Berger-Levrault (p. 103-129).

CHAPITRE IV

Tout comme chez eux !


Une fête japonaise à Séoul. — La guerre devenue un prétexte de fêtes. — Comment on délie les bourses. — Les héros de la dernière guerre et les inconvénients de la gloire. — Banquet officiel. — Rêves japonais en Corée.


En vérité, je vous le dis, plus je vois ces admirables Japs, plus ils me deviennent sympathiques. Ils savent toutes choses, entendez-vous. Leurs connaissances et leurs aptitudes sont universelles. Ils excellent dans l’art de la guerre, ça c’est entendu et ne peut être mis en doute par personne, même par les Russes ! Mais ils commencent à exceller aussi dans l’art de la lutte commerciale, industrielle et maritime, et cette révolution soudaine, non moins surprenante que la première, met dans une inquiétude profonde à cette heure les grandes puissances mondiales dont les intérêts vitaux en Extrême-Orient se trouvent tout à coup compromis. Et cet émoi — c’est le mot ― est d’autant plus considérable que jusqu’alors ces puissances, gratifiant le Japon de la bienveillante condescendance qu’on accorde à un pupille intéressant, s’étaient refusées à voir en lui, par un vaniteux préjugé de race sans doute, le rival dangereux de l’avenir.

Cela dit et établi pour toutes choses graves et d’importance. Mais dans bien d’autres encore, et jusque dans l’art de s’amuser leur excellence éclate aussi.

Le plaisir est à leurs yeux, ainsi que le travail, un devoir ; ils n’ont pas tort. C’est par le plaisir que les énergies se réconfortent et s’équilibrent. Carpamus dulcia ; ils ont lu Perse, je le gage, et répètent avec lui, et sans cesse : « Saisissons le plaisir, c’est par lui seul que nous vivons. » Ils le saisissent en effet, et il n’est de prétexte à se réjouir que l’on néglige ou que l’on abandonne.

Cavalcades et farandoles, kermesses bruyantes et toujours recommencées, j’en ai les oreilles pleines et les yeux fatigués depuis ma récente traversée du Japon. Et ces pétards surtout, éclatant par rafales assourdissantes, la nuit comme le jour, quelles émotions ne m’ont-ils pas causées ! Bien que j’eusse la certitude à cette époque de savoir Liniévitch vissé par Oyama près des rives du Soungari, je croyais toujours à quelque irruption soudaine de cosaques vengeurs ! Pauvres cosaques, étaient-ils loin !

La guerre a été et restera un prétexte de fêtes. Il n’est de jour qui ne rappelle quelque anniversaire glorieux ; or, il n’est d’anniversaire qu’on ne célèbre comme il convient entre fils de samouraïs. Toutefois, dans cet enthousiasme populaire je soupçonne une pression gouvernementale adroite et nécessaire. Le Trésor est bas et c’est un ingénieux moyen de le relever sans provoquer de plaintes. « Réjouissons-nous, célébrons nos succès, chantons la valeur de nos soldats et celle de notre pays qui vient d’étonner le monde. » Quand on s’est grisé de chants et d’encens, on oublie sa misère. L’orgueil de se savoir si grand rend le cœur large et magnanime et la pauvreté n’apparaît plus alors que comme la rançon obligatoire et inéluctable de tant de gloire. On a beaucoup donné, on donnera encore, et l’on supportera ainsi stoïquement, non toujours avec enthousiasme, du moins avec résignation, le poids de plus en plus écrasant des charges et des taxes nouvelles.

Voilà le secret peut-être de cette explosion perpétuelle de gaieté turbulente chez ce peuple que les lendemains victorieux de la guerre devraient rendre paisible et soucieux.

