Réflexions sur l’usage présent de la langue française/N

◄  M
O  ►


N

Nagueres, depuis peu.


Il seroit à souhaiter que ce mot fust encore d’usage ; car il exprime seul ce qu’on ne peut dire autrement sans le secours de plusieurs paroles, mais l’usage l’a banny ; en sorte qu’il ne se dit plus aujourd’huy. Il estoit fort usité du temps de Monsieur de Vaugelas qui s’en sert tres-souvent dans son Quinte-curse, & dans ses Remarques.


Naissance.

Naissance se prend souvent pour une disposition avantageuse de l’esprit.

« Une si heureuse naissance la rendit d’abord la passion de tout ce qu’il y avoit de vertueux & d’élevé dans la Cour[1]. »

« Les Romains ont de la naissance pour les Pieces de Théatre[2]. »


Natal.

Cét adjectif n’a jamais de féminin. On dit bien natal. Son lieu natal. Son pays natal ; mais on ne dit jamais natale, sa ville natale.


Ne.

Nostre Langue aime cette négation, comme on le peut voir en ces exemples.

Il s’en faut beaucoup que ces grands objets ne fassent sur nous toute l’impression qu’ils y doiventfaire,[3] & non, il s’en faut beaucoup que ces grands objets fassent.

Je ne nie pas que je ne l’aye dit, ce qui est mieux que, je ne nie pas que je l’aye dit. Il est tout autre qu’il n’estoit, ce qui est encore mieux que : il est tout autre qu’il estoit, en quoy le François différe beaucoup du Latin, deux négations ont la force d’une affirmation. On dit encore ; je n’ay nulle affaire. Il n’a nulle application ; ces deux négations ont de la grace en François.

Dieu ne compte pour rien ce qui n’est pas volontaire ; mieux que, Dieu compte pour rien, &c. Et le Pere Bouhours n’a pas parlé dans toute l’exactitude possible, quand il a dit que « Saint Ignace prenoit plaisir à rabaisser un homme de qualité, afin que le monde sçeut qu’on comptoit pour rien parmy les Jésuites les avantages de la naissance[4]. » Il falloit dire : afin que le monde sçeust qu’on ne comptoit pour rien, &c. & non, qu’on comptoit pour rien.


Ne plus, ne moins,
ni plus, ni moins.

M. de Voiture dit, ne plus, ne moins, & voicy comme il parle au sujét d’un certain festin, « n’y ayant que des Déesses à la table & deux demi-Dieux, tout le monde y mangea, ne plus ne moins que si c’eussent esté des personnes mortelles ». Mais aujourd’huy on dit ni plus ni moins, & jamais ne plus ne moins : quoy que M. de Vaugelas veüille qu’il se puisse dire quelquefois ; & que M. Ménage qui semble d’abord estre contre ce sentiment, dise néanmoins à la fin de sa Remarque qu’il avouë que la plûpart de nos Ecrivains modernes suivent la regle de M. de Vaugelas ; car les Ecrivains, dont il entend parler, ne sont guéres modernes aujourd’huy ; l’on sçait assez que lors qu’on ne considere un Auteur François que par rapport à ses expressions & à ses mots, le nom de moderne ne peut luy appartenir long-temps.


Ne.
Dans les interrogations.

Plusieurs retranchent cette négation dans les interrogations, & disent : vient-il pas ? Vaut-il pas mieux ? est-il pas jour ? &c. au lieu de dire : ne vient-il pas ? ne vaut-il pas mieux ? n’est-il pas jour ? en quoy ils se trompent, car ceux qui entendent bien nôtre Langue ajoûtent toûjours la négation.


Négatives.

On remarque qu’une proposition a quelquefois plus de force quand elle est négative, que quand elle est affirmative. Quand je dis, par exemple : ce n’est pas une petite chose que de sçavoir se taire, je m’exprime beaucoup mieux que si je disois, c’est une grande chose que de sçavoir se taire.

Nous avons plusieurs exemples de cela dans nos meilleurs Auteurs : le Legislateur des Juifs, qui n’estoit pas un homme ordinaire[5], ce qui est beaucoup plus fort que s’il y avoit. Le Legislateur des Juifs qui estoit un homme extraordinaire.

« Nous éviterons ce défaut si nous apprenons à en bien juger, ce qui n’est pas une chose peu difficile[6]. » Cette proposition négative à plus de grace que s’il y avoit : ce qui est une chose fort difficile. Ce sont de petites délicatesses qu’il ne faut pas négliger, quand on veut écrire poliment.


N’en déplaise.

