Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/C

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C

Ce vint, quand ce vint.


C’est une maniere de parler fort ordinaire dans le discours familier. Quand ce vint au fait & au prendre, dit-on quelque-fois ; quand ce vint à payer, quand ce vint à compter. Mais quand ce vint à partir, c’est alors qu’il ne put cacher sa douleur. Quand ce vint au jour du combat, dit M. de Vaugelas, Alexandre n’eut point faute de Soldats. Cette expression n’est que du stile mediocre : Il parloit differemment aux Soldats selon l’humeur des Nations ; quand ce venoit aux Grecs, il leur remontroit[1], &c.

Cet au lieu de un.

Quand on cite un Auteur sur une chose que chacun sçait être de luy, il est plus élegant de dire cet Auteur, ce Philosophe, &c. que non pas un Auteur, un Philosophe, comme si l’on craignoit que ceux à qui l’on parle, n’eussent pas connoissance de ce qu’on leur veut faire entendre. La soif outrée de l’or & de l’argent, dit le Pere Cheminais, vous fait franchir la barriere du devoir[2] : Rem, disoit cet Ancien, si possis justè ; si non, quocumque modo rem.

Ce qui est beaucoup mieux que s’il eût dit Rem, disoit un Ancien, si possis justè, &c.


Chargeant, onereux.

Un de mes Critiques s’étonne que j’aye dit que chargeant étoit un bon mot, mais apparemment qu’il ne sçait pas qu’un de nos plus polis Ecrivains n’a pas fait difficulté de s’en servir. C’est le Traducteur de l’Histoire du Cardinal Commendon, dont l’authorité, à ce que je crois, vaut bien celle de l’Auteur du Livre de la Critique ; ils trouvoient (dit-il) que cette dignité étoit tres-chargeante pendant les troubles de ce Siecle.


Cheminer.

L’Auteur des Remarques nouvelles dit que cheminer dans le propre n’est pas d’usage, mais il devoit au moins avoir ajoûté que M. de Vaugelas l’avoit employé dans son Quinte-curce. « Pour la premiere & la seconde journée (dit-il) elles furent assez passables, parce qu’ils n’étoient point encore entrez dans ces grandes & affreuses solitudes, quoy qu’ils cheminassent déja sur une terre séche & comme morte. » Je ne sçay même si cheminer dans cét exemple est si fort à reprendre ; je pense pour moy que ce mot peut se dire en certaines occasions, comme en parlant d’une armée, ou de troupes de gens de guerre. Ces troupes qui étoient venuës au secours s’égarerent dans des bois, & aprés avoir cheminé plus de trois jours dans des déserts sablonneux sans y trouver une goutte d’eau, arriverent enfin toutes hors d’haleine.

Le Pere Bouhours pouvoit encore ajoûter que cheminer se trouvoit employé au propre dans le Livre des Caracteres de ce Siecle. Arfure cheminoit vers le grand Portail de SS***

Il pretend que cheminer se dit dans le figuré, mais je ne sçay quelle authorité il en a. Un tel cheminera (dit-il) s’avancera, poussera sa fortune, il a cheminé fort vîte, il est parvenu en peu de temps à quelque chose de considerable.

Il veut qu’on dise encore d’un discours uni & coulant, que le discours chemine bien ; mais je doute que les gens polis s’accommodent de ce langage, & luy-même ne fait pas honneur à son expression, quand il dit : Il y a d’autres repetitions que la regularité du stile demande, & sans lesquelles le discours ne marche pas bien ; je m’étonne qu’il n’ait pas dit, ne chemine pas bien, l’occasion étoit belle.


Chose.

Voicy une des plus curieuses Critiques qu’on ait peut-être veuës. J’ay expliqué le mot de pratiquer, & aprés en avoir rapporté les divers sens, j’ay dit que pratiquer se prenoit encore pour bien ménager une chose ; comme : j’ay pratiqué un petit cabinet dans ma chambre. Un de mes Censeurs, par une subtilité qui fait seule son éloge, trouve que je me suis mal expliqué de m’être servi là du mot de chose. Il est difficile (dit-il) de s’expliquer plus imparfaitement qu’en appellant un cabinet, une chose ; comme si mon dessein avoit été de ne parler que d’un cabinet, & non pas de comprendre sous le terme general de chose, tout ce à quoy le mot de ménager peut s’appliquer. Voilà comme la passion fait faire des fautes.


Citations prophanes.

