Réflexions sur l’usage présent de la langue française/M

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M

Magister.


Ce mot quoyque Latin se peut employer quelquefois agréablement dans le stile railleur, comme fait un Auteur fort poly. « Le pauvre petit Magister n’a lû aucun original Grec ny Latin[1]. »


Magistralement.

Ce terme se dit aussi avec grace en certaines occasions, comme en cét exemple[2] : « Quand on affecte une fois de faire l’impie, on nie hardiment les choses les plus claires ; & on assure fiérement & magistralement celles qui sont les plus éloignées de la vérité. »


Maint, mainte.

On ne se sert de ce terme qu’en Poësie, & encore n’est-ce que dans le Satyrique & le Burlesque.

Aussi tost maint esprit fécond en réveries
Inventa le Blazon, & l’art des Armoiries[3].


N’en pouvoir mais.

C’est un terme qui n’est plus d’usage, que dans le stile goguenard & burlesque. Elle disoit aux Astres qui n’en pouvoient mais, tout ce que fait dire la rage quand elle est maistresse des sens[4].


Se mal trouver, se trouver mal.

Se trouver mal se dit proprement de quelque indisposition de santé. Il se trouve mal, il ne se porte pas bien. Se mal trouver marque quelque mauvais succés dans les affaires. Il s’est mal trouvé de son entreprise, il s’est mal trouvé de suivre ce conseil. Il ne faut pas conclure de cette remarque, qu’on doive dire au present. Il se mal trouve de ce conseil, car l’usage qui est le maistre ne le veut pas ainsi, & en matiere de langage il ne faut pas philosopher.


Mal traiter, traiter mal.

Ce sont deux expressions assez différentes ; mal traiter dit quelque chose de pis que traiter mal, il marque des traitemens violens qui vont jusques à frapper, & à battre. Traiter mal marque seulement des paroles injurieuses. Ce n’est pas que si l’on spécifie, que c’est par des paroles qu’on a receu les mauvais traitemens, il n’est pas nécessaire de dire traiter mal, on peut dire aussi, mal traiter. Comme : il l’a mal traité de paroles.

Mais on demande si on peut dire d’un homme qui nous aura fait méchante chére, qu’il nous a mal traité, je ne crois pas que ce fust parler poliment ; il semble qu’on ne parleroit pas autrement, quand on auroit receu des coups de bâtons. Je pancherois davantage pour traiter mal, mais je ne l’approuverois pas tout-à-fait ; je crois que le meilleur est de dire, il ne nous a pas fait grand chére, il nous a donné un pauvre repas : il nous a traité fort à la ménagere, ou quelque chose de semblable.


Mal-content, mécontent.

Mal-content est presque toûjours adjectif, je suis mal content de son procedé. Mécontent est presque toûjours substantif, le parti des mécontens ; cependant le Pere Bouhours ne laisse pas de dire : c’est la coûtume des mal contens de se plaindre[5].

M. de la Rochefoucault dit l’un & l’autre indifféremment ; La Cour ne manque point de mal-contens. Les malheureux vont chercher ailleurs quelques autres méchantes affaires aussi mécontens du chef de party que des favoris[6].


Malencontreux.

Ce mot ne se dit que dans le stile burlesque ou satyrique.

Et pour surcroy de maux un sort malencontreux,
Conduit en cét endroit un grand troupeau de bœufs[7].


Manieres, air.

Il ne faut pas croire que manieres signifie la même chose que air ; ce dernier veut dire je ne sçay quoy qui paroist en un instant que la nature donne, & qu’on ne peut bien définir ; mais les manieres font entendre que toutes les paroles, & que toutes les actions de la personne à qui on les attribuë sont agréables, plaisent & doivent plaire ; on peut avoir bon air, sans nul art, & sans y penser. Mais pour avoir les manieres charmantes, il s’en faut faire une heureuse habitude. La raison y a sa part, & la nature toute seule ne les peut donner ; mais il faut prendre garde de ne pas se servir du mot de façons pour celuy de manieres. Il y a de la différence entre ces deux termes. Les façons ont un grand penchant à estre prises en mal, comme dit Mademoiselle de Scudery, & hors de dire de quelque personne fort jeune. Elle a les plus jolies façons du monde[8], pour exprimer quelques graces purement naturelles, ce ne peut estre une loüange : car façons est une véritable injure. Et je mettrois volontiers les façons avec les minauderies : mais pour l’expression de manieres, elle est noble, & elle exprime naturellement ce qu’elle veut faire entendre, soit en bien soit en mal.