Mais à la pratique perpétuelle de ce sport joyeux ils sont passés maîtres, incontestablement. Partout, dans le nord même où la misère fut noire, très noire[1], j’ai vu des kermesses qui ne cédaient en rien, comme organisation, à nos plus belles fêtes de France. Or, cet art de s’amuser ce n’est pas seulement au Japon qu’il prospère, ils l’ont transporté avec eux dans cette Corée qui est leur, maintenant, et c’est à Séoul, dans la capitale de l’empire du Matin Calme, que je viens d’admirer une fois encore l’éclat d’une fête japonaise. Il s’agissait de chemins de fer. Non d’une inauguration, cela avait été déjà fait en grande pompe deux mois auparavant lorsque les premiers express relièrent Séoul au port de Fusan. Mais ce chemin de fer, quoique japonais, était alors la propriété d’une société privée. Le gouvernement le voulait à lui pour parfaire et consacrer son œuvre d’annexion. Possédant la ligne de Séoul au Yalou, construite pendant la guerre, possédant aussi le railway militaire qui la prolonge jusqu’à Moukden, il lui fallait s’assurer la possession du tronçon méridional coréen. Ce serait alors la mainmise officielle définitive sur l’immense voie de 1200 kilomètres qui, du sud au nord, à travers la Corée, rejoint le port de Fusan à Moukden. Et le gouvernement, marquant l’importance essentielle qu’il attachait à la possession rapide et complète de cette ligne extra-territoriale, commença par elle les opérations de rachat des voies ferrées japonaises décidées et votées dans le principe pour l’intérieur du pays et non pour la Corée. Cet heureux événement valait une fête digne de lui, elle le fut.

C’était par une chaude journée d’été. Séoul ne possédant pas d’ombrage, on alla donc en chercher dans le seul endroit où la hache dévastatrice de l’imprévoyant Coréen en ait laissé subsister : dans une île du fleuve Hane, à quelques kilomètres de la capitale. Cette île ne mérite son nom qu’à l’époque des hautes eaux, lorsque le fleuve, grossi par les pluies, l’entoure sur tous ses bords. En saison sèche, une de ses rives plonge dans le cours du Hane, celle du sud confine à une mer de sables qui n’est autre que le lit desséché du fleuve. Il fallait franchir ce Sahara sous l’intense rayonnement d’un méchant soleil. Qu’à cela ne tienne, les invités n’en souffriront aucunement. Une voie ferrée de plusieurs kilomètres y fut jetée pour la circonstance ; et je vous affirme que cette traversée de « désert pour rire » ne manquait ni de charme ni d’originalité. Je crus même apercevoir des dunes et je ne fus pas loin de penser que les Japonais, afin de compléter le décor, ne les y eussent fait élever pour la circonstance. Puis, tout au bout de ce désert, un arc de triomphe immense, gigantesque, ouvert sur l’île enchantée. Et là sous le feuillage, sous des tentes multicolores et artistement pavoisées, les divertissements variés et innombrables de toute kermesse japonaise : lutteurs de tout âge et de toutes les écoles, escrimeurs cuirassés de bois, charlatans et bateleurs, chanteuses aux miaulements aigres, théâtres, stands, jeux d’adresse et jeux de hasard, baraques closes et mystérieuses, baraques étourdissantes, toutes pleines de coups de feu et de « banzaï » où de sempiternels Russes perdent de sempiternelles batailles. Et, semés tout le long des sentiers et des avenues, des kiosques ou des geishas rieuses et peintes, les geishas de Séoul, de Tchemulpo et de Fusan, toutes les geishas de Corée[2], mobilisées pour la circonstance, en livrée somptueuse et fleurie, offrent gratuitement, de leurs petits gestes précieux, avec des révérences et des sourires, là du thé, ici des sorbets, là-bas des sirops, plus loin de la bière, du chocolat et même du champagne. Mais la cérémonie serait incomplète, comme par tout le Japon d’ailleurs, sans le numéro officiel et patriotique. En l’espèce ce sont les héros de la dernière guerre. Je les plains. Au lieu du repos qu’ils ont bien mérité, on les colporte et on les exporte sans pitié dans tout l’Empire et ses dépendances. Il est à redouter qu’à la répétition trop fréquente de ces ovations subies par ordre, ces braves soldats ne trouvent quelque inconvénient à la gloire. Néanmoins, ceux-ci n’en laissent rien paraître. C’est d’abord le maréchal Nodzu[3] : petit, sec, alerte avec un visage tanné, presque noir, où le nez busqué et formidable, où les moustaches tombantes rudes et blanches en accentuent la mâle énergie ; des yeux très vifs et très clairs, volontiers rieurs, qui contrastent étrangement sur cette face presque dure. C’est un véritable chef, on le sent, on le voit, et il impose même aux Occidentaux qui sont là. À quelques pas, dans son sillage, l’amiral Kamimoura, figure un tantinet poupine et railleuse. La foule se refroidit sur son passage. Elle lui tient rigueur encore de ses insuccès du début contre l’escadre fantôme de Vladivostok. Elle lui en veut surtout d’y avoir survécu et de ne s’être pas ouvert le ventre comme l’exigeait l’honneur d’un samouraï.



