Berger-Levrault (p. 130-157).

CHAPITRE V

Terre japonaise ou… coréenne


Les chemins de fer. — Entreprises américaines, japonaises et françaises. — De Fusan au Yalou. — Villes coréennes. — La Corée deviendra-t-elle japonaise ? Faut-il le déplorer ?


Le chemin de fer de 1000 kilomètres environ, qui traverse la Corée du sud au nord dans toute sa longueur, se divise en deux tronçons à peu près d’égales dimensions.

Le premier, partant du port japonisé de Fusan, atteint Séoul vers le 450e kilomètre, après avoir franchi, non sans de grandes vicissitudes, l’importante arête montagneuse qui sert d’épine dorsale à la presqu’île coréenne.

Vers le sud, cette arête, en s’élevant, se dédouble et forme une fourche géante dont les dents, en se séparant, lancent dans toutes les directions, vers la région basse, une avalanche de chaînons irréguliers et tourmentés. Parcours intéressant. Le train s’élève, redescend, continue sa course dans un mamelonnement incessant, dans un fouillis de roches granitiques, dans une succession ininterrompue de pics et de cuvettes.

Après s’être dangereusement accroché le long d’un versant d’où la vue plonge et s’émerveille, il s’engage tout à coup dans une faille aux parois rapides et inaccessibles, sans issue apparente, où l’on tremble de se voir écrasé. Il sort de cette impasse inquiétante sans que l’on sache comment, débouche dans une vallée large, cultivée, riante, où la moisson mûrit, mais à laquelle succède bientôt une vallée tortueuse, malaisée et qui brusquement se coude. Partout des sommets dénudés, incultes, plus bas des tapis ras d’herbes sauvages, troués d’innombrables écorchures granitiques. Çà et là quelques paliers de riz et d’orge posant des bariolures vertes et dorées sur la nudité crue du fond. Et dans des anfractuosités du roc, dans des replis du sol, de curieuses agglomérations de huttes rondes et préhistoriques, rappelant les tristes cases sénégalaises, mais plus navrantes, ici, par le contraste frappant des modernes et proprettes baraques japonaises, s’élevant dans le voisinage des stations.



tay-kiou
Une ancienne capitale du dixième siècle. ― Les poteaux téléphoniques marquent déjà l’emprise japonaise.


Vers la fin de la deuxième heure, l’horizon commence à s’entr’ouvrir, puis enfin les montagnes résolument s’éloignent. La plaine, à mesure qu’on s’avance, se fait plus vaste et vers son milieu la silhouette massive d’une ville murée grandit. C’est Tay-kiou : ancienne capitale, ancienne ville populeuse et commerçante. Mais ainsi que ses murailles, ainsi que ses donjons et ses pagodes sa splendeur s’est écroulée.



tay-kiou
Sous l’étreinte japonaise elle achève de mourir.


Sa richesse n’est plus qu’un souvenir. Épuisée, abandonnée à cette heure, sous l’étreinte japonaise elle achève de mourir.

La plaine se continue une heure encore jusqu’au Nak-Toug, le grand fleuve du sud, que l’on franchit sur un pont métallique. Peu après, l’ascension de la chaîne centrale commence : lacets nombreux, pittoresques, mais malaisés, où le train se ralentit, halète bruyamment, tout à coup stoppe, attendant le secours d’une autre machine qui le poussera par derrière. Et l’on s’achemine alors dans des tranchées profondes creusées à même le granit, jusqu’au long tunnel qui franchit le col.

De l’autre côté c’est une retombée rapide, vertigineuse, le long d’un versant identique, où les mêmes spectacles se représentent. Mêmes pics désolés, croupes chauves alternant avec des plantations maigres d’orge et de riz. Et la route se continue au travers de contrées relativement pauvres, de landes désertiques sans végétation, sans arbres, de vastes espaces écorchés mettant à nu des calottes calcaires ou granitiques, fouillées, cannelées par les pluies et donnant par intervalles l’impression bizarre de la traversée d’un champ de fabuleux coquillages.

