Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 25

G. Charpentier (Vol. IIp. 157-163).


XXV

L’ART AU JAPON


D’où vient que le moindre objet japonais nous étonne par sa simplicité, nous émotionne par son étrangeté et nous charme par son harmonie ?

Qui a donné aux singuliers insulaires du Nippon le goût, la sobriété, l’élégance ? Qui les a doués de l’invention, de l’adresse, du talent ?

La race, le climat, l’éducation. Trois facteurs ont amené cette résultante exquise : l’art japonais.

La race, quelle est-elle ?

Écartons d’abord les Aïnos, qu’on a, bien à tort, donnés pour ancêtres aux Japonais. Mettons de côté ces sauvages poilus, amis du froid, figés dans leur ignorance, Sibériens égarés dans l’Océan, échoués, on ne sait quand, sur la partie la moins aimable de l’archipel japonais.

Restent trois types :

Le Coréen, pommettes saillantes, face en losange, œil bridé, teint jaune, membres grêles, taille minime. C’est le dernier venu ; amené sans doute par la conquête, il est dominateur et guerrier. Les grands seigneurs qui ne sont pas de la race des dieux sont Coréens. C’est ce type étroit qu’on rencontre le plus souvent parmi les jeunes Japonais que le Mikado envoie en Europe et en Amérique.

Le Chinois : c’est un Coréen grandi et anobli. L’œil est moins, bridé, la joue plus remplie, le teint gris. Il est de préférence commerçant et agriculteur. Il est venu au Japon à toutes les époques et généralement dans les périodes pacifiques, attiré par les échanges et le besoin de coloniser.

Comment appeler le troisième type ? Celui qu’on trouve sur les peintures les plus anciennes, celui qu’on donne aux dieux, celui qu’on ne voit qu’au Japon ?

Eh parbleu, c’est le type japonais ! Autochtone peut-être, très ancien à coup sûr. Gracieux comme l’Annamite, élégant comme l’Indien, noble comme le Sémite, on le trouve chez les plus anciennes familles, mais aussi chez les plus pauvres ; djinrikis et grands seigneurs sont frères par la beauté. Dans les villages des montagnes, le profil devient caucasien, la peau blanche et la joue rose.

Donc, c’est entendu. Nous trouvons là la race des dieux du Japon née sur le sol comme le veut la légende, ou venue de fort loin comme c’est probable. Dans tous les cas, le type le plus répandu, mais panaché, croisé, compliqué par le Chinois et le Coréen.

Cette race habite, sous un climat doux et chaud, rafraîchi par les brises de mer, un archipel enchanté, où les montagnes vertes se mirent dans les golfes bleus. Partout les arbres géants alternent avec les bosquets fleuris, constellés de camellias ; sur les versants rapides, les azalées roses ou blanches étalent leurs plaques lumineuses ; çà et là, le polonia étage ses plumets de fleurs d’un bleu pâle. À l’automne, les chrysanthèmes monstrueux ressemblent à des soleils perdus dans la verdure ; dans les vallons humides, les bambous vigoureux dressent leurs tiges luisantes vernissées de noir et de vert ; les bambous, la vie du Japon qui y trouve ses maisons, ses meubles, ses ustensiles, les bambous, dont le feuillage léger et fin est un symbole de bonheur.

Du premier coup, le Japonais est resté émerveillé de la nature qui l’entourait. Il a admiré le sol bienfaisant, la mer poissonneuse ; il a pensé sincèrement que des dieux se préoccupaient de le rendre heureux ; il s’est montré plein de reconnaissance pour les forces surnaturelles qui lui donnaient la chaleur, la lumière, la joie du corps, la joie des yeux, qui faisaient mûrir sous ses yeux les fruits succulents, pousser sous ses pas les fleurs éclatantes, qui jetaient dans ses filets les poissons savoureux. Et il s’est recueilli, a joint ses mains, s’est incliné et a adoré. Qui ?… Quoi ?… Tout !

Le panthéisme était un devoir pour lui ; le naturalisme, un besoin. Il s’est fait une légende, une Genèse enfantine comme un conte de bébé. Il a déterminé ses dieux et leur a donné des noms ; mais, laissant dans l’infini les explications, les démonstrations, il a pensé qu’aucune méthode humaine ne pouvait préciser, qu’aucun talent mortel ne pouvait représenter ces prodiges incessants du sol japonais et le respect de la nature lui a évité l’idolâtrie.

Dans les endroits les plus beaux de son pays, il a élevé de petites chapelles (mias) en branchage ou en bois brut, couvert de chaume, mais il les a laissées vides. Ce sont des sanctuaires dont le dieu est partout. Comme les anciens prêtres de l’Égypte qui cachaient au fond des temples un naos inhabité, comme les prêtres de Diane qui vendaient aux croyants des niches creuses sans idoles, le Japonais voit l’Être suprême ailleurs que dans le bois qu’il façonne ou la pierre qu’il ajuste.

Ces mias semés dans la campagne ne sont donc que des symbolismes de sainteté. On les fait précéder d’un arc de triomphe (tori-i) en bois ou en pierre affectant la forme relevée des perchoirs de faucons. Sanctuaires et tori-is sont ornés, les jours de fête, de tresses en paille de riz (simenara), de rameaux verts de sakaki ornés de rubans de papier blanc (gohei). De même en usaient les peuples de la Grèce, lorsqu’ils suspendaient aux colonnes de leurs temples des guirlandes de verdure garnies de bandelettes.


Ces mias (chapelles vides) semés dans la campagne ne sont donc que des symbolismes de sainteté. On les fait précéder d’un arc de triomphe (tori-i) en bois ou en pierre affectant la forme relevée des perchoirs de faucons.

À certains moments, des citoyens officient. Ce ne sont pas des prêtres. Comme chez les veddhiques, comme à Rome, le sacerdoce est une fonction civile. Pour s’adresser aux dieux, on coiffe la tiare, on revêt de longs costumes où dominent le blanc, le noir, le violet.

Voilà la vraie religion du Japon, voilà sa croyance la plus ancienne, voilà le Shin-to simple, pur, grave.

Un peuple qui comprend ainsi le culte de la nature ne doit aborder l’art, ne doit toucher à l’imitation qu’avec une réserve, un respect, un amour, une conviction qui le sauvent de toute erreur et de tout mauvais goût.

Et voilà pourquoi l’art primitif au Japon est essentiellement correct, harmonieux et sobre.

Cette sorte d’austérité a eu son correctif dans le caractère même du peuple qui nous occupe. Le Japonais adore la nature, mais la nature est ici tellement gracieuse que forcément le Japonais est gai. Volontiers, le sourire ira jusqu’à la grimace ; les Téniers viendront chatouiller les Van Dyck sévères. La légende nous raconte que lorsque Amateras, aux longs cheveux, personnification du soleil, se réfugia, triste et confus, dans la grotte sombre qu’il ne voulait plus quitter, Okamé, la grosse réjouie, vint l’agacer par l’aurore de son large rire ; armée du sistre sacré, elle dansa devant la grotte et le soleil se montra de nouveau. Les peintres aiment Okamé. Sa figure ronde et joviale leur sert souvent d’enseigne. C’est dire que l’art sera sérieux, mais ne sera pas triste.