fête japonaise à séoul
Le maréchal Nodzu, les amiraux Ito, Inouyé, Kamimoura revenant de la fête nautique et des bateaux de kissans et de geishas.


Mais l’amiral a jugé, à l’encontre de l’opinion de ses quarante millions de concitoyens, que ce geste, pour avoir été beau, n’en est pas moins ridicule à cette heure. Aussi est-ce sans remords aucun qu’il prend part à la fête ; dans chaque baraque, dans chaque kiosque il fait une station amusée, et là-bas sur l’eau, parmi les bateaux de la fête nautique, avec Nodzu, avec Ito, avec Inouyé, d’autres amiraux encore, ils rient aux geishas, ils rient aux kissans[4] coréennes et, malgré leur titre, malgré leur âge, très franchement ils jouent « au jeune homme ».



fête japonaise à séoul
Puis tout au bout de ce désert un arc de triomphe immense, gigantesque, ouvert sur l’île enchantée.


Et ce m’est une occasion de plus d’admirer la simplicité, le naturel et la familiarité de ces hommes. Sitôt le cortège officiel rompu, ils se glissent dans la foule, s’y mêlent et fraternisent avec elle. Il semble qu’il n’y ait plus de barrière, plus aucune différence, chacun d’eux ne réclamant pour soi que la part qui revient à tous.

L’heure du banquet venue, mille invités s’engouffrent sous une tente immense. Les tables sont fleuries et surchargées de plateaux de laque sur lesquels des mets variés et un peu bizarres font comme une curieuse mosaïque. Chaque invité a droit à sa paire de baguettes accompagnée d’une belle serviette enluminée destinée à emporter tout ce qu’il ne peut achever sur place ; c’est la coutume. Le sakay remplit les verres, voire même le champagne, et les discours commencent. Ce n’est alors ni moins long ni plus intéressant que chez nous ; c’est moins endormant peut-être grâce à la consonance métallique de cette langue aux syllabes brèves et dures qui rebondissent sur le tympan avec le fracas d’une bille sur un pavé.



la fête coréenne
Les Coréens parqués dans un coin de l’île ne sont pas admis dans la fête japonaise.


Le ministre de Corée, délégué particulier de l’Empereur, se lève à son tour. Mais sa parole n’est qu’un murmure à peine perceptible. Est-ce la crainte ? est-ce l’émotion ? est-ce la rage de répéter malgré soi un discours imposé par le marquis Ito à la gloire de ce régime soi-disant libérateur qui pèse si lourdement sur le pays et l’étouffe et l’écrase ? C’est tout cela sans doute, mais c’est sûrement aussi l’irrévérence avec laquelle on l’écoute. En effet, à la dévote audition accordée aux orateurs japonais a succédé une attitude railleuse, bruyante, outrageante même et qui me scandalise. Attitude de maître à esclave que j’ai constatée souvent déjà au cours de mon séjour en Corée, mais que je suis étonné de retrouver ici, envers un ministre, dans cette réunion de Japonais d’éducation supérieure ; je m’en ouvre à mon voisin qui parle heureusement français. Il se présente, me salue et me remet sa carte. Mon ignorance du japonais ne me permet point d’y discerner ses titres, mais à ses discours j’en conclus qu’il doit être tout au moins professeur d’éloquence ; jugez plutôt :