La voie, non loin de Séoul, s’accroche à la petite ligne de 40 kilomètres qui, depuis 1899, relie le port de Tchemulpo à la capitale.

Ce fut l’initiative américaine qui obtint en 1896 la concession de ce premier chemin de fer ; entreprise plutôt financière qu’industrielle, car sitôt le tracé achevé et les travaux commencés, les Américains vendirent la ligne à une compagnie japonaise. Ils s’occupèrent ensuite de la construction de tramways électriques qu’ils mirent de la même façon, une fois les actions habilement poussées à la hausse, dans les mains novices du gouvernement coréen. Les actions tombèrent, comme c’était à prévoir, mais les Américains avaient tiré du jeu leur épingle et pouvaient recommencer sur d’autres entreprises des opérations analogues.

En 1896, à peu près en même temps que les Américains obtenaient la concession de Tchemulpo à Séoul, les Japonais obtenaient celle de Fusan à la capitale, d’un parcours bien plus considérable et d’un intérêt bien plus grand, puisque cette ligne représentait pour eux la vraie route de colonisation et mettait la capitale coréenne à vingt-quatre heures des îles nipponnes.

La France, dont l’influence était assez grande encore à cette époque sur le gouvernement coréen, obtint à son tour la concession de la ligne du nord, laquelle devait relier Séoul à la frontière mandchourienne. C’était le raccord du futur transsibérien. La compagnie française, qui s’était engagée trop étourdiment peut-être dans cette entreprise, jugeant après coup l’affaire de peu de profit, laissa périmer ses droits. Ce fut d’autant plus désastreux pour notre influence que Japonais et Américains s’étaient des deux côtés depuis longtemps mis à l’œuvre.

La compagnie française renonçant à son privilège, l’état coréen reprenait sa liberté d’action. Pour nous épargner l’affront de voir une puissance rivale bénéficier de l’entreprise, le ministre de France à Séoul, très en cour auprès du gouvernement, sut l’amener à entreprendre lui-même la construction de la ligne, à ne confier les travaux qu’à des ingénieurs français et conséquemment à n’employer que des matériaux provenant de France.

C’était nous « sauver la face »[1], mais c’était aussi condamner ce malheureux chemin de fer au trépas certain.

Les travaux commencèrent en 1901 et l’année suivante 5 kilomètres étaient livrés à la circulation. À cette occasion une grande fête d’inauguration eut lieu. En Corée tout est prétexte à réjouissances, elles emplissent le calendrier ; mais à leur célébration coûteuse passe le plus net du budget ; celui du chemin de fer y passa comme tant d’autres. Plus d’argent. Force fut de s’arrêter au cinquième kilomètre ; il n’en restait plus que 425 à construire !

C’est alors qu’un syndicat franco-belge se présenta. Je dois ici ouvrir une parenthèse à l’effet de louer comme il convient l’activité surprenante de ce peuple belge, l’habileté de ses industriels, de ses ingénieurs surtout qui sillonnent le monde entier par leurs chemins de fer, créent partout des entreprises florissantes, et qui par notre langue qu’ils parlent, par notre nom qu’ils accolent volontiers au leur, nous font bénéficier de l’influence et de la considération qu’ils acquièrent là où ils s’implantent.

Mais le syndicat franco-belge se heurta à un refus. C’est que, sur ces entrefaites, dans la coulisse, un nouveau compétiteur s’était présenté. Le Japon, possesseur du tronçon de Fusan à Séoul qui le rendait maître de la Corée méridionale, voulait s’assurer une route libre et rapide sur le Yalou, où la Russie s’agitait en de ténébreuses intrigues. N’avait-elle pas tenté d’obtenir cette voie pour la relier à son réseau transsibérien ? Si la Belgique et la France l’obtenaient, ne serait-ce pas pour la lui céder ? À tout prix, semblable éventualité devait être écartée. Elle le fut grâce à la crainte grandissante que le Japon sut inspirer au faible monarque coréen et à son entourage. De ce jour, virtuellement, le chemin de fer était à lui ; mais ce fut la guerre russo-japonaise qui effectivement le lui donna.

