Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 22

G. Charpentier (Vol. IIp. 139-141).


XXII

DEUX ET DEUX FONT DEUX


près ce cruel incident, Korétoki passa sa vie dans la tristesse. Pour ne pas laisser perdre le nom de sa famille et procurer à lui ainsi qu’à ses ancêtres les hommages dus aux mânes des morts, il adopta pour fils un enfant étranger.

Obana et Matsoué se retirèrent à Shiba, près de l’endroit où Mmégaé s’était suicidée. Le père de Korétoki fit élever là une petite chapelle dédiée au dieu Quanon, et organisa un petit monastère pour deux.

Le couple y vécut longtemps, s’occupant à des exercices de piété. Après la mort de ce ménage religieux, la famille de Korétoki installa un prêtre pour continuer à la chapelle les soins que lui avaient donnés Obana et Matsoué.

Or, quelques années plus tard, Yeyas venait d’installer le shiogounat à Yeddo. Il cherchait naturellement tous les prétextes pour embellir sa nouvelle capitale, et construisait volontiers monument sur monument.

Un miracle vint lui fournir une occasion de satisfaire son goût pour les édifices.

Il se promenait, un jour, dans les environs de la ville, accompagné d’une suite nombreuse, lorsque tout à coup son cheval se cabra et refusa de faire un pas de plus.

Le Shiogoun mit pied à terre et vit sur le bord du chemin une petite chapelle. Évidemment l’animal, plus sensible que les hommes aux influences surnaturelles, servait d’instrument aux dieux pour attirer l’attention du grand ministre sur l’humble chapelle qu’on avait érigée là.

Devant l’édicule un prêtre faisait sa prière. C’était la chapelle d’Obana et de Matsoué.

Le Shiogoun se mit à causer avec le prêtre, un certain Sonoo, qui était fort savant. L’entretien plut au ministre qui revint souvent voir le bonze pour s’entretenir avec lui des grands mystères si relevés et si compliqués de la religion bouddhique.

C’était bien le cas, pour garder le souvenir du miracle du cheval, de construire un temple et de remplacer la petite chapelle par un édifice digne de Quanon. La statue qu’avaient consacrée Obana et Matsoué existe encore dans le temple construit par Yeyas et rappelle la vie d’austérité et de prière que mena le pieux ménage, soit pour racheter des erreurs de jeunesse, soit pour honorer la mémoire de Mmégaé.

Yeyas construisit aussi la grande tour à cinq étages qui a été brûlée récemment ; il établit également les chapelles accessoires du grand temple et presque toutes les maisons de prêtres.

Ainsi furent fondés les temples de Shiba, qui rappellent l’histoire populaire des deux amants.

Maintenant, on peut se demander qui sont ces deux amants.

S’agit-il d’Obana et de Matsoué ?

S’agit-il de Korétoki et de Mmégaé ?

Ce sont les deux premiers qui ont inauguré et entretenu la chapelle primitive.

La statue qu’ils adoraient figure dans le grand temple.

C’est pour les remplacer qu’on installa un prêtre d’abord, puis tout un clergé.

Eh bien, les deux amants, dont le souvenir a présidé à la fondation des temples de Shiba, ne sont pas Obana et Matsoué.

Obana était un secrétaire inférieur.

Matsoué était une suivante.

Ils ne comptent pas dans l’histoire.

Les seuls, les vrais amants, les amants indiscutables sont Korétoki et Mmégaé.

Parce que Korétoki est d’assez bonne maison, et que Mmégaé est une grande dame de la cour de Kioto.

Il faut être féodal et garder les distances jusque dans les souvenirs.

Voilà pourquoi, désirant être convenable, je ne vous ai pas raconté l’histoire des quatre amants.