Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/H

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H

Haïr à mort, haïr à la mort.


Il faut dire : haïr à mort, cela est incontestable, & l’usage n’est point pour, haïr à la mort, qui d’ailleurs renfermeroit une équivoque. Les Rivaux se haïssent à mort, dit un de nos Auteurs. La chose est trop claire pour avoir besoin d’exemples.


Humainement parlant.

J’ay dit qu’humainement & faussement étoient presque semblables, & que ce premier cachoit souvent ce que les choses avoient de faux pour n’y laisser voir que ce qu’elles avoient de conforme à la cupidité. Et pour contredire ma Remarque, on me soûtient qu’il porte naturellement l’esprit à entendre qu’on fait abstraction de la Religion en s’en servant, & par consequent de la rigueur de la verité ; & qu’ainsi bien loin de la blesser, il marque en quelque sorte de l’égard pour elle. Je puis me tromper, mais il me semble que dire qu’humainement parlant, porte naturellement l’esprit à entendre qu’on fait abstraction de la Religion & de la verité, c’est dire qu’il le porte naturellement à entendre qu’on va parler d’une maniere qui ne sera conforme ni à la Religion, ni à la verité. Ainsi je dis une chose, & mon Critique pour la combattre la repete en d’autres termes, je ne connoissois point encore cette methode de raisonner.

Il est à remarquer, poursuit-t-il, que cet adverbe humainement ne se prend pas ici dans le sens avantageux de l’adjectif humain, & du substantif humanité, qui se disent d’ordinaire en bonne part, mais bien plûtôt dans un sens désavantageux qui designe la foiblesse & la misere de la nature[1]. Peut-on se contredire davantage ? car enfin puis qu’humainement se prend dans un sens désavantageux qui designe la foiblesse & la misere de la nature, il s’ensuit donc que quand on dit : humainement parlant, c’est comme si l’on disoit : selon la foiblesse & la misere de la nature. Or je demande si parler selon la foiblesse & la misere de la nature, ce n’est pas parler faussement, injustement, déraisonnablement ? Mon Censeur est bien obligeant de prouver ainsi mon sentiment, au lieu du sien.


Honnestes gens.

Ce terme n’est pas toûjours opposé à mal honnestes gens. Par les honnestes gens, on entend souvent les gens polis, les gens qui ont du monde & qui sçavent vivre ; comme par exemple, en parlant d’un mot que l’on désaprouvera : ce mot, dira-t-on, n’est que du petit peuple, il n’est pas en usage parmi les honnestes gens : C’est un homme grossier, dit-on encore quelquefois, lequel n’a jamais vêcu avec les honnestes gens. Un de mes Censeurs l’employe en ce sens, quand il dit : il falloit se défier encore de la prononciation des Parisiens, plus qu’il n’a fait ; je n’entends pas du peuple, j’entends des honnestes gens de Paris. Le Pere Bouhours s’en sert dans le même sens, quand il dit au sujet de la Phrase de parler raison[2], qu’il y a d’honnestes gens qui usent de cette Phrase : & ailleurs, que quand on dit qu’un Prédicateur n’est suivi que du peuple, on exclud les gens de la Cour & les honnestes gens de la Ville. Il dit encore en parlant de jour ouvrier, qu’il n’y a que le peuple qui dise jour ouvrable, que tous les honnestes gens disent jour ouvrier.


Hauteur.

C’est en vain qu’au Parnasse un temeraire Auteur,
Prétend de l’Art des Vers atteindre la hauteur[3],


dit un de nos meilleurs Ecrivains. Ces Vers, dit le Censeur, dont nous avons parlé en dernier lieu[4], ne sont pas les meilleurs du Livre d’où ils sont tirez, & pourquoy ? c’est à cause de ce mot de hauteur qui ne luy paroît pas bon en cet endroit ; il ne peut pas croire qu’on puisse dire, la hauteur d’un art, comme si ce terme ne pouvoit s’employer que dans le propre, & qu’il ne fût pas permis de s’en servir dans le figuré, au moins aux Poëtes ; on dit bien la sublimité d’un art, pourquoy ne pourra-t-on pas dire la hauteur, pour la sublimité, on s’en sert en ce sens en plusieurs occasions. La hauteur des Jugemens de Dieu, la hauteur des Mysteres de la Religion, &c. On trouve même dans Monsieur d’Ablancourt la hauteur des Speculations ; pour, la sublimité, elle se mocque (dit-il) de la hauteur de leurs speculations[5].


Habile, Poli.