Elle lui donna aussi des ouvriers à bon compte, car dès les premières hostilités et la Corée envahie par les armées japonaises en marche sur le Yalou, les coolies coréens bon gré mal gré furent réquisitionnés. Sous cette direction nouvelle, intelligente et active, la ligne instantanément prit une apparence de réalité, des chantiers tout le long s’organisèrent et cette œuvre qui avait mis sept ans à naître n’en demanda pas deux pour grandir et s’achever.

Cette ligne du nord partant de Séoul est la prolongation naturelle, vers le Yalou, de la ligne du sud venant de Fusan ; elle est moins accidentée que cette dernière. Alors que l’artère montagneuse principale de la Corée continue, après Séoul, son ascension vers le nord, la ligne s′incline légèrement vers l′ouest, et, bordant d′assez près les côtes, sinue au travers de plateaux de moins en moins tourmentés qui s’abaissent par gradins insensibles jusqu’au Yalou, où ils s’éteignent en plaines.

Bien que Séoul soit à demi-distance entre Fusan et le Yalou, la deuxième partie de la traversée de la presqu’île coréenne est d’une durée double. Alors que treize heures suffisent pour atteindre Séoul, deux journées sont nécessaires pour gagner de cette ville le Yalou ; il n’existe pas d’express et l’unique train de troisième classe assurant le service s’arrête à chaque station. L’une des plus intéressantes, rencontrées à 80 kilomètres de Séoul, est la ville murée de Siong-to ou Kai-syeng, ancienne capitale de la dynastie des Houan de Koryo. En 1392 le fondateur de la dynastie actuelle des Yi transporta sa capitale à Séoul. « Les habitants de Siong-to lui en gardent encore rancune ainsi qu’à ses successeurs. C’est en signe de mécontentement, dit-on, qu’ils continuent à porter le grand chapeau abandonné dans le sud et qu’ils désignent le porc sous le nom de « Seun-Kiei », nom de famille de Yi, fondateur de la présente dynastie[2].

Au sud de la ville s’étend une plaine assez large renommée par la culture du genseng ou ine-same, plante médicinale dont la racine est si réputée en Orient comme panacée universelle. Aphrodisiaque de premier ordre, les Coréens en sont très amateurs et l’emploient en outre dans mille cas divers. Les Chinois en font plus grand cas encore : ils lui attribuent des vertus merveilleuses qui lui donnent une valeur marchande inabordable aux petites bourses : c’est ce qui contribue à sa réputation, sans doute.



muraille et pagodon
Ruines de Hoang-Tjou.


Après Siong-to et jusqu’au soir, le même spectacle se déroule au regard : succession de vallées déboisées, de petites plaines aux cultures maigres, séparées par des chaînons schisteux, toujours pelés, que l’on franchit. De loin en loin, quelques ruines d’antiques forteresses et de cités closes, des pans de murailles escaladant d’abruptes crêtes, un donjon s’écroulant sur un pic, une porte jadis monumentale obstruant de ses débris l’accès d’un col, attestent l’humeur guerrière des races disparues, remémorent leurs luttes contre les hordes envahissantes du nord, chinoises ou mongoles.



les grands chapeaux coréens
La route se couvre de champignons qui marchent.


