Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 23


G. Charpentier (Vol. IIp. 143-150).


XXIII

RESTAURANT DE LA LUNE ET DES FLEURS


près nous avoir fait visiter les principaux marchands de curiosités de la ville et nous avoir initiés à la connaissance de certains bibelots japonais, Matsmoto nous conduit, aux environs de la grande rue de Guïnza, dans un établissement indigène où nous devons savourer à la fois danses, musique et festin.

Cela s’appelle le Restaurant de la Lune et des Fleurs. Une petite cour précède la maison. Dans la cour un puits, un arbre, et le paysage est complet.

À peine entrés, une épouvantable odeur nous saisit. Matsmoto nous apprend qu’il en est ainsi ordinairement dans toutes les habitations japonaises où la civilisation n’a pas encore introduit les systèmes inodores.

Nous gravissons un étroit escalier, et l’on nous fait une chambre, en agençant quelques panneaux de papiers peints.

Notre aimable guide nous engage à suivre l’usage japonais, à prendre un bain avant le repas. J’hésite. Regamey, qui se livre volontiers à la couleur locale, n’hésite pas et revient, quelques minutes après, vêtu, ainsi que Matsmoto, de longs et amples kimonos japonais.

Je dois le reconnaître : Matsmoto est transformé ; il n’a nullement la prétention de lutter de beauté avec l’Apollon du Belvédère ; on peut même dire que, emprisonné dans la jaquette européenne, il a un aspect assez chétif et étriqué. Mais, tout d’un coup, il a pris la démarche d’un prince de l’antique Asie ; ses gestes harmonieux sont soulignés par les plis des draperies ; les fines attaches de ses pieds, de ses mains, de son cou, donnent de l’élégance à toute sa personne, et je ne comprends vraiment pas pourquoi les Japonais, qui ont un costume national commode, artistique et économique, se croient obligés de s’habiller à grands frais avec nos vêtements gênants et ridicules.


Le couvert sur la natte et la carte à payer, au restaurant de la lune et des fleurs.

Aussi, tandis que nos deux compagnons s’étendent avec nonchalance sur la natte moelleuse, je cherche vainement une position qui ne fasse pas craquer mon pantalon et ne me donne pas de vagues ressemblances avec un singe à quatre pattes ou un ours savant.

Le repas commence.

D’abord du thé et des gâteaux spongieux (kasteïra) ; puis on apporte le potage, servi dans des tasses à couvercle en laque noire. Le potage (soui-mono) se compose d’un morceau de poisson bouilli, nageant dans l’eau en compagnie d’un cube de flan et de plusieurs petits oignons.

C’est très bien ; mais c’est avec de petits bâtonnets qu’il faut découper le poisson, en porter les fragments à la bouche, et retirer des lèvres les arêtes nombreuses qui encombrent le mets.

Faudra-t-il renoncer et mourir de faim ?

Le moment est dramatique.

Matsmoto nous offre ses conseils. Un des bâtonnets doit se tenir entre le pouce, l’index et le médium, absolument comme une plume à écrire ; l’autre bâtonnet s’introduit dans le pli que forme avec la main la naissance du pouce, et, s’appuyant d’autre part sur la première phalange de l’annulaire, forme une ligne fixe de laquelle s’approche ou s’éloigne, comme une mâchoire, l’extrémité du premier bâtonnet. La difficulté est de faire mouvoir la branche supérieure exactement dans le plan de la branche inférieure ; pour peu qu’elle s’en écarte, les extrémités, au lieu de se réunir et de saisir les aliments, se dépassent et font tourner et tomber le morceau, juste au moment où l’on est sur le point de l’avaler.



Tant bien que mal nous ingurgitons le potage.

Deuxième plat : assiette de porcelaine rose et grise contenant des fragments de pieuvre (amabi) flanqués de confiture d’abricot et de quenelles jaunes, formant ensemble une sorte de moire orange (koutchitori). Cet étrange accouplement pourrait bien provoquer quelque révolte de la part de nos estomacs, mais les musiciennes sont introduites et leur arrivée amène une diversion salutaire.

Les jeunes filles se mettent à genoux en face de nous et accordent leurs instruments ; elles me paraissent vouloir résoudre un problème insoluble, car elles y mettent beaucoup de temps et n’arrivent à aucun résultat appréciable.



L’une joue du sa-missen, la longue et mince guitare, ornée de peau de serpent, dont les sons rudes et courts n’ont rien de musical. Une joueuse de sa-missen qui se respecte joue toujours faux ; si elle chante, elle chante d’accord avec l’instrument, c’est-à-dire faux, ou du moins dans une tonalité que nous ne pouvons saisir et dont je trouve les intervalles toujours trop petits. Seraient-ce là les fameux quarts de ton de la musique grecque ? Malheureux Athéniens, comme vous avez dû souffrir !

Une autre musicienne joue d’un petit tambour qu’elle tient de la main gauche sur son épaule et qu’elle frappe de la main droite. Les cordons de soie qui tendent les peaux du tambour sont réunis dans la main gauche qui les serre et les tend à chaque coup frappé, de sorte que le son jappe et crie comme un hurlement de phoque en colère.

Une frêle jeune fille se place devant un tambour incliné et tient longtemps levé le bâton qui doit frapper. Subitement elle l’abaisse et produit un son épouvantable. Où peut-elle prendre la force de faire un tel vacarme ? L’art, l’étude assidue, les dispositions naturelles, le sentiment musical amènent à ces résultats. C’est beau, la musique !

Fière de l’effet obtenu, elle redouble d’activité et je ne crois pas qu’une machine à piler les minerais puisse arriver à ce charme et à cette puissance de sonorité.

Enthousiasmée, elle chante en poussant des cris de chat écrasé. Le sa-missen s’anime et lance ses notes les plus déchirantes, tandis que le petit tambour aboie de son mieux.

Lorsque le morceau est terminé, ce dont on s’aperçoit parce que le bruit cesse subitement, il est d’usage d’offrir le sakké aux exécutants.

Le sakké, c’est l’eau-de-vie du pays, faite avec du riz fermenté et distillé. On le sert tiède dans d’élégants petits flacons de porcelaine. Les petits verres sont remplacés par des coupes minuscules, légères comme des coquilles d’œufs.

Chaque convive remplit une tasse, y trempe ses lèvres et l’offre à la musicienne, qui fait semblant d’en boire le contenu et, sous prétexte de laver la tasse, la vide dans un bol d’eau chaude préparé à cet effet.

On peut, par ce procédé, vider beaucoup de flacons d’eau-de-vie sans se griser sensiblement.

Tout cela se fait avec force politesses ; les artistes se confondent en remerciements et reçoivent ces hommages avec la confusion modeste qui sied à des virtuoses sûrs de leurs talents.