Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/L

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L

Labiale.

On me reproche dans un certain Livre, d’avoir dit que labiale étoit bon. La parole labiale. On pretend même que ce n’est pas un mot qui se dise. Voyons ce qui en est. On appelle labiale, en terme de Palais, les offres qui se font simplement de bouche ; & ceux qui étant faits par écrit n’ont pas plus de force, à cause qu’il n’y a point de deniers effectifs qui soient offerts. Labiale est outre cela un terme de Grammaire, les Grammairiens distinguant les lettres en labiales, dentales, gutturales, &c. Peut-on croire aprés cela, que ce ne soit pas un mot qui se dise.


Liaisons,
mauvaises liaisons de mots.

J’appelle faire de mauvaises liaisons de mots, joindre ensemble des termes qui ne sont pas faits l’un pour l’autre, comme : la privation de ce bien (c’est de la vie dont il s’agit) renferme la privation de tous les autres[1].

La privation ne renferme pas, elle exclud : ainsi le mot de renfermer ne convient pas en cet endroit, il falloit dire : la privation de ce bien exclud tous les autres, ou bien exclud la possession de tous les autres, & non pas renferme la privation de tous les autres, qui est une Phrase Françoise-Allemande, s’il m’est permis de parler de la sorte.

Autre Exemple.

Un Ecrivain assûré du succés de son Livre…… n’y regarde pas de si prés[2], comme il n’est point éclairé par la crainte du Jugement des hommes, il est sujet à se laisser ébloüir par la premiere lueur de raison & de verité. L’Auteur a voulu dire : comme il n’est point retenu par la crainte, car la crainte n’est pas une lumiere pour éclairer. On dira bien être éclairé par les lumieres de la raison, du jugement, du bon sens, &c. mais par la crainte, cela est nouveau.

Autre Exemple.

Un Livre où le bon sens, l’érudition utile & la veritable politesse brillent de toutes parts[3].

Le bon sens ne brille pas, c’est l’esprit qui brille ; c’est pourquoy on dit souvent, il n’a pas de brillant, mais il a bon sens ; il ne dit rien qui brille, mais ce qu’il dit est solide. Il ne faut point tant chercher ce qui brille, il faut s’attacher au bon raisonnement ; les pensées brillantes ne sont pas toûjours les plus solides.


Le plus grand genie de nostre langue.

On dira bien : le plus grand genie de nôtre Siecle, le plus grand genie de nôtre tems ; mais pour, le plus grand genie de nôtre Langue, pour dire : le genie qui a le mieux sçû nôtre Langue, c’est une Phrase qui m’est suspecte. Si quand on dit : le plus grand genie de nôtre Siecle, cela signifioit : le genie qui a le mieux entendu nôtre Siecle, j’approuverois qu’on dît : le plus grand genie de nôtre Langue ; mais comme le plus grand genie de nôtre Siecle ne se prend point en ce sens, il me semble qu’on doit passer avec peine le plus grand genie de nôtre Langue, pour dire : le genie qui a le mieux possedé nôtre Langue ; autrement il faudra donc dire aussi le plus grand genie des Mathematiques, le plus grand genie des Fortifications, le plus grand genie de la Musique, pour dire : qui entend le mieux, ou qui a le mieux entendu les Mathematiques, les Fortifications, la Musique. Je doute donc que lorsque l’Auteur des Remarques nouvelles, en parlant de la Province où est né M. de Vaugelas, a dit qu’elle a porté le plus grand genie de nôtre Langue, il ait dit bien correctement ce qu’il a voulu dire.


Le au lieu de son.

L’Exemple fera entendre ce qu’on veut dire : il le prit par le bras, il le tira par le manteau. Le premier est bon, & il y a faute au second, il faut : par son manteau, & non : par le manteau. Pour ne point se tromper en ces sortes de Phrases, il n’y a qu’à observer si ce dont on parle, fait partie de quelque chose de nous ; comme la main, le bras, &c. ou s’il nous est purement exterieur, comme nôtre épée, nôtre habit, &c. car dans le premier sens, il ne faut point se servir de son, ni de mon, ni de ton, quand le verbe qu’on employe peut souffrir le pronom se. Ainsi l’on dit : il s’est cassé le bras, il l’a pris par la main, & non il a cassé son bras, il l’a pris par sa main. Mais dans le second sens, c’est à dire lorsque la chose est purement exterieure, il faut se servir de mon, de son & de ton ; comme : je l’ai tiré par son manteau, & non, par le manteau, il m’a tiré par ma robe, & non, par la robe.


Le, me, te, se, nous, &c.