Par intervalles, la route impériale qui monte vers le Yalou, la seule route praticable dans ce pays, et combien malaisément, coupe la voie ferrée, la longe. Des caravanes de bœufs porteurs défilent, bêtes superbes et robustes amenant, des forêts du nord non encore dépouillées, le bois nécessaire aux contrées dévastées de l’intérieur. De petits chevaux, les chevaux coréens d’une taille minuscule et comique, secouent de leur trot paisible un cavalier majestueux et grave, ou bien d’encombrants ballots sous lesquels ils disparaissent. Dans le voisinage des agglomérations, les piétons se font moins rares, la route se couvre de gigantesques champignons qui marchent : ce sont les chapeaux du pays, vastes cônes de paille sous lesquels le corps tout entier s’engloutit. Puis des femmes isolées ou par groupe, coiffées d’un fardeau écrasant, s’en vont d’une allure pénible, le buste courbé sous une autre charge arrimée par derrière et le poids du bébé qui, sur le devant, tout contre les seins, se cramponne. Dans les passages difficiles on voit une hutte où la « Moutang », (sorcière) a dressé un autel sur lequel les passants, moyennant quelques sapèques, achètent à l’esprit de la montagne la faveur de continuer heureusement leur voyage. Çà et là des fétiches taillés grossièrement dans des troncs de chêne ou de pin surgissent grimaçants et terribles : ce sont les dieux tutélaires des villages[3]. Et tout le long, interminablement, la route se jalonne de buissons, d’arbres sacrés, où pendent des nippes, des haillons, des ustensiles et des objets baroques, des cheveux même offerts en holocauste à des dieux protecteurs ; et dans ce buisson ou sous cet arbre s’élève, en guise d’autel, un tas de cailloux où chaque passant jette le sien et crache avec respect, pour occuper et détourner de lui l’esprit du serpent, toujours à la recherche d’un corps à habiter.



pont de 1100 mètres construit sur le tai-tong-kang. ― inauguration par les troupes japonaises
Ligne de Séoul au Yalou achevée pendant la guerre. ― Modèle des ponts japonais construit en Corée et en Mandchourie par le génie militaire japonais.


En suivant sa course le train touche à Hoang-tjou, cité forteresse campée sur des rochers et d’un aspect imposant encore malgré le délabrement de ses murs et de ses donjons. Il passe à Tchoun-hoa, ville grouillante et commerçante aussi, puis il atteint le Taï-tong-kang et le franchit sur un pont de bois remarquable de 1100 mètres. Peu après il s’arrête à Pieun-yang, la grande ville du nord, l’ancienne capitale du royaume de Ko-Kouryo jusqu’au dixième siècle.

Cette contrée riche et fertile, arrosée et desservie par un fleuve immense, fut depuis les premiers âges de l’histoire l’enjeu de luttes formidables et sanglantes. Les Chinois parvinrent à s’y installer dès le début de l’ère chrétienne et en firent le centre de leur domination en Corée.

Les rois de Ko-Kouryo les repoussèrent au delà du Yalou vers le troisième siècle et, maîtres enfin du pays, bâtirent Pieun-yang dont ils firent leur capitale. Cette ville eut ensuite de terribles vicissitudes. Prise et reprise dans le cours de chaque siècle et tour à tour coréenne, chinoise, mongole, japonaise et puis mandchoue, elle fut détruite et rebâtie bien des fois. Le dernier assaut qu’elle subit fut celui des Japonais, en 1896, lors du début de la guerre sino-japonaise. Traversant le fleuve sous les balles chinoises, ils s’emparèrent d’un pic dominant la ville, d’où leurs batteries réduisirent rapidement les défenseurs à leur merci. L’évacuation chinoise marque la fin de l’antique suzeraineté des fils du ciel. La Corée libérée de leur tutelle crut à sa liberté et proclama son indépendance. Geste innocent et puéril que les Japonais à la face du monde gravement approuvent, mais dont intérieurement ils se moquent. En effet, peu à peu leur influence occulte ou avouée grandit ; par la persuasion ou par la violence leurs desseins ambitieux s’accomplissent ; insensiblement l’autorité du mikado s’impose et domine la volonté faible et changeante de l’empereur. Ils sont les maîtres. L’infiltration commence et se poursuit, tenace et régulière. Devant le commerce japonais qui s’étend, le commerce chinois se retire. Les cités, les campagnes même se peuplent de Nippons, et le Coréen commence à ne plus se trouver chez lui à l’aise. Comprenant enfin le danger, il veut réagir et se défendre. Il est trop tard. L’emprise, jusque-là discrète et comme inoffensive, s’accuse alors ce qu’elle est réellement, en somme : puissante, indestructible, au besoin tyrannique. Et ce peuple, incapable d’aucun effort viril, résigné déjà, s’achemine vers l’asservissement.

