Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/B

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B

Barboter.


Il n’y a personne, dit un de mes Critiques, qui ait besoin d’être averti qu’on ne dit pas barboter. C’est-à-dire que ce Censeur regarde ce mot comme un terme qui ne se dit jamais, enquoy il se trompe beaucoup. Barboter est un terme de chasse qui se dit des cannes & des cannars, & de quelques autres oyseaux aquatiques, lors qu’ils font un certain bruit avec le bec en cherchant à manger dans les eaux bourbeuses ; on appelle même barboteur un canard privé, pour le distinguer des canards sauvages. Barboter se dit aussi dans le discours familier d’un homme qui parle entre les dents.


Beveüe.

La définition que M. de Furetiere donne de ce mot dans son Dictionnaire n’est pas exacte. Une beveuë, dit-il, est une faute que l’on commet pour ne sçavoir pas bien les choses, & quand on prend l’un pour l’autre.

Ce n’est pas cela, une beveuë proprement, c’est une méprise grossiere dont on a eu le temps & les moyens de se donner de garde : il ne suffit pas de prendre l’un pour l’autre pour faire une beveuë, il faut qu’il y ait dans la méprise quelque chose de plus que l’inadvertance, & que la legereté ou la passion y ayent quelque part. Une personne qui en parlant dit un mot pour l’autre, ne fait pas une beveuë ; prendre pour son ami un inconnu qui lui ressemble, n’est pas une beveuë non plus : Mais une veritable beveuë, si l’on en veut un exemple, c’est celle que fait l’Auteur du Livre de la Critique, en reprenant cette Phrase dont je me suis servi dans mes Réflexions.

Au lieu d’impiteux, ay-je dit, on se sert d’impitoyable, qui est un mot qu’on attribuë à Ronsard ; ce relatif qui, demande mon Censeur, ne se rapporte-t-il pas naturellement à impitoyable qu’il suit immediatement ? & cependant n’est-ce pas l’intention de l’Auteur qu’il se rapporte à impiteux ? car c’est apparemment impiteux qu’il entend qu’on attribuë à Ronsard & non pas impitoyable.

Voilà une beveuë dans toutes les formes ; ce relatif qui, demande donc nôtre Critique, ne se rapporte-t-il pas naturellement à impitoyable, je réponds qu’oüy ; mais cependant n’est-ce pas mon intention qu’il se rapporte à impiteux, je réponds que non ; & voicy ma remarque qui n’est pas en termes fort obscurs. Impieusement a été fait par Amiot, aussi-bien qu’impiteux (l’on void déja si j’attribuë impiteux à Ronsard) suivons ; mais on ne s’en sert point aujourd’huy ; au lieu d’impieusement, on dit avec impieté ; au lieu d’impiteux, on dit impitoyable, qui est un mot qu’on attribuë à Ronsard. Qu’y a-t-il de plus clair, puisque je dis en termes exprés, qu’impiteux est un terme qu’Amiot a fait ; c’est donc une grande beveuë de croire aprés cela, que lorsque je dis qu’il faut dire impitoyable, qui est un mot qu’on attribuë à Ronsard, mon intention soit de faire rapporter ce relatif qui à impiteux, & que c’est impiteux que j’entends qu’on attribuë à Ronsard, moy qui ay dit qu’on l’attribuoit à Amiot ; l’Auteur avoit le temps de relire ma Remarque, ainsi sa méprise est une veritable beveuë.


Beaucoup.

On dit bien, il s’est beaucoup enrichi, il s’est beaucoup distingué, il s’est beaucoup tourmenté, &c. & l’on ne dit pas de même, il est beaucoup riche, il est beaucoup distingué, il est beaucoup tourmenté, beaucoup ne s’accorde qu’avec un adjectif sous-entendu, comme : je le crois habile, & l’on m’a dit qu’il l’étoit beaucoup. Il faut remarquer neanmoins que si la proposition est negative, beaucoup se peut mettre devant l’adjectif sans qu’il y ait faute. Comme, il n’est pas beaucoup riche, il n’est pas beaucoup sage. Tandis que ces choses se faisoient dans l’Asie, la Grece & la Macedoine n’étoient pas beaucoup tranquilles, dit M. de Vaugelas[1].


Beni, Benie.

Le Critique dont nous venons de parler, voudroit que l’on confondît beni avec benit, benie avec benite, & il ne trouve aucune difference entre l’un & l’autre. Il faut apparemment que je ne me sois pas expliqué assez clairement là-dessus dans mes premieres Réflexions. Voici ce qui pourra éclaircir la question.

Benir fait beni & benie au participe en plusieurs sens. Premierement, quand il signifie souhaiter du bien à quelqu’un, faire des souhaits pour sa prosperité, pour son avantage, &c. comme : les hommes charitables sont benis des pauvres, les bons Princes sont benis de leurs peuples.

Secondement, quand il signifie loüer Dieu, le glorifier, le remercier : comme, Dieu soit beni, son saint Nom soit beni.

Troisiémement, quand il signifie se réjoüir en memoire de quelque bien ; comme : beni soit le jour & l’heure que, &c.