C’est quelque chose d’assez curieux que la delicatesse que fait paroître un de mes Antagonistes, lors qu’il trouve à redire que j’aye mis poli au lieu d’habile dans ce passage de Quintilien[6] : J’appelle usage de la Langue la maniere dont les personnes polies ont coûtume de parler, comme j’appelle usage du monde la conduite ordinaire des honnestes gens : je devois, à ce qu’il dit, avoir mis habiles & non polies, parce que le Latin porte eruditorum, & qu’eruditus signifie habile. Ce Critique fait paroître en cela un grand discernement, & je m’étonne qu’il ne m’ait pas repris aussi d’avoir traduit Vocabo par j’appelle, au lieu de le traduire par j’appelleray. Comment peut-on ignorer qu’un homme habile dans la politesse du langage, s’appelle un homme poli, comme un homme habile en matiere de Theologie s’appelle un Théologien, en matiere de Philosophie un Philosophe, de Mathematique un Mathematicien, &c. Or comme ici par le mot de Eruditorum, Quintilien n’entend parler que de ceux qui sont habiles dans la politesse de la Langue, peut-on mieux le traduire que par personnes polies ; le beau langage que c’eût été de mettre : j’appelle usage de la Langue, la maniere dont les personnes habiles ont coûtume de parler ; Comme s’il n’y avoit pas plusieurs sortes d’habiles gens, & qu’on n’en trouvât pas tous les jours qui ne sçavent ce que c’est qu’élegance & que politesse de langage : nôtre Censeur est allé un peu vîte cette fois.


Homme d’honneur,
Honneste homme.

N’est-ce point se servir d’un terme impropre, dit le même Critique, que de dire de certains Prédicateurs indiscrets, qu’ils disent quelquefois à la face des Autels, ce qu’un homme d’honneur n’oseroit dire dans la moindre compagnie ? Il vouloit dire, reprend-t-il, un honneste homme, un homme sage, poli, modeste si vous voulez ; car pour homme d’honneur, on void bien qu’il ne s’agit pas là d’une affaire d’honneur.

Je ne sçay quelle distinction on peut mettre entre un honneste homme, & un homme d’honneur. J’avois crû jusques ici que c’étoit la même chose, & j’avouë que je ne comprends pas qu’on puisse être homme d’honneur sans être honneste homme, ni honneste homme sans être homme d’honneur. Il faut pour y trouver de la difference avoir la penetration de nôtre Censeur.


Hors cela, hors de la.

Au lieu de dire hors cela, un de mes Censeurs pretend que j’ay dû dire hors de là, mais il n’a pas pris garde que lorsque hors signifie excepté, qui est le sens où il se prend ici, on ne met point la particule de aprés ce mot. On dira en ce sens hors vous, hors luy, & non hors de vous, hors de luy, tout le fâche. Hors une chose, & non hors d’une chose.

L’Auteur des Remarques nouvelles, qui admire le Livre de mon Censeur, a crû sans doute devoir profiter de sa Critique ; car aprés avoir remarqué que Mont se dit, quand on y joint quelque chose, comme : le Mont Liban, le Mont S. Michel, il ajoûte, hors de là on dit toûjours montagne, il n’a osé dire hors cela de peur de dire mal, & c’est pourtant comme il devoit dire ; car hors se prend là pour excepté, & en ce sens hors est la même chose que horsmis ; en sorte que quand on dit hors cela, c’est comme si l’on disoit : cela hors, cela étant mis hors, cela excepté, & ainsi la particule de n’y convient pas. Hors, à le bien prendre, est veritablement là un adverbe & non une préposition, parce que s’il est mis devant le mot, ce n’est que par une transposition qui a passé en usage ; Nous avons dans nôtre Langue plusieurs termes de cette sorte, que l’on prend pour des prépositions, parce qu’ils sont devant les mots, & qui cependant n’en sont pas, comme : durant & excepté ; car on dit, durant cette saison, durant la guerre, excepté eux, excepté lui ; pour dire, eux exceptez, luy excepté, cette saison durant, la guerre durant. Ce qui fait qu’on ne s’apperçoit pas de ces transpositions, c’est que l’oreille y est accoûtumée ; nous en avons de bien plus fortes que celles-là, dont nous ne nous appercevons pas, comme sont : en son corps défendant, en chemin faisant, &c. pour, en défendant son corps, en faisant chemin ; l’usage ôte ce qu’il y a de rude dans une expression si-tôt qu’il l’authorise.


  1. P. 207.
  2. Suite des Remarques nouvelles.
  3. Art Poët. de M. Depreaux.
  4. P. 107.
  5. Traduction de Lucien.
  6. P. 140.