Les Citations des Auteurs Prophanes ne sont pas toûjours à condamner dans les discours Chrétiens, tout dépend de la maniere dont on en use ; Et en voicy un exemple qui confirme ce que je dis. L’Auteur aprés avoir dit que Dieu s’est élevé en quelque sorte en s’abbaissant pour sauver les hommes, ajoûte : Un sage Payen a reconnu cette verité avec beaucoup de lumiere dans les loüanges qu’il donne à un Empereur, en disant que lors qu’un Prince par sa qualité de Souverain est monté au comble de la grandeur, il ne luy reste plus qu’un moyen pour s’élever encore plus haut, qui est de s’abaisser par les témoignages de sa bonté vers ceux qui luy sont soûmis. Un de mes Critiques dit là-dessus qu’il faut bien aimer Pline ou Trajan pour emprunter comme cela d’eux les loüanges de Dieu ; mais sans être fort éclairé, on pourroit luy répondre que Saint Paul aimoit donc bien les Poëtes Grecs, quand il les citoit ; pour dire que nous sommes les Enfans & la race de Dieu, qu’il aimoit donc bien Menandre pour emprunter, comme il a fait, un vers de luy[3] ; afin de nous dire que les mauvais entretiens corrompent les mœurs.


Citations pueriles.

Exemple. Il étoit encore moins utile[4] d’examiner un mot (c’est du mot de mesquinerie dont il s’agit) qu’Aristote a défini avec sa justesse ordinaire, pour n’en donner qu’une définition tres-imparfaite : sans mentir l’authorité d’Aristote est employée là bien puerilement, & je n’aurois pas crû que pour sçavoir ce que signifie parmi nous un mot François qui n’a nul rapport au Grec, il fallut l’aller demander à Aristote.

L’Auteur de cét exemple, aprés avoir dit que ce n’est pas bien parler de dire, le point & la virgule ; mais que le point & virgule, ou bien le point avec la virgule, seroit beaucoup mieux[5], il cite ce beau mot, punctum cum virgula. La citation est sçavante.

Mais pour revenir à Aristote, ne diroit-on pas de la maniere que nôtre homme l’a cité, qu’Aristote est un Auteur de Cour, que tous les gens du monde lisent ordinairement, & qu’il suffit qu’il ait écrit une chose pour qu’il soit inutile de la redire aprés luy ? il étoit encore moins utile, nous dit-on, d’examiner un mot qu’Aristote a défini avec sa justesse ordinaire : parleroit-t-on autrement, quand il s’agiroit de quelque remarque de Vaugelas, ou de M. Ménage ?


Composition.

On dira bien la composition d’une eau, la composition d’un remede, la composition d’un parfum, &c. mais on ne dira pas de même, la composition d’un sçavant homme, la composition d’un grand homme, la composition d’un homme genereux ; quoy qu’on dise, ce qui compose un sçavant homme, ce qui compose un grand homme, ce qui compose un homme genereux, &c. c’est à quoy n’a pas pris garde un certain Auteur, qui croit que faire entrer quelque vertu dans la composition d’un grand homme, est une Phrase élegante. Comment (dit-il) un devot peut-il imaginer un grand homme, sans faire entrer quelque vertu dans sa composition[6] ; mais comment un homme qui se mesle de reprendre les autres peut-il parler si mal ; ne diroit-on pas qu’il s’agit icy de quelque mixtion & de quelques drogues ?


Comprendre.

Un de nos Censeurs demande si c’est parler juste, que de dire (comme a fait Monsieur le Maître) que nous avons compris une Loy sans l’avoir ni lûë, ni apprise. Je réponds qu’oüy, que c’est parler juste ; car le mot de comprendre ne suppose point que ce dont on a l’intelligence, ait été appris par la voye des enseignemens & des preceptes ; les principes generaux des Sciences nous les comprenons sans que personne nous les ait appris ; chacun comprend qu’une chose ne peut pas tout ensemble être & n’être pas, & cela sans l’avoir appris de personne : il en est de même de la Loy naturelle, dont la connoissance est née avec nous, nous la connoissons, nous la comprenons, sans avoir eu besoin qu’on nous l’enseignât ; c’est ce qu’on ne sçauroit nier, à moins que de sentir le contraire en soy-même.


Concept.

Un de mes Critiques ne peut pas croire que ce mot soit en usage nulle part. Mais un homme qui se pique d’habilité peut-il ignorer que concept est un terme particulier aux Philosophes, & fort en usage parmy eux. C’est tout ce que j’en ay dit dans mes Réflexions. La Philosophie devint pointilleuse, sous les Arabes par ces précisions & par ces concepts abstraits qu’elle introduisit dans l’Ecole[7].


Confiance,
dans la confiance de la victoire.