Maniment.

Maniment ne se dit point dans le sens propre & naturel ; il faudroit ne sçavoir pas le François pour dire, par exemple, qu’il y a des aveugles qui connoissent les pieces fausses au maniment, il faut dire à les toucher, à les manier. Maniment, n’est bon qu’au sens impropre & figuré, il s’y dit élégamment. Comme : il a le maniment de tout, on luy laisse le maniment de toutes les affaires, il a tout en maniment, il n’a le maniment de rien.


Matter sa chair.

Cette expression est d’usage. Je sçay qu’il y a des personnes à qui elle ne plaist pas, mais c’est estre trop délicat. Il avoit envie de s’aller cacher dans un desert, où il pust matter sa chair[9].


Matineux, matinier.

On dit l’étoile matiniere, mais en parlant d’une personne qui se leve matin, on dit matineux ; vous estes bien matineux. « Philanthe se leva de bonne heure & alla aussi-tost chercher Eudoxe[10] que l’amour de l’estude rend fort matineux. »


Marmaille.

Ce mot n’a de place que dans le discours familier, il signifie proprement une troupe de petits enfans ; ou si l’on veut remonter à son origine, il veut dire une armée de fourmis venant du mot Grec μυρμάκος selon la prononciation des Doriens ; d’où vient qu’il ne s’employe que par raillerie, qu’on chasse d’icy toute cette marmaille, comme qui diroit : qu’on chasse d’icy toute cette armée de fourmis.


Menager.

Ménager se prend en je ne sçay combien de significations : On dit dans le figuré ; ménager les esprits ; ménager les bonnes graces du Prince ; ménager les intérests de ses amis ; ménager une affaire ; ménager sa voix en déclamant ; ménager sa santé ; se ménager, user avec reserve de son credit ; ne ménager personne. Il n’y a plus rien à ménager avec luy. Les couleurs de cette étofe sont merveilleusement bien menagées, & plusieurs autres expressions de la sorte que l’usage a autorisées.


Menées.

Plusieurs Auteurs se servent de ce mot. Durant ces menées Artabaze arrive[11].

« Il sollicitoit sourdement qu’on luy envoyast une nouvelle armée, bien qu’Agésilaüs fust suffisamment averty de ces menées[12]. »

Plusieurs personnes aiment mieux qu’on dise pratiques, intrigues. Menées est néanmoins fort bon.


Vous médisez.

C’est ainsi qu’il faut dire. Vous médites, n’est pas bon. Il est vray que médire estant le composé du verbe dire, il semble que la raison voudroit qu’on dist vous médites, comme l’on dit vous dites. Mais l’usage l’emporte sur la raison.


Mes-avenir, mes-arriver.

On ne se sert plus guéres de ces façons de parler, dont néanmoins nous avons des exemples dans de bons Auteurs. Il appréhendoit qu’il n’en mes-avinst[13].

S’il en mes-arrive, on vous imputera sa mort[14]. « Comme on le déconseilloit de se trouver au combat, il n’en peut mes-arriver, dit-il, car je mou-ray ou je seray vainqueur. »


Mesmement.

Ce mot n’est plus que du petit peuple. Il est vray que M. de Voiture s’en sert quelquefois[15] : « on ne sçait par où commencer à se remettre à son devoir quand on a failly si longtemps, & mesmement contre une personne à qui on a de si étroites obligations. » Mais on ne le doit pas imiter en cela.


De mesme.
Il en est de mesme.

J’ay remarqué qu’on applique souvent mal à propos ces termes de comparaison : Et voicy un exemple qui le fera mieux voir que tout ce que je pourrois dire :

« Comme un boiteux se glorifieroit en vain de la beauté de ses jambes, puis qu’il ne peut s’en servir sans découvrir son défaut ; il en est de mesme de la science du fou, qui ne sçauroit parler sans faire voir son extravagance[16] » : cét il en est de même, est mal appliqué ; il falloit dire : de mesme, un fou se glorifieroit en vain de son sçavoir, puis que, &c. ou bien en mettant il en est de mesme, il falloit retrancher comme, & dire tout simplement : un boiteux se glorifieroit en vain de, &c. il en est de mesme du fou qui, &c. Car quand la phrase commence par comme, on ne dit jamais il en est de mesme, mais seulement de mesme. Ce qu’on peut voir en cét autre exemple : « Comme une bale a moins de vîtesse aprés qu’elle a esté donner contre une muraille, de mesme la lumiere s’affoiblit lors qu’elle a esté refléchie par quelque corps[17]. »


Mesquinerie.