Où il les faut placer dans certaines Phrases.

Exemple. Je le veux voir, je veux le voir ; l’un & l’autre est bon ; On peut mettre ces pronoms comme ils se presentent, tantôt devant, & tantôt entre les deux verbes : l’on en trouve des exemples dans les meilleurs Auteurs.

Devant, comme : Si les Payens ont envisagé cette passion comme une honteuse servitude, avec quels yeux les Chrêtiens ne la doivent-ils point regarder : pour, ne doivent-ils point la regarder[4].

Si vôtre main vous devient une occasion de peché, il la faut couper : pour, il faut la couper[5].

Ceux qui ont été touchez d’un desir sincere de faire leur salut, se sont persuadez qu’il n’y avoit point d’autre moyen de marcher par la voye étroite, que de l’aller chercher dans les Deserts[6] : pour, que d’aller la chercher.

Cette incertitude de la mort est le plus seur motif qu’on luy puisse proposer, pour le faire sortir de l’état où il est[7] : pour, qu’on puisse luy proposer.

Vous vouliez qu’il vous vinst rendre compte de sa conduite ; le voila, soûtenez si vous pouvez la terreur de ses regards[8] : pour, qu’il vint vous rendre, &c.

Entre les deux verbes ; Comme : c’est bien ici que je puis vous adresser les paroles du Sage[9] : pour, que je vous puis.

Ayez soin de plaire à Dieu, qui ne peut se resoudre à vous perdre : pour, qui ne se peut resoudre.

Pecheurs, quand on veut vous guerir du trop grand soin que vous avez de vôtre corps, cela vous touche peu[10] : pour, on vous veut guerir.

Il y a des occasions où la Phrase est rude, quand le pronom est placé devant, & d’autres où elle est rude, quand il est placé ailleurs ; alors c’est à l’oreille à en juger. Il n’y a personne, par exemple, qui ne sente qu’il est mieux de dire, nous ne pouvons nous en délivrer ; que non pas, nous ne nous en pouvons délivrer. C’est l’épreuve la plus rude ou se puisse trouver la vertu ; que non pas, où puisse se trouver la vertu. Et ainsi de plusieurs autres Exemples.

Apprenons de Zachée comment nous nous devons comporter envers nôtre prochain[11]. Il falloit, comment nous devons nous comporter, cela eust été plus doux ; mais ce ne sont pas là de grandes fautes. Cependant comme on est obligé de montrer toûjours ce qu’il y a de meilleur, il faut souvent éplucher les plus petites choses & descendre jusqu’à des minuties ; & quoy que je me sois peut-être trop étendu dans cette Remarque, je ne crois pas neanmoins pouvoir me dispenser d’ajoûter, qu’encore qu’il soit indifferent de mettre le pronom devant ou aprés, comme nous venons de le montrer : cependant la maniere la plus naturelle de le placer, c’est de le mettre devant les deux verbes, ou avant les particules qui precedent le verbe : comme sont pas, point, plus, &c. & je remarque que M. de Vaugelas le fait presque toûjours : Il arriva à la Ville de Castobule, où Parmenion le vint trouver : pour, vint le trouver.

Rien ne fit tant paroître la puissance de la fortune, comme de voir que les mêmes Officiers, qui avoient dressé la tente de Darius avec tout l’appareil & le luxe qu’on se peut imaginer, peu d’heures aprés gardoient toutes ces richesses pour Alexandre[12] : pour, qu’on peut s’imaginer.

Je vous veux montrer que je sçay vaincre & obliger les vaincus[13], pour ; je veux vous montrer.

Ce sable ardent penetroit jusqu’aux os, & s’y attachoit tellement qu’on ne l’en pouvoit tirer[14] : pour, qu’on ne pouvoit l’en tirer.

Un Corbeau volant pardessus l’Autel & s’allant percher sur la prochaine Tour, s’empêtra tellement les aîles, qu’il fut pris à la main[15] : pour, & allant se percher.

La guerre qui luy alloit tomber sur les bras, &c. pour, qui alloit luy tomber. Ce que j’ay dit des pronoms, se doit entendre de la particule en & de la particule y. Comme : s’il en faut croire la renommée, le Peuple de Tyr a été le premier qui a inventé les Lettres[16] : pour, s’il faut en croire.

Il étoit accouru à Peluse une grande multitude de peuple, croyant que le Roy y dust passer[17]. Pour, dust y passer.


Langage creux.