Monsieur de Vaugelas se sert souvent de cette Phrase, mais le Pere Bouhours la trouve vicieuse, il veut qu’on dise : dans l’esperance qu’ils avoient de remporter la Victoire, je m’étonne (dit-il) que cette faute soit échappée à un si grand Maître ; & moy je m’étonne que cette Critique soit échappée au Pere Bouhours. Que trouvera-t-on, par exemple, à reprendre dans cette Phrase ci. L’on voyoit nos troupes dans la confiance de la victoire fondre sans ordre sur les ennemis, ne suivre que leur premiere fureur & se mêler de telle sorte avec les ennemis, qu’à peine pouvoit-on les reconnoître. Selon ce Puriste, il ne faudra plus dire la crainte du mal, l’amour du prochain, la frayeur de la mort, &c. mais la crainte qu’on a du mal, l’amour qu’on a pour le prochain, la frayeur qu’on a de la mort.

Monsieur de Vaugelas dit dans son Quinte-curce, il leur representoit qu’aprés avoir couru tant de Païs & de hazards dans l’esperance de la victoire, ils n’avoient plus que ce seul peril à essuyer. Nôtre Auteur ne trouvera pas apparemment cette Phrase bonne ; selon lui, il faudra dire : aprés avoir couru tant de Païs & de hazards dans l’esperance qu’ils avoient de remporter la victoire, ils n’avoient plus, &c.


Conspirer une chose, à une chose.

Conspirer à se dit de choses où la volonté n’a point de part. Tout conspire à son bonheur, tout semble conspirer à le rendre malheureux ; il est étonnant que l’homme soit si attaché au monde, tandis que tout conspire à l’en détacher.

Conspirer une chose se dit lors qu’il y a de la volonté & du dessein. Conspirer la mort de quelqu’un, ils se liguerent ensemble pour conspirer la mort de cet Usurpateur. Les Empereurs Romains ont été sujets à voir souvent conspirer leur mort.

Conspirer à une chose s’employe en bonne & en mauvaise part. Il semble que tout conspire à son bonheur. On diroit que tout conspire à sa perte, conspirer une chose ne se dit qu’en mauvaise part, conspirer la ruine de quelqu’un.


Contre-sens.

J’appelle contre-sens, dire le contraire de ce qu’on veut dire ; Un de nos Critiques nous en fournit un bel exemple dans la Traduction qu’il a voulu faire d’un passage Latin[8]. Un Ancien parlant de cette maxime, qu’il est permis de deffendre sa vie contre la violence des méchans, dit que ce n’est point une maxime que les hommes ayent faite, mais une Loy qui est née avec eux, qu’ils ont trouvé gravée en eux-mêmes, sans avoir eu besoin de l’étudier, de la lire, ni de l’apprendre de personne.

Voicy comme ce passage a été traduit par un homme qui reproche aux autres de ne l’avoir pas sçû traduire. C’est une Loy[9] qui n’est pas faite par les hommes, mais qui est née avec tous les hommes, qui n’est pas écrite au dehors, mais qui est empreinte au dedans de nous, qui n’est ni apprise, ni receuë, ni luë[10].

Cela n’est-il pas bien tourné ! mais passe pour le tour, si le sens y étoit. Je dis donc que ces mots ni apprise font un contresens, & ne rendent point le passage qui signifie, que nous n’avons point appris cette Loy par l’effort de l’étude, car c’est le propre sens de didiscimus. C’est à dire que nous n’avons pas eu besoin de l’étudier pour la sçavoir ; & non, que nous ne l’avons point du tout apprise, puisqu’on suppose au contraire que nous l’avons apprise de la Nature. Voila comme nôtre Auteur est heureux quand il se mesle de reprendre.

Mais puisque nous sommes sur ce passage, je suis d’avis de n’en point faire à deux fois, & de montrer tout d’un temps les autres contre-sens qui s’y rencontrent, nous verrons que nôtre homme est également habile en François & en Latin. J’ajoûte donc que le terme de receuë ne rend pas non plus le sens d’accepimus, qui en cet endroit signifie apprendre de quelqu’un, & non, recevoir, en sorte que traduire ici non accepimus, par, qui n’est pas receuë, est une faute aussi plaisante que de traduire : Accepi te bellè valere : J’ay reçû que vous vous portiez bien. Un Traducteur qui se mesle de reprendre les autres, peut-il faire des fautes de cette nature ?

Je dis en troisiéme lieu que ces mots, qui n’est pas leuë, ne rendent point ce que signifient ici non legimus. Le sens de l’Auteur étant que nous n’avons pas eu besoin de lire cette Loy pour la sçavoir ; & non, que nous ne l’avons point leuë absolument, ce qui seroit ridicule à dire. Voila comme il ne suffit pas de sçavoir la signification ordinaire d’un mot, si l’on n’examine encore en quel lieu & en quelle circonstance il est employé : Non tam refert quid dicas quam quo loco[11] : Ce que dit un celèbre Prédicateur en parlant de la restitution, revient à ce passage[12]. Dieu, dit-il, a gravé cette Loy dans l’esprit de tous les hommes ; il n’est point besoin de Maître pour nous apprendre qu’il ne faut point porter la main sur le bien d’autruy ; selon le tour de nôtre Traducteur, il auroit fallu dire : c’est une Loy qui n’est point apprise, qu’il ne faut point porter la main sur le bien d’autruy. L’expression ne seroit-t-elle pas juste ?