Ce mot est plus méprisant, & à quelque chose de plus injurieux qu’Avarice, il signifie une épargne basse & sordide. « Ils interprétoient toutes ses actions en mauvaise part ; ils appeloient la frugalité de sa table une mesquinerie honteuse[18]. »


Messéant, malséant.

Messéant est meilleur, & de plus d’usage ; On dira par exemple : un just’au corps trop large est meßéant à un jeune homme. Il est messéant de s’asseoir à table sans laver les mains. Cependant si quelqu’un disoit : le mensonge sur tout dans la bouche d’un homme de qualité est toûjours malséant, je ne crois pas qu’on y deust trouver à redire.


Mesuser, abuser.

Mesuser se dit quelquefois avec plus de grace, qu’abuser. « Adam a éprouvé dequoy le libre arbitre est capable, lors que mésusant de ses facultez naturelles, il tomba dans l’abysme de la prévarication[19]. »


Métaphore.

C’est une figure qui consiste à transporter des mots de leur signification naturelle dans une autre. Nous avons des métaphores que l’usage a rendu si propres qu’elles ne passent presque pas pour des figures, comme : blesser l’honnesteté, ternir la gloire, flétrir la mémoire de quelqu’un, noircir la réputation, déchirer la réputation, une malice noire, un jour gay, une campagne riante. Nous disons encore : briller dans la conversation, pousser une matiere, pousser les gens à bout ; & en parlant d’un homme qui n’a aucune complaisance, & qui ne sçait s’accommoder ni au temps ni aux personnes ; c’est un homme tout d’une piece. On dit aussi d’un homme prudent, il ne fait pas une fausse démarche dans ses affaires.

Mais combien de fois entendons nous dire d’un homme généreux, c’est un lyon : & d’une femme querelleuse, c’est un dragon. Ce sont encore des métaphores fort usitées que celle-cy : un homme poly, un stile châtié, un discours plat, une pointe d’esprit, une raillerie froide. C’est un homme qui a beaucoup de feu. C’est un homme tout de glace, &c.

Il y a d’autres métaphores qui dependent simplement du caprice de celuy qui les fait, lesquelles n’ont aucun estre fixe & certain, & que chacun peut inventer selon son esprit, & son imagination ; & c’est de celle-là dont parle Cicéron[20], quand il dit : que la métaphore doit estre libre, qu’il n’y doit rien avoir de forcé & de contraint. Il y en a mesme qui estant un peu extraordinaires ont besoin de quelques correctifs pour les adoucir. Ces correctifs sont : pour parler ainsi, pour ainsi dire, pour user de ce terme, s’il m’est permis de parler de la sorte, si je l’ose dire, &c.

Par exemple, lors qu’un Auteur nouveau en parlant de Vigénere, a dit qu’il a ajoûté de la charnure au discours, s’il eust temperé cela par un correctif[21], il eust mieux fait, en disant que Vigénere a ajoûté, pour ainsi dire, de la charnure au discours. Ce sont de petites négligences qui ne laissent pas d’estre des tâches.

Mais il y a des métaphores qui sont quelquefois si rudes & si grossieres, qu’on ne les sçauroit adoucir par aucun correctif. Celles-cy sont de cette nature. « Je vous confesse, Messieurs, que tout cela n’a fait qu’accroistre mes flâmes, & exciter dans mon cœur un plus grand incendie & un plus vaste embrasement d’amour, pour cet Eminentissime Cardinal[22]. » Ces flâmes, cét incendie, cét embrasement sont d’un grand froid.