Cette expression est agréable dans le discours familier, n’en déplaise à M. Ménage[7], dit le Pere Bouhours. M. de Vaugelas ne croit pas qu’il soit défendu absolument d’inventer des mots. N’en déplaise à l’Auteur de l’Epitaphe, sa pensée est basse[8].


Nominatif sans verbe.

C’est un vice ordinaire à ceux qui sçavent plus de Latin que de François, de mettre quelquefois un nominatif sans verbe, par exemple : « Je souhaitois de voir vivre ces armées de bons Citoyens, lesquels s’ils vivoient encore du moins la République subsisteroit[9]. » C’est le génie du Latin de s’exprimer de la sorte, mais non pas du François, ce pronom, lesquels, dans cette phrase ne se rapporte à rien, lesquels s’ils vivoient la République subsisteroit, quelle bizarre expression ! on fait quelquefois une faute contraire à celle là, en mettant le verbe sans nominatif ; comme : mais en quoy Ignace réussit le plus, fut à réformer les mœurs des Ecclésiastiques[10], où est le nominatif de fut ? Il falloit dire : mais la chose en quoy Ignace réussit le plus fut : ou bien ; mais en quoy Ignace rêussit le plus, ce fut, &c.


Nombre changé.

Il est quelquefois de la grace du discours de changer les singuliers en pluriers. Comme : les Alexandres, les Césars, les Pompées. Cette expression déplait à quelques personnes ; mais je la vois si universellement receuë que je crois que c’est une témérité de la condamner.

Le changement de nombre se fait encore en mettant au plurier un verbe, dont le nominatif est au singulier, pourveu que ce soit un nom collectif, comme :

Aussi-tost un grand peuple accourant sur le port
Ils firent de leurs cris rétentir les rivages.

On change aussi les pluriers en singuliers, comme : toute la ville estoit sous les armes.

Le Soldat ne cessa de tuer, que la nuit ne luy eust dérobé l’ennemy.


Noms de temps.

Les noms de temps mettent beaucoup de différence dans les temps des Verbes, il est venu hier, par exemple : n’est pas bien dit, non plus que, il vint ce matin ; il faut dire, il vint hier, il est venu ce matin. Et voicy la régle qu’on doit observer. S’il s’agit d’un autre temps que d’aujourd’huy on met le prétérit sans verbe auxiliaire, comme il me dit cela hier, & non il m’a dit cela hier : s’il s’agit d’aujourd’huy on met le verbe auxiliaire avoir ou estre selon l’occasion. Il a fait cela ce matin. Il m’est venu voir aujourd’huy. Je dis la mesme chose s’il s’agit de la mesme semaine où l’on parle, du mesme mois, de la mesme année ; il m’est venu voir cette semaine. Je luy ay parlé ce mois cy. Il a fait cela cette année ; le peuple de Paris est sujét à faire des fautes là dessus.


Noms propres.

Bien des gens disent Ammian Marcellin, Appian Aléxandrin. D’autres aiment mieux Amien Marcellin, & Appien Aléxandrin, qui cependant ne sont pas si bons. On dit Ananie & Ananias. Je sçay bien que quelques-uns croyent qu’il est plus Francois de dire Ananie. Mais si nous disons Nicolas, Thomas, Mathias, pourquoy faire difficulté de dire Ananias, on dit Claudien, & non, Claudian, Diocletien, & non, Diocletian, Saphire & Saphyra : Chrysippe, & non, Chrysippus, bien qu’on lise dans un de nos Auteurs. Chrysippus a écrit quelque Traité des Dieux[11].

On dit saint Fabien, & non, saint Fabian, contre ce qu’en croit le Traducteur des Lettres de S. Augustin, qui dit : Quelques factieux s’éleverent contre saint Corneille successeur de S. Fabian.

Il faut dire Stace en parlant du Poëte, & Statius d’un certain Officier des Gardes de Néron. On dit Jugurta, Sylla, Agrippa, Dolabella, Catilina, Pansa, & qui voudroit dire, Agrippe, Dolabelle, &c. parleroit ridiculement.

Nous disons Phydias ; & non, Phydie. Josias, & non, Josie. Olympias, ou Olympie, en parlant de la mere d’Alexandre. Grachus au singulier, & les Gracques au plurier. Lucullus & Hortensius au singulier, les Luculles & les Hortenses au plurier.