― Quels égards voulez-vous que nous ayons envers ce peuple de paresseux ? me dit-il. Regardez ce pays. Admettez-vous qu’en ce siècle de progrès il en soit encore à ce degré d’obscurantisme et de barbarie ? Il est riche naturellement, or non seulement on le laisse improductif, mais il se ruine et dépérit. Où sont les belles forêts d’antan ? détruites, rasées par le Coréen stupide et indolent. Toute végétation disparaît et les eaux de plus en plus libres lavent, fouillent, entraînent ou écorchent le sol. La lèpre de dévastation gagne sans répit toute cette presqu’île jadis paradisiaque et n’en fera bientôt qu’un désert immense de dunes et de galets. Nous qui sommes à l’étroit dans nos îles, devons-nous laisser se perdre ce pays alors que le monde se fait partout trop petit pour les peuples qui l’habitent ? Non, ce serait une faute dont nous nous considérerions responsables devant l’humanité tout entière. Ses propres habitants le dédaignent et le délaissent ; à nous donc, qui le pouvons, de nous y intéresser et de lui rendre sa valeur. Et je vous affirme que là où des milliers de Coréens se voient dans la nécessité de crever de faim, des millions de Japonais trouveront le moyen de vivre et de prospérer. Par ce que nous avons déjà fait : chemins de fer, routes, exploitations, jugez de ce que nous ferons lorsque nous serons tout à fait les maîtres.

― Pardon, mais ne l’êtes-vous pas ? le roi ne vous gène guère.

— C’est vrai, mais son entourage, ses anciens ministres, ses conseillers et ses sorciers forment encore un parti qu’il faut briser… mais prudemment, à cause de l’Europe qui ne veut pas tout à fait nous comprendre[5] ! Néanmoins, les plus dangereux sont écartés, les soulèvements qu’ils ont fomentés sont réprimés, le palais lui-même est maintenant gardé et surveillé par nos soldats, et l’œuvre de rénovation s’accomplira dans toute la tranquillité désirable. Revenez dans dix ans et vous verrez notre ouvrage.

— Je verrai le Japon s’étendre jusqu’au Yalou ?

— Plus loin peut-être. Si nous faisons revivre la Corée, ce sera celle d’autrefois, la grande Corée des premiers siècles de l’histoire, celle qui franchissait les rives du Liaoho et du Soungari.

— Vous iriez jusqu’en Mongolie alors ?

— Pourquoi pas ! ne sommes-nous pas déjà à Moukden. N’ignorez pas que bientôt dix millions de Japonais, chassés d’un pays surpeuplé, demanderont pour vivre des terres nouvelles.



séoul
La muraille d’enceinte.


Et, sur cette déclaration catégorique, mon conférencier prit congé de moi par trois plongeons d’une cérémonieuse amplitude. J’étais un peu suffoqué.

En Mongolie ! Quelle audace ! Mais vers le soir, à force d’y penser, je finis par trouver la chose raisonnable et naturelle. Les Japonais jusqu’en Mongolie, après tout, pourquoi pas ? Puisqu’ils assurent que c’est dans l’intérêt de l’humanité tout entière !



séoul
La grande construction européenne à colonnes représente le nouveau palais de l’empereur ― le quatrième habité par lui depuis 1895.


D’ailleurs, ce qu’ils ont fait en Corée pourquoi ne le feraient-ils pas en Mandchourie et dans les provinces mongoles, maintenant qu’ils ont à jamais une base solide d’expansion sur le continent asiatique ?

Grâce à leur nouveau chemin de fer reliant Fusan à Séoul, la traversée de la partie méridionale de la Corée se fait en douze heures, et la capitale de l’empire du Soleil Levant se trouve ainsi à trois jours tout au plus de la capitale du « Royaume Ermite ».