En voicy une autre du mesme Auteur, laquelle n’est pas moins outrée. « La prosperité qui ruine & corrompt la plûpart des hommes, n’a servy qu’à confirmer Saint Charles dans la vertu. Cét endroit est à mon gré, une des plus riches perspectives qu’il y ait dans toute la vie de S. Charles, la plus singuliere, & la plus nouvelle. Arrestons y donc un peu nos regards, délassons pour ainsi dire, nos yeux en les promenant à loisir sur l’émail de ces fleurs, & dans ce beau champ de morale, qui s’offre & se présente icy à nôtre esprit. »

Ces veuës, ces perspectives, l’émail de ces fleurs, & ce beau champ de morale, où il faut promener à loisir ses yeux ; n’ont ce me semble rien de trop charmant, & tout cela ne fait qu’une expression fort basse & fort plate.

Ces sortes de métaphores ne sont plus du goust du siecle, cela estoit bon autrefois où l’on se plaisoit tant à bigarrer le stile, & où l’on n’appeloit presque aucune chose par son nom. Témoin cét Exorde d’un Prédicateur du temps passé. «  J’embarque ce discours sur le galion de mes lévres, afin qu’ayant passé par la mer orageuse de cét auditoire, il aille heureusement surgir au havre de vos oreilles. » Témoin encore ces paroles, que j’ay tirées de la Préface d’une ancienne Traduction. « Quand je voulus faire prendre à ce Seigneur Latin un habillement du pays, pour estre mieux receu en nostre Cour de France ; je commençay à prendre sa mesure, & je le luy dépeschay à la façon commune ; que si ce n’est aussi élégamment que d’autres plus excellens Tailleurs eussent sceu faire, pour le moins je puis protester que j’ay fidelement fait ma besogne, sans rien dérober des étofes, pour m’enrichir des bannieres. » Témoin enfin ce plaisant langage d’un certain Auteur : « couvert d’une sanglante sueur : Je sors de l’Acheron du monde, de qui j’ay secoüé l’impérieuse puissance, dissipé l’hommagere servitude que je luy avois rendu depuis le berceau ; & limant ses chaînes avec la lime d’une heureuse connoissance de ma misere, j’ay quant & quant rencontré l’ardeur d’un favorable remord, lequel entrant dans le cabinet de mon ame par la porte de la contrition, a engendré en elle un tonnerre de sanglots, qui se sont éclatez en pluyes ameres, lesquelles trouvant le cataclisme de mes yeux ouvert, n’ont point eu de mesure, en leur cheute[23]. »

Mais qui pourroit souffrir ces Vers-cy, qui ne sont qu’une partie d’un grand nombre d’autres aussi ridicules, qui ont esté faits sur le Benedicité.

Reine de la moitié de l’an
Dont le superbe Océan
Suit le carrosse comme un page,
Bénis le Seigneur obligeant,
Qui pour te mettre en équipage
Par les mains du Soleil te donne de l’argent.

Ces exemples font voir quel défaut c’est, que de vouloir toûjours faire des figures. Quand on a une fois cette maladie, il n’y a ridiculitez qu’on ne dise ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’on ne doive condamner icy que l’excés ; on peut dire en général qu’un discours figuré n’est pas le plus beau ; ce n’est pas en cela que consiste l’art de bien dire. Et je ne m’étonne pas que Cicéron conseille, pour apprendre à bien parler, de lire les anciens Poëtes, & les anciens Orateurs ; parce, dit-il, que ne s’étant pas encore avisez de ces expressions figurées ; & suivant les plus simples & les plus naturelles, ils ont presque tous bien parlé. Sunt enim illi veteres, quia nondum ornare poterant ea quæ dicebant, omnes propè præclarè loquuti[24].


D’une autre sorte
de métaphore.

Il y a une autre sorte de métaphore qui doit estre condamnée en quelque Langue que ce soit, mais sur tout dans la nôtre, qui est plus sévére & plus religieuse que jamais. C’est d’appliquer aux véritez de nôtre Religion ces noms prophanes, que l’antiquité Payenne a donné à ses fausses Divinitez. Il n’est besoin que d’un peu de bon sens, pour connoistre qu’il ne faut pas ainsi par des noms fabuleux, donner l’apparence du mensonge à des veritez constantes ; ceux qui ont vieilly dans les Lettres humaines, sont sujets à ce vice ; ils sont si accoûtumez aux noms d’Apollon, de Diane, de Proserpine, &c. leur esprit est si imbu de ces resveries, qu’ils ne peuvent s’en défaire dans les matiéres les plus Chrêtiennes. Ils ne feront point difficulté, par exemple, en parlant de Dieu de l’appeler Jupiter, de donner à l’Archange Gabriël le nom de Mercure ; au lieu de dire les démons, ils diront les furies, & ne parleront que de Tisiphone, de Mégere, & d’Alecto ; M. de Balzac qui condamne fort cette conduite, dit que ces gens-là font comme un certain Ambassadeur, qui estant venu tout nouvellement de Constantinople pour résider à la Cour de Rome, & ayant encore l’imagination pleine de l’Empire d’Asie, & de la grandeur des Ottomans dans la Harangue qu’il fit au Pape Leon, luy donna de la Hautesse ; & aprés plusieurs loüanges emphatiques, luy dit pour conclusion qu’il estoit le grand Turc des Chrestiens.

