Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/I

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I

Immonde, impur.


Impur ne se doit point dire quand il est question des impuretez légales des Juifs. Hors cela on peut dire impur, au lieu d’immonde ; comme, par exemple, en parlant du demon : l’esprit impur, l’esprit immonde, & c’est critiquer à plaisir que de pretendre, comme fait l’Auteur des Remarques nouvelles, que l’esprit impur n’est pas une expression correcte. J’avouë que l’esprit immonde est bien dit, mais cela n’empêche pas que l’esprit impur ne soit bien dit aussi. Tout dépend de l’occasion, ou l’on place les mots.


Mots composez de in.

Nous disons fort bien : impeccable, intarissable, innombrable, inépuisable, & cependant l’on ne dit point peccable, tarissable, nombrable, épuisable ; j’en dis autant d’insurmontable, incurable, insatiable, & de quelques autres, comme : inéfacable, inéfable, inscrutable, inextricable : à quoy j’ajoûte imperceptible, indicible, infructueux, inadvertance, indolence ; car on ne dit point, perceptible, dicible, fructueux, &c. On y peut joindre, invincible, inévitable, indispensable, indubitable, & impie, que j’ay remarqué dans mon premier Volume être inusités au simple.

Il est vray que l’Auteur des Remarques nouvelles, en parlant d’évitable, m’attribuë de n’avoir observé que celuy-là ; mais il fait voir en cela ou sa bonne foy, ou son exactitude. Ces quatre ou cinq mots que j’ay rapportez valent bien inéxorable, implacable & irreconciliable, qu’il me reproche d’avoir oubliez, & qu’il regarde apparemment comme les seuls qu’on puisse ajoûter à inévitable.

Les mots qui commencent par R. prennent ir au lieu de in, devant eux, comme : irreligion, irreverence &c. Et de ceux-là nous en avons quelques-uns, dont les simples sont aussi hors d’usage, comme : irreparable, irrevocable, irreconciliable, irremediable, irreprochable.

J’ay oublié de rapporter avec ceux en, in, incomprehensible, incongruité, indecis, inenarrable, infatigable, intrepide, intrepidité, inviolable, invulnerable ; car on ne dit point comprehensible, congruité, decis, enarrable, fatigable &c. Ajoûtons-y incontestable, indomptable, inexpiable, immanquable, imprenable, intraitable, infiniment, inopiné : car on ne dira pas finiment, opiné &c.

Les mots qui commencent par une L. prennent il, au lieu de in. comme illicite, illegitime. Nous n’avons, je crois, que ces deux là où il ait la force d’une negation ; ils sont tous deux usités au simple, comme : licite, legitime.

Avant que de finir cette remarque, il n’est pas inutile d’observer qu’il y a des mots composez de in, lesquels sont inusitez au simple, quand la proposition est affirmative, & usitez quand elle est negative, tels que sont, incompatible, inconsolable, inconcevable, inexplicable ; par exemple, on dira bien, cela n’est pas concevable, cela n’est pas compatible, & cependant l’on ne dira pas, il est consolable, cette difficulté est explicable, cela est concevable, cela est compatible &c. ce sont des bizarreries de l’usage.


Jalousie, avoir de la jalousie.

Exemple[1]. La jalousie que les Connoisseurs ont les uns des autres, fait qu’au lieu de se rendre justice mutuellement, ils gardent un silence religieux sur le merite des Livres.

On dit : avoir de la jalousie d’une chose, mais on ne dit point avoir de la jalousie de quelqu’un, il faut dire : contre quelqu’un. L’Auteur devoit donc mettre : la jalousie que les Connoisseurs ont les uns contre les autres ; & non, les uns des autres. Il est vray qu’on dit, être jaloux de quelqu’un, mais on ne dit pas pour cela, avoir de la jalousie de quelqu’un.


Il se dit que.

Je suis bien trompé si ce n’est là une Phrase Provinciale : Je sçay qu’on dit, il se dit bien des choses de luy, il se dit bien des nouvelles, il se dit bien des mensonges ; mais pour, il se dit que, c’est une Phrase barbare. Il se dit de Saint Ignace, qu’il lisoit tous les jours au matin un des Chapitres de ce Livre, dit un certain Traducteur de l’Imitation. Voila une authorité, je l’avouë ; mais tous les Traducteurs de l’Imitation ne sont pas des modelles de politesse en nôtre Langue.


Il n’y a si &c.

