Berger-Levrault (p. 66-102).

CHAPITRE III

Quelques pages d’histoire


L’influence japonaise en Corée à travers les âges. — L’impératrice Zin-Gou. — Hidéyosi, le grand conquérant. — Guerre sino-japonaise. — Guerre russo-japonaise. — Le protectorat japonais en Corée. — L’abdication de l’empereur sous la pression japonaise. — L’armée coréenne : fusils sans cartouches, officiers à la recherche de leur troupe !


Non loin de Fusan et dans le fond de la baie, obstruant le col par lequel s’engage la route de Séoul, gisent les ruines du château-fort de Fusanchin bâti en 1592 par Hidéyosi, le grand conquérant japonais. Car l’occupation de Fusan ne date pas seulement du traité de Kong-hoa, qui lui en ouvrit diplomatiquement les portes en 1876, elle remonte jusqu’aux âges nébuleux de l’histoire. De tout temps, les Japonais furent pour les Coréens des voisins dangereux et entreprenants. Avant l’ère chrétienne on rapporte leurs nombreuses descentes sur les côtes et leur installation dans les provinces du Kaya. Les récits japonais font mention même de la conquête entière de la péninsule par l’impératrice Zin-Gou (200 ans ap. J.-C.) Ce n’est là, peut-être, qu’une légende, attendu que les annales coréennes sont muettes sur ce point.

Toutefois, il est établi que les conquérants japonais pesaient lourdement sur les États du sud dès les premiers siècles de notre ère, profitant ainsi de la faiblesse résultant du morcellement du pouvoir. Vers l’an 400, ils furent repoussés dans plusieurs pointes audacieuses tentées sur la capitale et jetés définitivement à la mer, un siècle plus tard, quand la dynastie des Silla, unifiant la péninsule par la destruction des royaumes rivaux, devint un gouvernement puissant et respecté.

Ils ne perdirent point tout cependant, car le séjour qu’ils avaient fait en Corée fut par la suite propice au développement de leur pays. Jusque ce jour-là, peuple de pirates, de pêcheurs et de guerriers, ces insulaires étaient restés aussi ignorants qu’ils étaient braves. Chez eux point d’industrie, point d’art, pas même l’écriture. C’est de Corée qu’ils l’emportèrent, ainsi que la peinture, la sculpture, tous les arts enfin et la civilisation que les Coréens eux-mêmes tenaient des Chinois, le peuple-lumière. C’est de ces derniers, au septième siècle, qu’ils reçurent la clepsydre ou horloge à eau, laquelle ne fit que deux siècles après son apparition en Occident, apportée en présent à Charlemagne. Vers la même époque, ce même peuple les dota de l’imprimerie, qu’on ne découvrit en Europe que huit siècles plus tard. Les Japonais lui empruntèrent aussi, par l’intermédiaire de la Corée, l’élevage du ver à soie, le tissage, la préparation des peaux, la fabrication du papier ; ils entraînèrent au Japon des indigènes, qui formèrent ainsi, de gré ou de force, pour l’éducation nationale, de petites colonies industrielles renforçant les colonies chinoises installées déjà.

La naissance de ces dernières vaut qu’on la cite :

Vers le troisième siècle, un empereur de Chine puissant et redouté, sauf de la mort, dont le spectre menaçant hantait les nuits, résolut d’échapper à ses coups. Dans ce but, il fit appel à la science et à la lumière de tous les savants et les prêtres de son empire. Un docteur se présenta et dit qu’il existait quelque part la fleur de vie éternelle, mais que pour la rechercher et la cueillir il fallait qu’il fût accompagné des trois cents plus beaux et plus purs jeunes hommes de l’empire, ainsi que des trois cents plus belles et plus pures jeunes filles. Instantanément presque, sa volonté fut exécutée ; que ne peut, en effet, sur ses sujets un empereur qui ne veut pas mourir ! Donc les jeunes gens et les jeunes filles partirent, mais… ne revinrent jamais. L’habile docteur avait voulu soustraire au despotisme d’un tyran les plus beaux types de sa race, et lui-même, dans une sage prudence. Ne cherchant pas la fleur de vie éternelle puisqu’elle n’existait pas, les beaux jeunes gens en trouvèrent une autre, la fleur bleue, tout naturellement, sans la chercher. Au surplus, comme ils n’avaient rien à faire, ils eurent le temps de s’aimer. Et l’histoire, aimable comme un conte de fée, ajoute qu’ils furent heureux et eurent de nombreux enfants ! C’est pourquoi, depuis lors, dit-on, tant de Japonais se sont mis à ressembler à des Chinois !