Antonius en parlant de l’Orateur, & Antoine en parlant du Consul. Metellus, & non, Metelle. Archias, & non, Archie. Vulcain, & jamais Vulcan. Palinurus, ou Palinure. Theopompus, ou Théopompe. Arcade ou Arcadius. Honoré ou Honorius, en parlant des fils de Theodose. M. le Maistre dit, Arcade & Honoré : Mademoiselle de Scudery le dit aussi ; M. Fléchier néanmoins aime mieux, Arcadius & Honorius ; & je crois que cette prononciation est la meilleure. Il faut dire Sulpitius, & non Sulpice, en parlant de l’amy de Ciceron, qu’il est bon de distinguer des Sulpices de l’Histoire Ecclesiastique. On dit Elien mieux que Elian. Papirius, & non Papirie. Anaxagoras, ou Anaxagore. Pythagore, & non Pythagoras. Protagoras est meilleur que Protagore. M. le Maistre dit Popile, en parlant du meurtrier de Cicéron, & il faut dire Popilius : il prononce Caligule, & il faut prononcer Caligula : il dit Attique en parlant de l’amy de Cicéron, & on doit dire Atticus, il prononce encore Romule pour Romulus, & Brute pour Brutus, ce qui ne se peut souffrir en Prose. Clitemnestra est mieux que Clitemnestre ; Electra, & non Electre. Pacatus ou Pacat. M. Fléchier dit Pacat ; Le Traducteur du Panégyrique de Théodose le Grand[12] dit aussi Pacat. Le Pere Bouhours dans l’Eloge qu’il fait de ses Dialogues d’Eudoxe & de Philanthe[13] dit Pacatus, & non Pacat. Cela est arbitraire. Je passe plusieurs autres noms. Ceux que j’ay rapportez suffisent pour faire juger de la prononciation d’un grand nombre d’autres.


Nonce, Ambassadeur.

On dit Nonce du Pape, & non Ambassadeur du Pape, Nonciature, & non Ambassade, en parlant de la Légation du Nonce. « Pendant sa Nonciature de Venise, il mérita les applaudissemens de cette République[14]. »


Non-chalance, Non-chalant, Non-chalament.

Ces mots sont du bel usage.

« Vous payerez un jour bien cher cette non-chalance[15]. »

« D’un costé on voit réprésenté un Berger appuyé non-chalament contre un arbre[16]. »

« L’air non-chalant ne peut pas faire un bel homme de cheval. »

« L’on remarque que dans les occasions où il se trouva, il estoit également non-chalant à tout. »


Non-usage.

Ce terme se peut dire en certaines occasions. Plusieurs personnes néanmoins reprennent M. Ménage d’avoir dit. Ce mot s’est aboli par le non-usage.


Nul, aucun.

Nul se dit quelquefois élégamment pour aucun. Il résolut de ne prendre nulle nourriture[17] : ce qui plaist mieux à certaines personnes, que aucune nourriture.

« Ne recevant nul secours, ni de la terre ny du ciel ; il crût que Dieu l’avoit delaissé. »

« Pétrone à sa mort ne nous a laissé qu’une image de la vie, nulle action, nulle parole, nulle circonstance ne marque l’embaras d’un mourant[18]. »

« On sçait en quel estat se trouvoit alors cette Ville : quels ravages, quelles desolations ! Nul repos, nulle espérance de paix & de tranquilité. La République renversée & presque anéantie, &c[19]. »

Il y a néanmoins des rencontres où nul ne se dit pas bien, c’est lors qu’il se met pour, il n’y a, comme : nulles personnes ne s’affligent, nulles personnes ne violent leur foy avec plus d’ostentation, pour, il n’y a point de gens qui s’affligent, qui violent leur foy avec plus d’ostentation[20] ; cet exemple est du Pere Bouhours, dans les Dialogues d’Eudoxe & de Philanthe ; mais il le corrige dans l’éloge qu’il fait de ce Livre-là, en avoüant que ceux qui entendent bien nostre Langue n’approuvent point, nulles personnes dans une semblable occasion[21].


  1. Oraison Funébre de Madame de Montansier.
  2. Traduction d’Horace par le P. Tart.
  3. Essais de morale.
  4. Vie de S. Ignace.
  5. Traité du sublime.
  6. Art de parler.
  7. Remarq. nouv.
  8. Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit. Dialog. 1.
  9. Nouvelle trad. de la seconde Phili.
  10. Vie de S. Ignace.
  11. Réflexion sur la Physiq.
  12. Histoire de Theodose.
  13. Lettres à une Dame de Province.
  14. Préface de l’Histoire du Cardin. Commendon.
  15. Morale du Sage.
  16. Morale du monde : entretien sur la paresse.
  17. Vie de S. Ignace.
  18. S. Evrem. jugement sur Séneq. Plutarq. & Petr.
  19. Traduction du panégyr. de Pacat.
  20. Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit.
  21. Lettres à une Dame de Province.