Cette façon de parler : il n’y a si &c. n’est que du stile mediocre & du discours familier, mais elle y est tres-élegante : Il n’y eut si petit espace qui ne fut rempli de ses troupes, dit M. de Vaugelas. On se portoit, dit le même Auteur, la pointe de l’épée contre le visage les uns des autres, & il n’y avoit homme si lâche qui s’en pût défendre.

Dans le discours sublime, j’aimerois mieux un autre tour, quoi que plus long. Dans l’entretien, par exemple, je ne crois pas qu’on dût faire difficulté de dire : il n’y eut famille si pauvre qui ne s’efforçât de contribuer par ses charitez à une œuvre si sainte ; mais dans un discours d’un stile un peu élevé, je crois qu’il faudroit dire : il n’y eut point de famille, pour pauvre, ou, quelque pauvre qu’elle fût, qui ne s’efforçât de contribuer par ses charitez à une œuvre si sainte.


Imiter.

Imiter ne se dit que du moindre au plus grand, ou d’égal à égal ; & une personne qui parlera bien, ne dira point par exemple, que Dieu imite les hommes, à moins qu’il ne veüille marquer que Dieu prend quelquefois plaisir à s’abaisser jusques-là. On dit, imiter ses Ancestres, imiter les Grands, imiter les Saints, imiter un Auteur. Selon ce principe, je ne sçay si l’on doit approuver l’expression d’un certain Ecrivain, qui aprés avoir parlé du Testament de ce Philosophe, qui ordonna que son corps fût jetté à la voirie, pour être encore bon à quelque chose aprés sa mort : ajoûte qu’un saint Evêque imita la generosité de ce Philosophe, dans une maladie dont il crut mourir à Padouë, en legant son corps aux Chirurgiens de cette Ville pour en faire une Anatomie. Il me semble que ce n’est pas bien s’y prendre pour loüer un saint, que de dire qu’il imita la generosité d’un Payen, puisque la vertu d’un Philosophe est fort au-dessous de celle d’un Chrêtien.


Intestin, Interne, Interieur.

Voicy la difference qu’il y a entre ces trois mots. Intestin adjectif ne se dit que dans le figuré, interne que dans le Physique, & interieur que dans le moral. Une guerre intestine, une maladie interne, une joye interieure.

Intestin se dit en mauvaise part, & interne & interieur en bonne & en mauvaise. On ne dira pas une paix intestine, comme on dit une guerre intestine : mais interieur & interne se disent également en bien & en mal : une fiévre interne, un remede interne, une joye interieure, une tristesse interieure.


Immisericordieux.
Impieusement, incharitable.

Personne, à ce que pretend un certain Puriste[2], n’a besoin d’être averti que ces mots ne se disent pas ; On ne voit neanmoins aujourd’huy que précieux & que précieuses affecter ces sortes de termes, & il n’y a pas long-tems que j’entendois dire de sang froid, Intheologien, Inphilosophe &c. Il faut pourtant tenir ici un milieu, car il y a des mots qui s’accommodent mieux que d’autres de cette particule in, & je me souviens là-dessus d’inconvertible, que j’ay oüy dire avec beaucoup de grace en un sens moral, à un Prédicateur qui possedoit bien nôtre Langue[3]. Si les personnes du Siecle, disoit-il, se convertissent dans le monde, serez-vous inconvertible dans le Monastere ? ce mot est hardi ainsi employé dans le figuré, mais il est bien placé dans cet exemple.


Jadis.

J’ay dit dans mes premieres Réflexions, que ce mot n’étoit bon qu’en Poësie ; je m’en retracte, il est tres-beau en Prose quand on sçait bien le placer ; & il me semble que M. de Vaugelas l’employe si à propos, en parlant de cette fameuse Ville de Persépolis qu’Alexandre brûla, qu’on pourroit dire encore aujourd’huy avec la même grace qu’il l’a dit autrefois : Tel fut le destin de cette Ville, l’œil de l’Orient & le Siege de son Empire, où venoient autrefois tant de Nations emprunter des Loix pour se policer, qui fut jadis l’unique terreur de la Grece, & qui ayant équipé une Flotte de mille voiles, & assemblé les Armées prodigieuses, dont l’Europe fut inondée, couvrit la Mer de vaisseaux, perça les Montagnes, & les rendit navigables.