En effet, trente-six heures suffisent pour franchir les 1100 kilomètres séparant Tokio de Simonoséki, une nuit seule est nécessaire pour la traversée du détroit de Tshushima et les 400 kilomètres séparant le port de Fusan de la ville de Séoul s’achèvent vers la fin de la troisième journée. Ces 2000 kilomètres sont parcourus pour un prix infime, 48 yen en première classe, 29 yen en deuxième, 17 yen en troisième (un peu moins de 50 francs !). Encore ces derniers prix sont-ils sujets à des fléchissements de circonstance. Pour 15 yen, m’a-t-on assuré, la plupart des émigrants atteignent non seulement Séoul mais Dalny, par Chemulpo.

Aussi est-ce journellement sur cette terre autrefois tranquille une nuée de pionniers nouveaux. Chaque matin le service régulier de Simonoséki débarque deux cents passagers à Fusan, et ceux-ci s’égrènent sur la voie ferrée, grossissant jusqu’au Yalou les villages qui s’y sont accrochés.

Mais ces deux cents émigrants partis chaque soir de Simonoséki ne font pas la totalité des arrivants. D’autres compagnies, la Nippon Yusen Kaisha, l’Osaka Shosen Kaisha dont l’activité surprenante et les visées mondiales portent ombrage aux marines marchandes anglaise et allemande depuis la guerre et déterminent de la part de celles-ci des protestations toujours nouvelles, ces deux compagnies portent le total des débarquements journaliers soit à Fusan, soit dans les autres ports au chiffre important de 500 Japonais ; ce qui depuis une année et demie ne ferait pas moins de 300 000 émigrants.

En parcourant le pays, on se rend compte de la vraisemblance de ce chiffre. Les quarante-quatre stations qui jalonnent la voie ferrée jusqu’à Séoul et les quarante autres qui la prolongent jusqu’au Yalou sont non seulement autant d’amorces de colonies japonaises, mais encore constituent chacune un centre ou plutôt une base de rayonnement, d’où s’élancent vers l’intérieur les colons les plus actifs et les plus osés à la recherche d’une terre propice. Et ce coin trouvé, on s’y installe, puis on y appelle les siens et ses amis, sans grand souci des intérêts indigènes que l’on déplace et qu’on lèse.

La voie ferrée court sur une bande de terre nipponne presque ininterrompue, ayant 1 lis de largeur environ[6], concédée lors tracé de la ligne. Mais ce terrain sur lequel des villages se sont bâtis, des exploitations se sont organisées, des postes, télégraphes, téléphones, des troupes et des administraleurs se sont installés, ce terrain est devenu trop étroit sous la poussée incessante de l’expansion japonaise.

Il faut de la place aux pionniers de l’heure présente, il faut aussi préparer celle des pionniers futurs.

Au surplus le gouvernement aide et favorise cette émigration de tout son pouvoir. Les ressources du Japon sont insuffisantes à nourrir la totalité de ses 48 millions d’habitants, tout au plus suffisent-elles à 25 millions, le reste est tributaire de l’étranger, lequel importe bon an mal an de 50 à 60 millions de yen de riz. Or, la mise en rapport de la Corée permettrait à brève échéance de réduire à néant certaines importations étrangères. Le Japonais ne désire rien tant que de se suffire à lui-même, et à la réalisation de ce dessein il travaille avec une méthode, une intelligence et un acharnement vraiment dignes d’admiration.

C’est ainsi que ses manufactures nationales n’ont plus rien à envier à l’Europe, que son industrie métallurgique atteindra bientôt un degré de perfection presque absolu, que ses fonderies fabriqueront sous peu des canons et ses arsenaux des sous-marins et des cuirassés réunissant les qualités essentielles, le bon marché en plus, des meilleurs modèles sortant des chantiers centenaires et réputés d’Occident[7].

Appliquant cette méthode et cette intelligence active à l’exploitation de la Corée, ils veulent en faire vraiment une colonie de rapport, et ils en prennent les moyens, donnant ainsi par leur système une humiliante leçon aux puissances soi-disant vieilles colonisatrices de l’Europe. Avant que de rien entreprendre et de rien sacrifier, un comité composé de membres du gouvernement, d’ingénieurs et d’industriels s’est transporté sur les lieux pour étudier et édifier les plans d’exploitation. Alors seulement chacun s’est mis à la besogne ; elle est immense car les ressources sont nombreuses.