On pourra dire peut-estre que presque tous les Poëtes étrangers en ont usé ainsi, & que c’est une autorité qui peut mettre les nostres à couvert ; mais je réponds qu’on ne les doit point approuver en cela, quoy qu’ils ayent écrit la plûpart en une Langue, à laquelle ces sortes de noms semblent appartenir en propre. Comment, par exemple pourrons-nous approuver Sannazar d’avoir remply un Poëme Chrestien de Driades & de Nereïdes, d’avoir introduit Protée prédisant le Mystere de l’Incarnation ? Comment excuser Buchanan, qui pour nous dépeindre dans son Baptistes les tourmens dés damnez, ne parle que des manes des Eumenides, de Cerbere, & de Tantale ? Comment justifier l’Arioste, qui fait jurer le vray Dieu par l’eau du Styx, qui fait faire à l’Archange Gabriel l’office de Mercure, & l’envoye de la part de Dieu, chercher le silence dans la maison du sommeil ? Comment souffrir enfin que le Tasse dans sa Jérusalemme liberata ait mêlé Pluton & Alecto avec Saint Michel & l’Archange Gabriël ? Ce sont des défauts qu’on ne doit excuser en aucune Langue, à moins que de renoncer aux lumiéres de la raison & du bon sens. Je remarque encore qu’on se sert souvent du mot de Fortune, au lieu de celuy de Providence, ce qui ne doit pas s’excuser dans les ouvrages Chrestiens, & je trouve le sentiment du P. Bouhours fort raisonnable, quand il dit qu’un sermon ne souffre pas des pensées qui ne peuvent avoir qu’un sens payen, telles que seroient celles-cy, la fortune se plaist à renverser ceux qu’elle a élevez ; la fortune traverse souvent les Grands de la terre[25].


Meurtrir, tuer.

Ce mot a vieilly. M. de Vaugelas s’en sert, mais il est en cela plus digne de remarque que d’imitation ! « Quelle rage de Tygre s’est emparée de ton cœur, monstre de perfidie & de cruauté ? que tu ayes eu le courage d’enchaîner ton Roy, ton bienfaiteur, puis de le meurtrir inhumainement[26]. »


Moderateur.

Ce mot se dit quelquefois avec beaucoup de grace, & nous en avons des exemples dans nos meilleurs Auteurs. « Il luy inspiroit de faire le modérateur des différens avec toute la neutralité possible[27]. »

« Les hommes sont les Acteurs & les instrumens de tout ce qui se passe dans cette histoire. mais Dieu seul en est l’arbitre, & le souverain modérateur[28]. »


De la modestie de nostre Langue.

La Langue Françoise est à proprement parler la plus modeste de toutes les Langues ; elle rejette non seulement toutes les expressions qui blessent la pudeur ; mais encore celles qui peuvent recevoir un mauvais sens. Nos Ecrivains les plus polis vont en cela jusqu’au scrupule, & un mot devient insupportable parmy nous, dés qu’il peut estre interpreté en mal ; sur tout s’il se rencontre dans des discours Chrestiens. C’est pourquoy on doit condamner toutes ces pauvres phrases qu’employent certains Prédicateurs.