Néanmoins, dans une vague crainte de l’Occident, sous la menace d’une intervention russe inopportune, à la suite aussi d’échecs blessants provenant de menées maladroites ou trop rudes, la politique japonaise subit pendant quelques années des alternatives de relâchement et de torpeur, son activité dévorante se ralentit, parut s’éteindre. Illusions ! Ce n’était qu’un feu qui couvait sous la cendre et qui se ralluma plus inexorable quand la guerre eut délivré à tout jamais les Nippons du cauchemar moscovite.

Et maintenant c’est la grande invasion, invasion pacifique, dit-on, néanmoins ruée brutale d’un peuple fort qui veut vivre, que la richesse d’un peuple faible attire et que cette faiblesse rend plus osé et plus impitoyable.

C’est la fin d’une race, peut-être. En tout cas et sûrement c’est la prise de possession du sol, c’est la presqu’île coréenne devenue une terre japonaise. Faut-il le déplorer ?

C’est la question que je me posais en quittant Pieun-yang, où la concession japonaise immense enserre déjà la ville, la bloque de plus en plus contre les hauteurs où elle s’adosse, l’étouffe dans ses murailles. C’est cette question qui me poursuit, me harcèle tout le long du jour dans le wagon qui m’emporte vers la frontière mandchourienne.

Et j’hésite à répondre, je m’y refuse pour l’heure, non pas que les éléments d’appréciation me manquent, hélas ! ils se sont accumulés en un violent et irréfutable réquisitoire contre ces Coréens qui furent tout d’abord l’objet de ma sympathie sincère. J’hésite à me prononcer parce que j’attends, je ne sais d’où, et je ne sais comment, le signe, le trait révélateur qui leur rendra ma sympathie, qui me prouvera que ce peuple que je crois à bout n’est pas mort tout à fait, qu’il se réveillera et redeviendra un jour puissant et fort.

Est-ce un sentiment de pitié qui m’incite à penser ainsi ? Moins que cela peut-être. Un mouvement de mon orgueil blessé qui ne veut convenir de l’erreur d’un jugement trop hâtif et qui pour le justifier ou l’excuser se prend à espérer contre toute espérance. Et j’attends, j’observe, je compare, m’accordant encore le bénéfice de cette dernière journée en terre coréenne. Les deux protagonistes sont là devant moi, dans ce wagon surchargé, en un pêle-mêle comique où s’affirme plus vigoureusement l’antipathie de leurs mœurs et de leur caractère.

Mais, si la hardiesse et la brutalité des uns parfois m’offusque, la veulerie des autres m’indispose et m’irrite. Je commence moi-même à subir l’influence déprimante de cette terre paresseuse et endormie ; l’air qu’on y respire vous inocule une indéfinissable mollesse. Au contact pernicieux de ces êtres inertes je deviens sans énergie et sans ressort, le mouvement me fatigue, la chaleur m’accable ; mon esprit lui-même s’alourdit et s’endort. Je veux réagir et je ne le peux, ma volonté s’est émoussée et je me sens impuissant et flasque. J’en veux à moi-même de me sentir ainsi, j’en veux à ce pays, à ses habitants, furieusement, parce qu’ils me font souffrir. Mais que leur importent mes malédictions ou mes souffrances, à ces êtres d’une aussi crispante irréalité ? Ont-ils l’air seulement de se douter que je suis là et que j’existe ! Accroupis dans une pose bouddhique, silencieux et tous figés dans la même torpeur béate, la longue pipe aux dents, qui s’y éteint et qui s’y éternise, ils ne voient et n’entendent rien de tout ce qui autour d’eux s’agite.



pienn-yang (l’ancienne capitale)
La porte principale s’ouvrant sur le fleuve Tai-Tong-Kang.