Les Nippons ne reparurent en force qu’au treizième siècle, ravagèrent les cités, s’avancèrent dans l’intérieur, rasant les villes, incendiant la capitale Han-yang, en représailles des expéditions tentées contre eux par le grand Kan Koubilaï, lequel tenant alors tout le nord de la Corée sous la suzeraineté mongole, en avait fait sa base d’opérations contre le Japon qu’il voulait asservir.

Les Japonais disparurent à nouveau, oublièrent pour un temps la Corée, tout occupés qu’ils étaient à s’entre-tuer chez eux. C’était alors le temps des luttes homériques et des égorgements sauvages. Le sang des samouraïs rougissait les îles par la féroce ambition des conquérants rivaux. Un aventurier de prestigieuse envergure prit enfin le dessus par de plus étonnants massacres et rompit cette ère de crimes. C’est Hidéyosi, ancien coolie au service de Nobunaga, le grand shoghun[1], qui se hausse jusqu’à lui et lui succède. Son ambition et son audace n’ont d’égale que sa repoussante laideur. Le peuple effrayé l’appelle : « Saru men kwanja », le boy à l’aspect de singe. Du Japon terrorisé il fait sa chose obéissante. Tous les daymios, domptés et vaincus, le reconnaissent pour maître.

Mais sa gloire inassouvie réclamait mieux encore. Rêvant la conquête de l’Asie, il jeta son armée en Corée (1591). De Fusan à Séoul, ce fut une marche foudroyante. Aguerris par leurs luttes ancestrales, munis d’armes à feu, les Japonais, aussi farouches qu’intrépides, écrasèrent, piétinèrent ce peuple indolent et tranquille, anéantirent cette armée sans armes sérieuses, sans instruction, divisée par l’animosité des chefs et l’anarchie du pouvoir.

Vingt jours suffirent pour atteindre la capitale, où Hidéyosi éleva une pyramide sanglante de trois mille têtes instantanément coupées. Le roi s’enfuit dans le nord jusqu’à Pieng-yang, sa seconde capitale. Poursuivi par les conquérants, il s’en échappe, atteint le Yalou, implore la protection chinoise. Arrêtés par le fleuve, satisfaits et fatigués aussi par la rapidité de leurs exploits, les Japonais songent à organiser le pays. Mais les exactions commises ont soulevé partout l’indignation et la haine. Le peuple, soudain devenu belliqueux, lutte pour sa délivrance. Des soulèvements partout éclatent en même temps, les corps isolés, les traînards sont impitoyablement massacrés. Les bonzes prêchent la guerre sainte et donnent eux-mêmes, en bataillons sacrés, l’exemple des représailles. L’armée japonaise, dispersée dans toute l’immense péninsule, subit de grandes pertes. Les détachements se cherchent, se rassemblent, abandonnent le nord pour se concentrer à Séoul. L’approche des armées chinoises, envoyées contre eux, les enchâsse, et le roi reprend sa capitale (1593). Repoussés dans le sud, ils s’y maintiennent, des pourparlers s’engagent entre les généraux, se poursuivent en Chine et au Japon, mais n’aboutissent pas devant les prétentions orgueilleuses de Hidéyosi.