J’appelle langage creux un discours où il semble qu’on dise quelque chose, & où cependant l’on ne dit rien ; comme par exemple : ce qui fait qu’on est si tiede pour le Service de Dieu, c’est qu’on n’a que de l’indifference pour accomplir ce qu’il nous commande, c’est qu’on ne se soucie pas de marcher dans ses voyes.

Quel verbiage est-ce la ? J’aimerois autant qu’on me dît, que ce qui fait qu’on est tiede pour le Service de Dieu, c’est qu’on n’a que de la tiedeur pour son Service. En voici un autre exemple d’un de mes Censeurs.

Je conviens avec l’Auteur[18], que ces mots, prophetisoient au son des instrumens, transportez de l’esprit de Dieu, sont mal rangez ; mais ce n’est pas par la regle qu’il fait qu’il faut toûjours mettre à la fin de la periode les mots qui marquent l’action du verbe, la raison veritable & tout autrement aisée à trouver, pourquoy il le faut corriger comme il le corrige, c’est qu’il semble que transportez se rapporte à instrumens.

Rien n’est plus creux que ce discours. J’ay remarqué que la Phrase n’auroit pas renfermé cette équivoque, si l’on avoit mis à la fin le mot qui marque l’action du verbe, en lisant par exemple : qui transportez… prophetisoient au son des instrumens : & l’on me vient dire, que la raison veritable & tout autrement aisée à trouver, pourquoy elle est defectueuse, c’est qu’elle est équivoque ; c’est comme si l’on disoit, que la raison veritable & tout autrement aisée à trouver, pourquoy un tel est malade, c’est qu’il a la fiévre.

Autre Exemple.

Le meilleur moyen pour bien parler & pour bien écrire, c’est de parler & d’écrire comme faisoit un de nos amis, qui étoit la gloire du Bareau[19]. J’aimerois autant qu’on me dit : le meilleur moyen pour se bien porter, c’est de se porter comme un tel qui n’est jamais malade.


Latiniser, Franciser, Catholiser.

Ces mots sont fort bons, quoy qu’un certain Auteur n’en demeure pas d’accord ; ce n’est pas que son autorité ne vaille quelque chose, mais une raison vaudroit encore mieux, & il n’en a point apporté. Qu’y a-t-il de plus rude dans Latiniser, Franciser, Catholiser, que dans Evangeliser ; ce dernier neanmoins est fort bon. Fonde-t-elle des Hôpitaux, dit un de nos plus polis Ecrivains, elle y joint des Missions, afin que les Pauvres soient nourris & Evangelisez[20] ? Mais venons à Latiniser : Les Ecrivains François, dit un Auteur dont l’ouvrage paroît depuis quelques années, pour vouloir Latiniser leurs noms, font en sorte qu’on ne les connoît plus. Et l’on a été contraint, poursuit-t-il, de faire un Dictionnaire pour entendre M. de Thou, à cause des mots qu’il a Latinisez.


Les Puissances Ecclesiastiques et Seculieres.

Selon l’Auteur des Remarques nouvelles, il faut dire : Les Puissances Ecclesiastiques & les Puissances Seculieres, ou bien, les Puissances Ecclesiastiques & les Seculieres ; parce qu’autrement, dit-il, il y a de l’équivoque[21]. Je crois qu’il suffit de proposer cette Remarque, pour faire voir le cas qu’on en doit faire. Le Pere Cheminais, qui pour n’être pas Puriste de profession, n’en sçavoit pas moins nôtre Langue, dit dans un de ses Sermons : Les Libertins qui méprisent toutes les autres Loix divines & humaines, se soûmettent à celle-là[22]. L’Auteur des Remarques auroit dit : les Libertins qui méprisent toutes les autres Loix, les divines & les humaines, ou bien, qui méprisent toutes les autres Loix divines, & toutes les autres Loix humaines : ce langage ne seroit-t-il pas poli ?

Monsieur de Vaugelas dit dans son Quinte-curce : Ils avoient saccagé leurs Villes, brûlé les Temples de leurs Dieux & violé toutes sortes de droits divins & humains. Voila comme a parlé M. de Vaugelas ; mais voicy comme auroit parlé le Pere Bouhours : Ils avoient brûlé les Temples de leurs Dieux & violé toutes sortes de droits divins & toutes sortes de droits humains : ou bien, ils avoient brûlé les Temples de leurs Dieux & violé toutes sortes de droits, les divins & les humains. Cet Auteur n’est-il pas heureux de s’entendre si bien en netteté de stile ?


Longues periodes.

Les periodes trop longues sont un des plus grands défauts du stile. En voici des Exemples que j’ay tirez d’un Livre que l’Auteur des Remarques nouvelles sur la Langue, regarde comme un modelle de politesse.

