Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 24

G. Charpentier (Vol. IIp. 151-156).


XXIV

DANSES ET FESTINS


Arrive une danseuse. C’est une enfant aux traits fins, qui se prosterne devant nous en déclamant une formule de politesse entrecoupée de beaucoup d’aspirations dentales, signe de déférence. Plus on aspire, plus on est poli.

L’orchestre accorde de nouveau ses instruments. La danseuse se lève et prend des poses. C’est une danse dramatique qu’elle exécute ; on retrouve dans ses attitudes les allures contournées des vieux dessins japonais. Dans sa pantomime, les traits du visage restent impassibles ; c’est une élégie à froid qui n’a que des gestes et point d’âme. Il est vrai que la pauvre enfant reproduit consciencieusement les mouvements qu’on lui a appris, mais qu’elle n’en connaît pas le sens. En passant à travers les âges, cette danse s’est transmise de génération en génération, et l’histoire représentée s’est perdue en route ; de même que certaines formules religieuses sont répétées pendant des siècles, alors même qu’on ignore ce qu’elles ont signifié. La danseuse nous raconte une histoire qu’elle ne comprend pas ; elle danse peut-être en sanscrit comme un bonze fait sa prière.

Troisième plat : lamelles de taï cru. Le taï est un gros poisson rouge que l’on représente souvent avec le dieu Yebis. C’est un excellent manger, — quand il est cuit ; — il rappelle la dorade et la surpasse en succulence. Ces lamelles, d’un rose pâle, sont servies dans un plat bleu à dessin blanc, et posé sur une petite grille de cristal sous laquelle on a glissé une feuille de laurier sombre ; pour compléter l’harmonie du mets, un peu de purée de radis vert pomme fait camaïeu avec la feuille de laurier et lie entre eux tous ces tons bleus, verts et roses. Avec ce plat on apporte une tasse de porcelaine de Koutani rouge et or, dans laquelle on a versé la fameuse sauce japonaise (shoio). Chaque morceau de poisson saisi avec les baguettes est trempé dans la tasse ; c’est là le régal des Japonais et le mets national par excellence.

À ce moment la guesha ouvre un éventail et exécute un pas des plus gracieux. Seulement Félix en trouble l’ordonnance, pour faire de temps en temps arrêter la jeune fille, dont les mouvements sont si variés que le crayon rapide de l’artiste n’a plus le temps d’en fixer un seul.

La danseuse porte une robe grise transparente sous laquelle on devine un vêtement d’un rouge vif. Ses manches sont longues et sa ceinture est écarlate. Son éventail est couleur d’argent.

Est-ce que la musique japonaise serait comme les œuvres des grands maîtres qu’il faut entendre plusieurs fois pour y trouver du charme ? Il me semble que je m’habitue au charivari que j’entends ; je me sens impressionné malgré que j’en aie.

Ces tonalités indécises, ces rythmes incohérents vont bien avec ces gestes imprévus.

La grâce des lignes, le choix des teintes, l’étrangeté de l’orchestre et des chants font un ensemble qui émeut. Surtout quand on avale, pour compléter la sensation, des lamelles de taï cru trempées dans la sauce dorée.

C’est de la couleur locale à haute dose. On se sent envahi par une poésie singulière, acre et voluptueuse. Les musiciennes tapent et crient, la geisha s’anime, on est ravi…

Mais l’odeur, l’affreuse odeur qu’on avait oubliée et qui revient de temps en temps par effluves nauséabondes !

Ah ça, voyons. Les Japonais, qui ont l’œil artiste, qui ont peut-être l’oreille délicate…, les Japonais n’ont donc pas d’odorat ?

Allons, ne respirons pas et regardons.

Quatrième plat : du taï bouilli, servi dans une porcelaine verte à dessins dorés et ornée de quelques fleurs élégamment jetées.

Pendant que nous dégustons le taï bouilli, la danseuse s’est éclipsée. Elle ne tarde pas à revenir avec un nouveau costume.

Elle a mis une robe de soie d’un gris verdâtre, serrée par une ceinture rouge et bleue, rayée de dessins blancs. Elle porte sur tout cela, au milieu du dos, un formidable nœud en étoffe or et jaune. Une sorte de gilet de la même étoffe brillante apparaît sous sa robe autour de son cou. Elle danse un pas animé sur une mesure de six-huit et chante en dansant.

Voici à peu près le sens musical de sa mélodie (kapori).

Mais je ne garantis pas du tout l’exactitude de l’air, car notre système de notation est tout à fait impuissant à rendre les intonations japonaises.

Cette danse est ravissante. Il me semble même que la joueuse de samissen joue presque juste. Quant aux chanteuses, elles persistent dans les notes indéterminées.

Cinquième plat : large assiette d’un bleu foncé sur laquelle on apporte un morceau de poisson frit, tout blanc, escorté de trois petits homards roses.

La danse est finie, mais nous la faisons recommencer, à la grande joie de la jeune fille qui n’est pas habituée, paraît-il, à un tel succès.

Aussi s’élance-t-elle avec plus d’entrain et se risque même à sourire en faisant ses pas. Mais, quelle que soit son animation, jamais elle ne saute ; le charme est surtout dans les poses toujours harmonieuses, grâce aux longs plis du vêtement. La danse à robe courte est peut-être une erreur.

Sixième plat : pour faciliter la digestion des aliments hétéroclites que nous avons avalés, nous utilisons les lois de la pesanteur en absorbant force tasses de riz bouilli relevé par des morceaux de concombre fermenté et salé.

Eh bien, on ne le croira pas : nous avons fait dans le maniement des baguettes de tels progrès que le riz saisi plus ou moins adroitement par nos bâtonnets, disparaît avec une certaine rapidité.

Encore une petite coupe de sakké et… l’addition…

Dont voici la traduction :


« Somme due : deux yens (dollar), un bou (shilling) pour trois messieurs, sakké et mets.

« Idem : soixante-quinze sens (sous) pour les servantes de sakké (c’est-à-dire les musiciennes, les chanteuses et les danseuses. (Pas cher !)

« Idem : douze sens, cinq rins (1/2 centime), étrenne aux préparateurs du bain.

« Idem : vingt-cinq sens, glace et sucre.

« Total : trois yens, trente-sept sens, cinq rins (16 francs environ).

« Les sommes ci-dessus mentionnées, nous les avons reçues sûrement.

« Neuvième mois, quatrième jour, signé Takekavatioo Shin-Mitchi.

« Restaurant de la Lune et des Fleurs. »
(Ici le cachet.)


Matsmoto et Regamey reprennent leur affreux costume européen. Les jeunes filles ont disparu.

Nous remercions notre aimable guide et reprenons le train pour Yokohama.