseins et à des idées que l’homme réalise de son côté d’une manière indépendante.

3o L’architecture romantique (quels que soient les noms qu’on lui donne, mauresque, gothique ou allemande), dans laquelle, il est vrai, les maisons, les églises, les palais ne sont également que des habitations et des lieux de réunion pour des besoins civils ou religieux et des occupations d’un ordre spirituel, mais, d’un autre côté, ne se rapportent qu’indirectement à ce but, se disposent et s’élèvent, pour eux-mêmes, d’une manière indépendante.

Si donc, l’architecture, d’après son caractère fondamental, reste toujours l’art éminemment symbolique, toutefois les formes symbolique, classique, romantique, qui marquent le développement général de l’art, servent de base à sa division. Elles sont ici d’une plus grande importance que dans les autres arts. Car, dans la sculpture, le caractère classique, et dans la musique le caractère romantique, pénètrent si profondément le principe même de ces arts qu’il ne conserve plus qu’une place plus ou moins étroite dans leur développement. Dans la poésie, enfin, quoique le cachet de toutes les formes de l’art puisse s’empreindre facilement sur ses œuvres, nous ne devons pas cependant établir la division d’après la différence en poésie symbolique, classique et romantique, mais d’après la classification plus propre à la nature de cet art, en poésie épique, lyrique et dramatique. L’architecture, au contraire, est l’art qui s’exerce par excellence dans le domaine du monde physique. De sorte qu’ici, la différence essentielle consiste à savoir si le monument, qui s’adresse aux yeux renferme, en lui-même son propre sens, ou s’il est considéré comme moyen pour un but étranger à lui, ou si enfin, quoiqu’au service de ce but étranger, il conserve en même temps son indépendance. Le premier cas répond au genre symbolique proprement dit ; le second au classique, puisqu’ici l’idée parvient à se représenter elle-même d’une manière propre et qu’en même temps l’élément symbolique n’y est adapté que comme simple accompagnement extérieur ; ce qui est conforme au principe de l’art classique. La réunion des deux caractères se manifeste parallèlement avec l’art romantique. Car, si celui-ci se sert de l’élément extérieur comme moyen d’expression, il l’abandonne cependant pour se retirer en lui-même, et, dés lors, il peut le laisser se développer librement et obtenir une forme indépendante.