Pendant ce temps, son armée souffre et coûte à l’empire ; son lustre se ternit. Pour tenter un coup suprême, il la renforce et la jette sur Séoul. Mais les Coréens se sont faits guerriers et les Japonais courent à la défaite. Repoussés plus au sud encore, ils n’y restent qu’au prix de mille peines. Hidéyosi, peu après, meurt, et ses troupes repassent le détroit.

Débarrassés d’elles, les Coréens ont à subir dans le nord l’invasion mandchoue, puis, celle-ci repoussée, ils entendent enfin rester maîtres chez eux et ferment impitoyablement leur pays aux incursions du dehors. À partir de 1645, le royaume se fait ermite. Les transactions commerciales avec la Chine et le Japon sont rares et limitées à quatre ports étroitement surveillés. Les relations politiques sont plus rares encore et se bornent, avec la Chine, à l’envoi d’un tribut annuel. Quant aux missions japonaises, elles sont toujours éconduites, et c’est en vain que le Japon, au cours du dix-huitième siècle, tente des ouvertures pacifiques. Les Occidentaux, plus tard, non plus ne réussissent. Les naufragés jetés sur ses côtes y sont faits prisonniers ou périssent. Les explorateurs s’aventurant dans l’intérieur n’en reviennent jamais. En 1839, en 1866, les missionnaires qui s’y sont subrepticement introduits sont massacrés, et plus de deux mille chrétiens expirent dans les tortures leur confiance en la foi étrangère. L’expédition française, conduite par l’amiral Roze, en 1866, pour venger nos nationaux, est un demi-échec. Celle, tentée en 1870, par l’Amérique, n’ouvre pas davantage les portes de la Corée. Ce n’est, enfin, qu’en 1876 que les Japonais imposent le traité de Kong-Hoa qui leur ouvre Fusan et Tchémulpo. À partir de cette époque, ils vont s’employer activement et par des moyens clandestins, au développement de leur influence.



en 1906 : répressions japonaises ― la pendaison
Au premier plan, ombrelles de mousmés et chapeaux japonais. ― Dans plusieurs régions, et notamment dans les provinces du sud-ouest, des soulèvements éclatent contre l’autorité japonaise trop sévère et les envahisseurs rapaces et brutaux… mais le châtiment ne tarde guère.


Le père du roi régnant, l’ancien régent Tai-Ouen-Kouan, violemment xénophobe, se donne à eux. Mais le jeune roi, trop faible, conseillé par sa femme, la reine Mine, leur résiste et s’appuie sur la Chine. De là deux partis, puis des conflits haineux qui soulèvent des émeutes sanglantes.

Chinois et Japonais accourent aussitôt en armes des deux côtés à la fois, apparemment pour rétablir l’ordre, en réalité pour saisir une proie qu’ils jugent facile. Leurs ambitions rivales bientôt se heurtent. La Chine excipe de ses droits de suzeraineté millénaire, le Japon proclame sa mission nouvelle de rénovateur du Levant. Bref, ils se gênent, l’un des deux doit disparaître. Toutefois, pour s’aborder franchement, la confiance en leurs propres forces leur manque et, par une tactique habile, au lieu de rompre, ils se rapprochent. La convention de Tien-tsin, signée entre eux, en 1885, règle leurs droits communs sur la Corée, paralysant ainsi toute initiative individuelle et divergente ; liés l’un à l’autre, ils marchent de concert et se surveillent jusqu’au jour où le plus actif et le plus habile, devenu le plus fort, saura d’un coup vigoureux se débarrasser de son encombrant allié. Ce coup, c’est le Japon qui le donnera. À la faveur de cette trêve de huit années, il augmente sa flotte, se fait une armée redoutable, puis, quand il juge le moment propice, il viole le pacte sous prétexte de troubles, fond sur les Chinois surpris et désemparés, anéantit leur flotte, écrase ou bouscule leurs troupes dans toutes les rencontres, les repousse au delà du Yalou, les bat dans la Mandchourie méridionale et les en chasse, les cerne dans le Liao-toung et s’empare de Port-Arthur[2]. Le traité de Simonoséki (1895), consacrant sa victoire, le laisse enfin le seul tuteur de la Corée déclarée indépendante.