Exemple.

La premiere, par exemple, & la plus generale de toutes les regles de la prononciation, puis qu’elle ne souffre pas une seule exception[23] ; & c’est pourquoy je commence par celle-là, cette premiere regle, dis-je, est que toutes les syllabes où il y a une s, qui s’écrit & qui ne se prononce pas, ou qui s’écrivoit, & qui ne s’écrit plus à present, que toutes ces syllabes là sont longues, sans exception. Voila une periode de belle taille, celle qui suit ne l’est pas moins.

Autre Exemple.

Mais un Ecrivain assûré du succez de son Livre[24], quel qu’il puisse être, & persuadé que personne n’oseroit s’y opposer, qui se sent porté comme sur les aîles des vents par le credit d’une grosse caballe, preste à élever jusqu’aux nuës tout ce qui luy viendra au bout de la plume, & aussi prévenuë pour lui, que lui-même n’y regarde pas de si prés. Ce verbe à la fin est quelque chose à considerer.

Autre Exemple.

La raison veritable & tout autrement aisée à trouver que sa regle, pourquoy il faut corriger ce passage comme il le corrige. C’est qu’au lieu que transporté se rapporte à Prophetes[25]. Il semble de la maniere qu’il est placé, qu’il se rapporte à instrumens qui est tout contre, & avec lequel il s’accorde en genre, en nombre & en cas : qui prophetisoient au son des instrumens transportez de l’esprit de Dieu ; & c’est afin que transportez se rapporte clairement à Prophetes, & qu’il ne puisse pas se rapporter à instrumens, comme il semble s’y rapporter, qu’il faut corriger comme nôtre Critique dit, cette troupe de Prophetes qui transportez de l’esprit de Dieu, prophetisoient au son des instrumens, quoy que cette maniere de construire soit moins naturelle & moins aisée que l’autre, comme je l’ay dit ; mais parce que la necessité d’éviter un faux rapport, doit l’emporter sur ce qu’il y a de plus aisé dans cet autre ; car il vaut mieux perdre une beauté que de tomber dans un vice, & qu’une Phrase soit moins naturelle, que non pas qu’elle soit équivoque.

Cette derniere periode[26] vaut bien les deux autres ; croiroit-t-on qu’elle fût d’un homme qui me reproche de ne m’être pas assez declaré contre les longues Phrases. Mais en voila assez pour faire voir quel défaut c’est de donner dans les longues periodes.


L’un l’autre.

L’un l’autre sans & ne se dit que dans un sens reciproque, comme : ils s’estiment l’un l’autre, ils s’aiment l’un l’autre. Qui diroit : ils s’estiment l’un & l’autre, ils s’aiment l’un & l’autre, feroit un sens tout different, & cela voudroit dire que l’un s’estime, & que l’autre s’estime aussi. Mais quand le sens n’est pas reciproque, il faut mettre & & dire l’un & l’autre, & non, l’un l’autre : ses parens & ses amis, dit M. de Vaugelas, qui luy devoient la vie, & à qui il avoit donné des Roïaumes, lui avoient ravi l’un & l’autre. Il est visible que l’un l’autre seroit une faute grossiere en cet Exemple.

Ce sont deux choses differentes, de dire : ils se sont tuez l’un l’autre, & de dire : ils se sont tuez l’un & l’autre : le premier signifie qu’ils se sont entre-tuez : & le second, que chacun s’est tué soi-même.


  1. P. 38.
  2. 332.
  3. 344.
  4. Serm. du P. Cheminais sur l’Imp.
  5. Serm. sur la difficul. du salut par le P. Cheminais.
  6. Serm. du P. Cheminais sur la difficulté du salut.
  7. Serm. sur l’Inc. de la mort par le Pere Cheminais.
  8. Serm. du Pere Chem. sur le Jugement dernier.
  9. Serm. du Pere Chem. sur l’Inc. de la mort.
  10. Au même Sermon.
  11. Serm. par le P. Cheminais sur la Restitution.
  12. Vaug. Quint.
  13. Vaug. Quint.
  14. Vaug. Quint.
  15. Vaug. Quint.
  16. Vaug. Quint.
  17. Vaug. Quint.
  18. P. 251.
  19. Maniere de bien penser dans les ouvrages d’esprit.
  20. Oraison Funeb. de Madame de Montausier par M. l’Abbé Fléchi.
  21. Suite des Remarques nouvelles sur la Lang.
  22. Serm. sur la Restit.
  23. P. 292.
  24. P. 332.
  25. P. 251. & 252.
  26. P. 196.