Perdus en des rêves insondables et sans fin, ils semblent des êtres de l’au-delà qu’aucun lien n’attache à la vie. Elle leur apparaît comme une méprisable et insignifiante étape dans l’inexorable et fatal recommencement des réincarnations éternelles ; ou peut-être plus simplement encore ne pensent-ils à rien ! La vie présente les indiffère. Elle est mauvaise, passivement ils la subissent, mais ne tentent rien pour la rendre meilleure. Et cette antipathie de l’effort m’apparaît à cette heure jusque dans leur tenue même, dont la blancheur, trompeuse sous la clarté crue du jour, s’avère ici crasseuse et puante dans la pénombre du wagon. Elle se révèle aussi dans cette pose anéantie sous la chaleur accablante que trop d’oripeaux fermés sur eux augmente encore et qu’ils ne songent même pas à rejeter, à entr’ouvrir même… par fatigue. À chaque pas et partout et toujours cette antipathie de l’effort éclate indéniable et révoltante : dans ces vastes contrées incultes que j’ai traversées et qui cependant pourraient être fertiles ; sur ces innombrables coteaux déboisés où jamais un effort réparateur ne compensa le geste coupable de destruction, le dernier dont ils furent capables ; elle éclate même chez ces travailleurs que je vois, non pas courbés sur le labeur, mais accroupis, mais écroulés parmi les cultures bordant ma route, travailleurs aux allures toujours lentes et toujours fatiguées, dont le spectacle seul suffit à vous communiquer leur inguérissable fatigue.


pienn-yang
École des kissans, futures danseuses et chanteuses du palais. ― Les plus jolies petites filles pauvres non seulement de la contrée, mais de l’empire y sont envoyées. ― École renommée en Corée.

Aussi sais-je gré à ces Nippons de me sauver de la contagion qui me guette par l’activité et le mouvement qu’ici ils apportent. Je les sens remuants, nerveux, trépidants, et cela me fait du bien et me repose de cet universel repos qui m’entoure. Leurs attitudes multiples et changeantes dans ce wagon sont irrévérencieuses ou lestes, mais elles témoignent au moins d’une lutte constante contre cette torpeur qui nous enveloppe. S’ils lèvent outrageusement leurs jambes, c’est qu’au moins ils ont encore la force de les lever malgré la chaleur et malgré la fatigue ; si leur kimono s’entr’ouvre sur leur torse nu, c’est qu’il recouvre une force réelle qui étouffe et qui résiste et se rebelle contre l’accablement qui nous écrase. Je sais gré à ces hommes de tant de volonté, à ces mousmés de l’inappréciable réconfort de leurs gestes, de leur voix et de leurs sourires, à ce peuple de l’énergie qu’il déploie dans sa lutte contre la grande ombre du néant qui s’appesantissait sur le pays. Je sais gré à tous les Nippons enfin de secouer cette ambiance de mort d’un vent violent de résurrection. Toutes leurs fautes, tous leurs méfaits disparaissent et s’oublient devant ce présent inestimable qu’ils apportent : la vie. Grâce à eux et par eux seulement ces contrées mortes renaîtront. Leur œuvre passée fait augurer d’une œuvre future plus belle encore. Un quart de siècle a suffi à ce peuple pour se métamorphoser et terrasser un adversaire d’Occident redoutable, moins d’un quart de siècle suffira pour établir dans l’Orient régénéré par lui l’ascendant de sa puissance et de sa supériorité incontestables. Ses qualités précieuses en sont le plus sûr garant.

Si l’avenir est au courage, à la persévérance et à l’indomptable énergie, soyez heureux et fiers, petits Japs, l’avenir vous appartient !



  1. Expression extrême-orientale signifiant : épargner un affront.
  2. Bourdaret. En Corée, Plon-Nourrit, éditeurs.
  3. Voir dans l’intéressant ouvrage de E. Bourdaret, En Corée, la stupéfiante variété des esprits malins, des fétiches et des superstitions.