Là où l’agriculture ne peut trouver un champ propice, le charbon et le fer abondent, et ces produits sont justement d’une impérieuse nécessité pour les besoins industriels du Japon moderne. En plus de l’exploitation régulière des forêts du Yalou supérieur, dont le rendement actuel peut atteindre 4 millions de yen, la culture du colon s’organise. Le Japon estime que la Corée peut lui fournir les 100 millions de yen de ce produit qu’il reçoit annuellement de l’étranger. Il veut en outre qu’elle lui fournisse sa laine, venue jusqu’à ce jour d’Australie. Enfin, il veut aussi en tirer tout le cuir nécessaire à son industrie, et il envisage l’élevage du bétail dans la péninsule comme une entreprise de grand avenir.

Pour tout cela il faut des colons. Et par des promesses, des concessions, des subsides on les attire. De sérieux projets sont à l’étude : caisses rurales, banques d’État, fonds d’avance destinés à libérer les émigrants des inquiétudes et des difficultés pécuniaires afférentes à tout début. Un projet entre tous est séduisant : celui de la création dans chaque département d’un bureau colonial. Le dixième du budget du département serait affecté pendant quelques années à la création puis à l’entretien d’un ou de plusieurs villages japonais en Corée. Et ces villages, constitués par l’ensemble des émigrants d’un même département, n’offriraient pas l’inconvénient des agglomérations hétérogènes rencontrées d’habitude dans les colonies de peuplement. Habitants de même contrée, d’habitudes et de mœurs semblables, rapprochés déjà pour la plupart par des liens d’amitié ou de parenté, ils constitueraient des centres durables qui seraient comme une sorte de prolongement du pays natal. Comme là-bas, ils trouveraient des instituteurs et des écoles, des docteurs et des hôpitaux, voire même des bonzes et des pagodes. Rien ne leur serait refusé, tout serait mis en œuvre pour parer aux tristesses de l’isolement et donner à tous l’illusion de l’existence en véritable terre japonaise.

Conceptions grandioses, mais réalisables parce qu’au lieu d’être tentées par des utopistes d’Occident, à l’esprit trop enthousiaste, elles le seront par des Japonais, c’est-à-dire par des êtres à l’esprit pratique, à l’intelligence prudente et pondérée, qui perçoivent lentement peut-être, mais juste et bien, et qui, s’ils n’ont pas encore le mérite des idées et des découvertes nouvelles, possèdent l’art d’en porter les applications à un degré de développement et de perfectionnement que nul ne songerait à leur contester.



  1. Dans trois départements du nord de Nippon (île principale), la misère fut si grande dans l’hiver 1905-1906 que la plupart des habitants étaient réduits à se nourrir de boulettes de paille hachée et grillée mélangées d’un peu de riz ou de mil, véritables boules de granit. Cette détresse, je l’ai vue de mes propres yeux.
  2. Geishas japonaises installées en Corée.
  3. Le maréchal Nodzu, commandant de la IVe armée pendant la guerre, vient d’être fait marquis par un récent décret impérial ; l’amiral Ito comte, et le général Fukushima, dont il est parlé dans le premier chapitre, baron. Le marquis Ito, l’habile gouverneur de Corée, a été créé prince, ainsi que les maréchaux Yamagata et Oyama.
  4. Danseuses et chanteuses coréennes. Les nombreuses ballerines du palais sont dressées dès leur jeune âge dans une école spéciale à Pien-Yang, ville renommée pour ses jolies filles, mais beauté surfaite aux yeux d’un Occidental.
  5. Cette fête et cette conversation eurent lieu dans l’année qui précéda celle de l’abdication de l’Empereur.
  6. 5 kilomètres.
  7. Les arsenaux du Japon ont lancé en 1905 et en 1906 deux croiseurs cuirassés de 14 000 tonnes et deux cuirassés de 19 000.