Quatriémement, quand il signifie proteger, faire réüssir, conduire à un bon succez ; ce qui ne se dit jamais que de Dieu ; comme : nos études sont vaines si elles ne sont benies de Dieu : la sainte Vierge est benie entre toutes les femmes : Ceux qui font l’aumône sont benis de Dieu, &c.

Voilà pour ce qui est de beni & de benie ; voyons à present quand il faut dire benit & benite.

Benir fait benit & benite, quand on l’employe par rapport aux Ceremonies Ecclesiastiques, & aux prieres que l’Eglise fait pour obtenir du Ciel des graces sur les choses ou sur les personnes qu’elle consacre à son service, comme : de l’eau benite, du pain benit, un cierge benit : cet Abbé n’est pas encore benit, cette Abbesse fut benite hier.

Il fait encore benit, benite, quand il se dit par rapport à quelqu’autre forme de benediction qui approche de celle-là, comme : il ne faut point se mettre à table que les viandes ne soient benites, Jacob fut benit par son pere, &c.


Bon homme,
Ce qu’il signifie.

On me reprend d’avoir dit que bon homme se prenoit souvent en mauvaise part, & l’on m’ajoûte qu’il se prend souvent pour un homme qui a de la bonté, & souvent aussi pour un homme fort âgé : & partant en bonne part, (ce sont les termes de l’Auteur) puisque vieux n’est pas une injure.

J’avouë que bon homme se prend souvent en bonne part, & pour un homme qui a de la bonté ; mais il se prend souvent aussi pour un homme qui manque d’esprit & de jugement.

Pour ce qui est de ce que le Critique ajoûte, qu’il se prend souvent en bonne part pour un homme fort âgé ; c’est ce qu’il ne persuadera jamais. Quand bon homme se dit au lieu de vieux, c’est un terme de mépris qui nous fait entendre quelque défaut dans la personne dont on parle. Dira-t-on d’un sage vieillard, d’un vieillard sensé & prudent, que c’est un bon homme : Dira-t-on, par exemple de l’Auteur des Remarques nouvelles sur la Langue Françoise, que c’est un bon homme ? Je doute qu’il prît plaisir qu’on luy donnât cette qualité, puisque Saint Gregoire lui-même, tout grand saint qu’il étoit[2], ne put s’empêcher de témoigner dans la réponse qu’il fit à un Empereur, qu’il ne trouvoit nullement bon qu’on l’eut traité de la sorte. Quand mes Serenissimes Maîtres, dit-il, m’appellent bon homme dans leurs Lettres, pour m’être laissé surprendre aux artifices d’Arnulphe, il est tout évident qu’ils me font passer pour un sot. C’est ainsi que s’explique ce saint Pape, d’où il est facile de voir si j’ay si grand tort, d’avoir dit que bon homme avoit un grand penchant à être pris en mauvaise part.


Les biens de fortune, de la fortune.

Je croirois le premier meilleur, sur tout dans un discours Chrêtien, parce qu’il semble donner une idée moins réelle de la fortune. Le Pere Cheminais le préfere aussi dans ses Sermons.

La crainte de Dieu est-elle imprimée bien avant[3] dans vôtre esprit ? Vous êtes-vous accoûtumé de longue main à mépriser les biens de fortune.

On compte l’injustice qu’on fait dans les biens de fortune ; mais pour le tort qu’on fait à la reputation, & par lequel on empêche ensuite le bien temporel d’une personne : il ne vient pas seulement dans l’esprit de croire qu’on soit obligé à le reparer[4].

Le monde est rempli d’estime pour les biens de fortune, & c’est par là qu’il mesure la grandeur[5].

Quelque estime que fasse le monde des biens de fortune, il ne peut s’empêcher d’estimer ceux qui les sçavent mépriser[6].

Le monde qui ne peut refuser au pauvre volontaire l’honneur qu’il merite dans sa pauvreté, n’auroit que du mépris pour lui s’il sortoit des bornes de son état par la possession des biens de fortune[7].

Le pauvre en renonçant aux biens de fortune, perd en même temps le desir d’en avoir[8].


Bref.

Je pardonnerois à un homme de quatre-vingts ans, qui depuis plus de cinquante années n’auroit veu le monde, de s’étonner qu’on luy dît que bref n’est plus bon aujourd’huy pour enfin ; c’est pourtant dequoy s’étonne un de mes Critiques.


Brisement.

J’ay approuvé brisement dans mes Réflexions, mais je ne l’ay approuvé qu’en matiere de devotion ; je sçay bien qu’on ne dira pas le brisement d’un vase de Porcelaine, mais on dira bien le brisement du cœur ; pour dire, la douleur & la contrition du cœur.


  1. Vaug. Quint.
  2. Ego igitur qui in Serenissimorum Dominorum jussionibus ab Arnulphi astutia deceptus non adjuncta prudentia simplex denuncior constat procul dubio, quia fatuus appellor. Greg. Li. 4 Epît. 31. Indict. 13.
  3. Serm. sur la Vigil. Chrest.
  4. Discours sur la Restitution.
  5. Serm. sur les 3. vœux de Relig.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. Ibid.