J’en dis autant de cet autre Exemple : alors Marie avoüa que le tout-Puissant avoit accompli en elle les promesses qu’il avoit fait jadis à leurs Peres. Ce terme a sur tout de la beauté dans le stile sublime, parce que les vieux mots donnent souvent de la majesté au discours. Le Prédicateur dont nous venons de parler dans la remarque precedente, disoit dans un celebre Auditoire, en parlant de la profession Religieuse, ce seroit une chose bien digne de nos larmes, qu’une profession jadis si venerable vint à tomber dans le mépris par nôtre tiedeur & nôtre negligence. C’est suivant ces Exemples qu’on a dit dans l’Edition nouvelle de l’Imitation, qui paroît à present sous son ancien Titre de Consolation Interieure. David ce Roy si pieux, dansa devant l’Arche par un transport divin, en repassant dans sa memoire les faveurs que Dieu avoit jadis accordées à ses Peres[4].


Idole.

L’un des deux Auteurs, dont nous avons déja rapporté tant de fautes, pretend qu’Idole ne convient qu’à des figures fabriquées, pour être l’objet d’un culte Religieux ; il a voulu dire, d’un culte superstitieux, ou bien d’un culte Divin ; car nos Images, par exemple, ne sont pas des idoles, mais cela n’est rien, voyons ce que signifie le mot d’Idole : selon le Grec, il se dit de toute figure, qui nous represente quelque chose ou de vray, ou de fabuleux, si ce n’est dans les Auteurs Ecclesiastiques où il se prend particulierement pour les Dieux des Payens. Homere & Plutarque appellent même de ce nom, les images que l’esprit se forme des objets ; & un autre Auteur appelle ainsi le corps de l’homme, quand il est mort : l’ame (dit-il) abandonnant le corps son domicile, ne laisse aprés elle qu’un idole froid & corruptible[5].

Nous n’étendons pas moins en François la signification de ce terme, & nous appellons Idole les spectres, les phantômes, & tout ce qui n’ayant qu’une apparence de verité peut imposer aux yeux : comme, par exemple : Orphée croyoit ramener Euridice, & il ne trouva qu’une vaine idole. Cerisi a dit dans sa Metamorphose :

Et que le sens charmé d’une trompeuse Idole,
Doute si l’oiseau nage, ou si le poisson vole.


Ainsi c’est se tromper que de croire avec nôtre Censeur, que ce terme ne puisse signifier que des Images de faux Dieux.


Il n’y a pas d’apparence,
Il n’y a pas moyen.

C’est une expression fort irreguliere, mais fort en usage. Voila un grand orage, il n’y a pas d’apparence de partir par ce tems-là ; pour, il n’y a pas moyen. Il envoya dire aux Grecs, que de penser tirer la guerre en longueur, il n’y avoit pas d’apparence, à cause que l’Hyver étant proche, il n’y avoit pas assez de vivres pour une si grande Armée[6].

Ce qui rend cette façon de parler irreguliere, c’est qu’il y a quelque chose de sous-entendu. Quand je dis, par exemple, il n’y a pas d’apparence de partir par ce tems-là, cela veut dire ; il n’y a pas d’apparence qu’il soit raisonnable, qu’il soit convenable de partir par ce tems-là. Il y a peu d’expressions irregulieres dans nôtre Langue, dont on ne pût rendre ainsi raison, si l’on vouloit un peu les examiner.


Il est force, &c.

C’est une Phrase dont la construction ne paroît pas d’abord, mais qu’il est neanmoins facile de trouver. Il est, est mis là pour, il y a. Comme quand nous disons, il est des hommes, pour ; il y a des hommes : il est force, est donc mis pour, il y a force. En sorte que quand on dit : il est force que cela soit, c’est comme si l’on disoit : il y a force, c’est à dire, necessité, afin que cela soit : car le que est mis là pour afin que. Quand une fois les membres plient, il est force, dit M. de Vaugelas, que le corps cede & succombe sous le poids.


Incartade.

Il y a des personnes qui n’oseroient se servir de ce mot que dans la conversation ; on peut neanmoins l’employer ailleurs, & le Pere Cheminais s’en sert, ce me semble, fort à propos dans cet Exemple : je ne dis rien de ces refus outrageans, qu’il faut souvent essuyer ; de ces brusques incartades & de ces éclats fâcheux de creanciers avides, d’autant plus acharnez à nous faire insulte, qu’ils esperent nous contraindre plus aisément par les voyes d’honneur[7].


Inventer le premier.