Couvrir de gloire.

On dit couvrir de confusion, couvrir de honte, mais pour couvrir de gloire c’est une Phrase barbare ; quoy qu’un Auteur ait dit : la Cour n’a jamais été plus belle, le Roy y a fait éclater sa magnificence dans la Reception qu’il y a faite au Roy & à la Reyne d’Angleterre ; les honneurs qu’ils y ont reçûs ont couvert le Roy d’une nouvelle gloire, & ont mis sa Grandeur dans un nouveau jour.


Creuser une matiere.

Cette expression plaît à deux de mes Censeurs, qui disent qu’ils ne voudroient pas la condamner comme j’ay fait. L’un des deux y a interest parce qu’il s’en est servi, mais cependant elle est à reprendre. Creuser ne s’employe point au figuré dans un sens actif ; je dis actif, parce qu’il s’employe élegamment au figuré dans un sens neutre, pourvû qu’on sçache s’en servir. On dira fort bien, par exemple, que les Modernes ont creusé plus avant que les Anciens dans la Physique, mais on ne dira pas pour cela qu’ils ont creusé la Physique ; c’est à quoy nos Censeurs devoient avoir pris garde. Tout ce que nous avons de bons Ecrivains emploïent ainsi ce verbe dans le figuré. Il faut nous attacher, dit M. l’Abbé Regnier, à reduire cet Exercice en pratique par plusieurs actes, & ne point cesser de creuser dans cette riche veine de la Providence paternelle de Dieu sur nous[13]. Il ne dit pas, & ne point cesser de creuser cette riche veine ; mais, dans cette riche veine.

C’est à cette tranquillité d’ame, dit le même Auteur, que nous devons tâcher de parvenir, en creusant par le moyen de l’oraison dans le trésor de la Providence ; il ne dit pas, en creusant le trésor.

Les Maîtres de la vie Spirituelle, dit-il encore, nous enseignent que quand nous venons à creuser dans la connoissance de nôtre misere & de nôtre foiblesse, il ne faut pas que nous nous arrestions là.

Le Pere Cheminais qui sçavoit sans doute bien nôtre Langue, employe creuser de la même maniere : la raison, dit-il, non contente des maux presens, s’attache à creuser jusques dans l’avenir, il ne dit pas à creuser l’avenir.

Pour ce qui est de creuser un homme, pour dire, penetrer dans sa pensée, c’est une Phrase qu’un de nos Censeurs voudroit faire passer ; mais qui n’est pas en usage, quoy qu’il dise qu’on s’en sert à la Cour.

Il semble que M. l’Abbé Regnier, que j’ai déja cité, se serve de creuser en un sens actif dans le figuré, lors qu’il dit : La veuë de nos pechez est tres-utile pour nous entretenir dans le mépris de nous-mêmes, & il y a bien en cela de quoy creuser & de quoy approfondir ; mais cependant il l’employe là dans un sens neutre, comme j’emploirois dans un sens neutre le verbe marcher ; si je disois, par exemple, ce chemin est si étroit qu’il n’y a pas de quoy marcher.

L’Auteur des Remarques nouvelles dit que je n’auray pas trouvé dans mes vieux Dictionnaires le mot de creuser, au sens qu’il le prend ; mais que si je l’avois cherché dans le commerce des honnestes gens, je l’aurois trouvé. Je ne sçay ce qu’il entend par ses vieux Dictionnaires, moy qui n’ay cité ni Monet, ni Pajot, ni quelqu’autre Dictionnaire que ce soit, excepté celui que l’on appelle le Dictionnaire de l’Abbé D… où j’ay repris quelques fautes, mais ce n’est pas un vieux Dictionnaire. Je ne réponds point à ce qu’il dit ensuite ; les exemples que j’ay citez font voir comme il a employé à propos le mot de creuser, & si ceux qui parlent bien l’employent comme luy.

L’authorité du Secretaire de l’Academie vaut bien celle de l’Auteur des Remarques nouvelles.


  1. Vaug. Quint.
  2. Discours sur les vœux de Relig.
  3. Paul. ad Cor. c. 25. v. 33.
  4. P. 265.
  5. P. 305.
  6. P. 282.
  7. Réflex. sur la Philosophie.
  8. Cic. pro Milone.
  9. P. 101.
  10. Quam non didiscimus, accepimus, legimus.
  11. Quint.
  12. Le P. Chem. Serm. sur la Restitut.
  13. Pratique de la Perfection Chrest.