« On est toûjours assez éloquent quand on parle de ce que l’on aime, le feu qui brûle au dedans se manifeste bientost au dehors, &c[29]. »

« Il faut tomber d’accord, Messieurs, que les Amans ont une maniére de s’expliquer, & de se faire entendre où les autres gens ne comprennent rien ; ils parlent plûtost de cœur à cœur que de bouche à bouche[30] : ils s’entendent aux moindres signes. Ils ont des veuës toutes singuliéres, des conceptions surprenantes, & inoüies. C’est, Messieurs, ce qui m’est arrivé voulant peindre saint Charles, mon cœur embrazé d’amour, &c. »

On doit éviter aussi les comparaisons licentieuses, que certains Prédicateurs indiscrets osent faire des mysteres les plus sacrez de la Religion Chrestienne, avec les fictions les plus infames de l’antiquité fabuleuse : comme, par exemple, de l’amour adorable du Sauveur dans l’Eucharistie avec le cupidon des Poëtes ; approfondissant quelquefois des matiéres, dont ils ne devroient pas mesme paroistre instruits. Je ne dis rien icy de la grossiéreté de quelques-uns ; qui pour trop vouloir enseigner le bien, enseignent souvent le mal : & qui ne gardant aucune mesure dans les noms qu’ils donnent aux choses, disent quelquefois à la face des Autels, ce qu’un homme d’honneur n’oseroit dire dans la moindre compagnie.

Ce n’est pas que cette regle doive aller jusqu’au scrupule ; car il y a des rencontres où ce seroit se gesner inutilement, que de vouloir éviter tous les mots que les libertins peuvent mal interpreter, autrement comme dit Quintilien[31], il faudroit se résoudre à ne plus parler. Mais il est toûjours bon de l’avoir en veuë, pour s’éloigner de la méchante coûtume de ceux qui ne s’observent nullement sur ce qu’ils disent.

Je sçay bien que cela ne plaira pas aux personnes qui prennent plaisir de se faire accroire qu’il n’y a point de mot qui ne soit honneste ; & qu’on peut se servir de toutes sortes d’expressions sans aucun scrupule ; mais je les renvoye à l’Art de penser où ils verront l’absurdité de cette ridicule opinion, & peut-estre ne sera-t’il pas hors de propos d’en dire icy quelque chose. « C’estoit le sentiment des Stoïciens qu’il n’y avoit point de paroles malhonnestes : ou l’infamie, disoient-ils, est dans les choses, ou elle est dans les paroles ; on ne peut pas dire qu’elle soit dans les choses, puis que il est permis de les exprimer en d’autres paroles qui ne passent point pour deshonnestes ; elle n’est pas non plus dans les paroles, puis qu’il arrive souvent qu’un mesme terme signifie diverses choses, & qu’estant estimé mal honneste dans un sens, il ne l’est point dans un autre. » Mais tout cela n’est qu’une vaine subtilité ; & pour y répondre je dis que l’infamie consiste dans les choses, & qu’un mot participe de cette infamie, lors qu’il expose la chose, plûtost comme plaisante que comme criminelle, & d’une maniére qui joint à la signification principale une idée d’impudence & d’effronterie. Il arrive de là qu’une mesme chose peut estre exprimée honnestement par un son, & deshonnestement par un autre, si l’un de ces sons joint quelque idée qui en couvre l’infamie, & si l’autre au contraire la présente à l’esprit d’une maniére impudence ; ainsi comme on l’a remarqué dans l’Art de penser, les mots d’adultere & d’inceste ne sont pas infames, quoy qu’ils signifient des actions tres-infames ; parce qu’ils ne les réprésentent que sous un voile d’horreur qui les fait regarder comme des crimes, de sorte que ces mots signifient plûtost le crime des actions, que les actions mesmes. Tout cela néanmoins dépend de l’idée que l’usage attache aux mots, c’est pourquoy aussi quand il plaist à l’usage, un terme qui a este honneste en un temps, peut devenir honteux en un autre ; cela se void en toutes les Langues ; & nous en avons plusieurs en la nostre, qui autrefois ne signifioient rien de mauvais, & qui à present sont devenus injurieux & outrageans.