Il semble à quelques personnes qu’il suffise de dire inventer sans ajoûter le premier, & qu’on ne puisse inventer, qu’on n’invente le premier. On entend neanmoins dire fort souvent, ces Peuples sont les premiers qui ont inventé la Musique, qui ont inventé la navigation, &c. & c’est fort bien parler ; car comme on peut ignorer une chose qui aura déja été inventée par d’autres, on peut par consequent l’inventer soi-même aprés, & les autres l’auront inventée les premiers ; Aussi M. de Vaugelas ne fait pas difficulté de dire, en parlant des Tyriens. Ce Peuple a été le premier qui a inventé les Lettres[8]. Les raffinemens gâtent tout en matiere de langage.


S’informer à quelqu’un,
S’informer de quelqu’un.

Ce n’est pas la même chose ; la personne à qui l’on demande des nouvelles d’une autre, est celle à qui l’on s’informe, & la personne dont on demande des nouvelles, est celle de qui l’on s’informe. Si, par exemple, je suis en peine d’un amy & que j’en demande des nouvelles, je m’informe de mon amy : & la personne à qui je m’adresse pour en sçavoir, est celle à qui je m’informe. Les Provinciaux ont besoin de cette Remarque.


Il me tarde.

Cette façon de parler n’est que du discours familier, mais elle y est élegante. Quoy ? vous verrez regner ce monstre, & vous le souffrirez ? Pour moy il me tarde que je ne le voye attaché en Croix, payer à tous les Rois & à tous les Peuples de la Terre, la peine de sa perfidie[9].


Incapable.

Incapable, en quelque sens qu’on le prenne ne convient qu’à la personne. Un homme incapable d’une lâcheté, incapable de faire du mal. La vieillesse rend les gens incapables de travail, &c. on ne dira pas de même, qu’une chose est incapable, & ce ne seroit qu’à un Etranger qu’on pourroit pardonner, de dire : qu’une chambre est incapable de tenir tant de monde ; que ce carosse est incapable de tenir plus de six personnes, c’est à quoy n’a pas pris garde l’Auteur du Dictionnaire Universel, quand il a dit : Cette digue est incapable de resister ; ni l’Auteur des Remarques nouvelles, lequel appelle un roseau, une chose incapable de faire du mal, j’aurois crû ce Grammairien incapable de faire une telle faute.


Jusques.

Ce mot se prend en des significations differentes, quelquefois il marque l’étenduë ou la durée, comme : jusqu’aux extrêmitez du monde, jusques aux Siecles à venir, jusques à la nuit ; & quelquefois seulement la qualité de la chose, sans aucun raport au tems ni au lieu, comme : estre affligé jusques aux larmes, estre triste jusques à la mort, c’est à dire estre affligé jusqu’à verser des larmes, estre triste jusqu’à mourir. Tout le monde entend cela.

L’Auteur des Remarques nouvelles dit neanmoins que cette derniere expression renferme une équivoque, & que je suis triste jusqu’à la mort, signifie : je suis triste jusqu’au tems de ma mort, ma tristesse doit durer jusques à ce que je meure ; & pour ôter cette pretenduë équivoque, il veut qu’on dise : je suis saisi d’une tristesse capable de me faire mourir. Cette Critique est pour le moins aussi delicate, que celle de celuy qui ne trouvoit pas que ce fut parler nettement, de dire ; vous aimez la chasse, mais je l’aime encore plus que vous. Je crois que nôtre Puriste seroit assez de ce sentiment, & que s’il étoit consulté là-dessus, il diroit que de la maniere que la Phrase est conçûë ; on ne sçait, si je l’aime plus que vous, veut dire : je l’aime plus que je ne vous aime, ou je l’aime plus que vous ne l’aimez. Ce qu’il dit ailleurs sur les Puissances Ecclesiastiques & Seculieres, me persuade qu’il est d’un discernement assez fin pour cela. Selon ce Puriste, estre malade à la mort, ne signifiera autre chose sinon, estre malade à l’heure qu’on doit mourir, ou lors qu’on va mourir. Je doute qu’un si grand ennemi des équivoques, osât dire : jetter les yeux, & prester l’oreille ; pour dire, regarder & écouter.


  1. P. 340.
  2. P. 324.
  3. Le P. Cheminais.
  4. Consolation interieure, 4. Partie.
  5. Hipp. Aphor. ult.
  6. Vaug. Quint.
  7. Serm. sur les vœux de Relig.
  8. Vaug. Quint.
  9. Vaug. Quint.