C’est par cette remarque qu’on peut répondre à ceux qui pretendent autoriser par la conduite mesme des Peres, l’usage des mots les plus infames ; car si les Peres en ont employez quelques-uns, qui aujourd’huy paroissent honteux en nostre Langue, il y a apparence qu’ils ne passoient pas pour tels de leurs temps, c’est à dire que l’usage n’y avoit pas joint cette idée d’éfronterie qui les rend infames, c’est à quoy doivent prendre garde les Traducteurs, quand ils veulent tourner en François ces sortes de mots. Mais puis que nous sommes sur cette matiére, il ne sera pas inutile de remarquer icy que les personnes corrompuës ont introduit dans le monde certains termes qui paroissent honnestes, & qui cependant sous le voile spécieux d’une pudeur apparente, renferment une impudence véritable, c’est un moyen qu’on a trouvé pour avoir la liberté de tout dire, & pour tenir les plus honteux discours, sans estre obligé de rougir. C’est sous ces paroles qu’on enveloppe aujourd’huy les plus grandes salletez. On ménage un peu plus les oreilles pour corrompre plus facilement le cœur. De cette nature sont les expressions des Comédies, des Romans, & des Chansons de l’Opéra ; mais j’ose avancer que ces termes couverts & déguisez, sont beaucoup plus infames que ces termes effrontez, dont se servent les libertins grossiers. Car ces derniers ont je ne sçay quoy de hideux, qui de soy-mesme fait horreur, au lieu que les autres donnant aux plus honteuses actions un air d’honnesteté & de galanterie corrompent l’ame d’autant plus aisément qu’ils semblent moins blesser les oreilles.


Monde, immonde.

On ne se sert guéres de ces termes, qu’en parlant de ces viandes & de ces animaux, qui dans l’ancienne loy estoient declarez impurs. Comme : la distinction des viandes & des animaux mondes & immondes, &c[32].


Monsieur.

Certaines gens s’imaginent qu’il est de la bienséance d’appeler Monsieur, la plûpart des Auteurs qu’ils citent, mais ils se trompent fort ; & à moins que l’Auteur qu’on cite ne soit vivant, ou qu’il n’y ait pas longtemps qu’il soit mort, on ne luy donne point tant du Monsieur, il feroit beau voir dire Monsieur Virgile, Monsieur Cicéron ; à peine dit-on aujourd’huy Monsieur Paschal, on commence à dire Paschal, tout court, les Lettres de Paschal, les pensées de Paschal : On dit aussi Vaugelas, Voiture, Sarrazin, sans mettre Monsieur, si ce n’est en écrivant. Autrefois on appeloit Monsieur jusqu’aux Saints, mais aujourd’huy plus tant de Monsieur.


Monter.

Ce verbe veut toûjours avec soy le verbe auxiliaire estre ; on dit, il est monté, & non, il a monté. Je sçay bien qu’un Auteur a dit : « tout est monté à un degré d’excellence où il n’avoit point encore monté », mais c’est une faute contre l’exactitude ; il falloit dire, où il n’estoit point encore monté. J’ay touché cela ailleurs, en parlant du verbe entrer. On y peut recourir.


Mutations, changemens.

Mutations se dit quelquefois avec plus de grace que changemens. Exemple, « quelque haut qu’on puisse remonter, pour rechercher dans les Histoires des exemples des grandes mutations ; on trouve qu’elles sont causées ou par la mollesse, ou par la violence des Princes[33]. »


  1. M. Ménage. Observations sur la Langue Françoise.
  2. Recherche de la verité.
  3. Satyre de Dépreaux.
  4. Sarazin Dialogue.
  5. Vie de S. Ignace.
  6. Mémoires sur les guerres de Paris.
  7. Satyre de Dépreaux.
  8. Entretien sur la tyrannie de l’usage.
  9. Vie de S. Ignace.
  10. La maniere de bien penser dans les ouvrages d’esprit. Dialog. 2.
  11. Vaugelas Quinte-curse.
  12. Eloge d’Agésilaüs.
  13. Plaid. de M. Patru.
  14. d’Ablanc. Apopht. des anciens.
  15. Lettres à Madame la Marquise de Vardes.
  16. Morale du Sage.
  17. Entretiens sur la pluralité des mondes.
  18. Vie de Dom Barth. des Martyrs.
  19. Lettres de S. Augustin.
  20. Cic. de orat.
  21. Jugement des Sçav.
  22. Panegyr. de Saint Charles Borromée.
  23. Les pénitentes idées.
  24. Cic. in lib. de orat.
  25. Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit.
  26. Traduction. Quinte-Curse.
  27. Mémoires sur les guerres de Paris.
  28. Traduction de la Genese.
  29. Panégyr. de Saint Charles Borro.
  30. Dans le mesme panégyr. de Saint Charles Borro.
  31. Quint. Inst. orat. cap. 3. lib. 8.
  32. Mœurs des Israëlites.
  33. M. Mascaron, Oraison Funébre de la Reine d’Angleterre.