Mais ce n’est point cette simple tutelle que les Japonais désirent, c’est à l’asservissement du pays qu’ils travaillent. Les réformes succèdent aux réformes, les mœurs et le pays menacent d’être bouleversés, leur œuvre se poursuit, brutale et sans mesure, l’humeur réformatrice des Japonais va jusqu’à vouloir supprimer le costume blanc national et raccourcir les tuyaux de pipe. Le peuple, la cour, et tous les vieux partis nationaux, mesurant le danger qui menace, résistent ; alors les tracasseries, les brutalités, les exactions écrasent le peuple, l’aristocratie est humiliée et malmenée ; en 1894, le roi soupçonné de sympathie pour la Russie est fait prisonnier par des troupes japonaises ; l’année suivante, la reine Mine est lâchement assassinée[3] dans un pavillon du palais par des bandes stipendiées par Mioura Goro, le ministre japonais.

Privé de la reine, le roi ne fut plus qu’une épave. Cette femme violente, despote peut-être, mais d’une énergie superbe, lutta courageusement dix années contre l’influence japonaise. Elle disparue, le roi devient une proie facile. Faible, ignorant, superstitieux, vivant entre les ombres et les esprits frappeurs, il fait le pitoyable jouet des sorcières et des magiciens qui l’entourent. Incapable de se former une opinion sur les événements et les hommes, ce sont les messages de l’au-delà qui l’éclairent et dictent sa conduite. Or, ses messagers ne sont que d’infâmes fripons, tour à tour à la solde d’influences rivales. De là ces revirements subits, ces brutalités inutiles, ces actes de dément ou de désespéré.

Après le meurtre de la reine, affolé, tremblant, il se réfugie à la légation de Russie, à la faveur d’un déguisement et dans une chaise de femme. Quand il en sort un an après, c’est pour habiter un palais neuf, le troisième depuis dix ans, en ayant abandonné successivement deux autres sous l’empire de craintes superstitieuses. Mais là, comme dans les vieilles demeures ancestrales, de nouvelles terreurs l’assaillent. Pour les dompter, il veut se grandir et troque son titre de roi contre celui d’empereur, pensant ainsi ressusciter en lui, avec la gloire des anciens maîtres du pays, un peu de leur courage et de leur autorité. Mais la pusillanimité du Roi subsiste sous le manteau de l’Empereur. Puis il rêve d’une charte écrite à l’exemple du Japon et des grandes puissances d’Occident et promulgue, en 1899, une nouvelle constitution, comique document n’ayant d’une constitution que le titre, codifiant tous les antiques privilèges, n’accordant rien au peuple et donnant tous les droits au souverain[4]. Mais ni sa tranquillité, ni son lustre ne s’en augmentent. Il doit donc se grandir encore, aussi dans le cours de l’année 1900 se fait-il proclamer « Grand Empereur ».

Pendant que ce fantoche ainsi s’amuse avec son reste de puissance, deux adversaires se disputent la faveur de l’étouffer. D’un côté les Russes, déjà maîtres virtuels de la Mandchourie, et qui voient dans l’influence grandissante du Japon en Corée une certitude d’insécurité pour l’avenir, de l’autre les Japonais, prévoyant dans une Corée russifiée le coup mortel porté à leur indépendance et à leur prospérité. Un compromis s’établit cependant. De même qu’entre le Japon et la Chine, en 1885, les ambitions réciproques furent bridées momentanément par la convention de Tien-tsin, de même entre Russes et Japonais vont se signer à partir de 1896 des conventions plusieurs fois renouvelées qui mettront un frein à leurs mutuelles convoitises. La Russie s’imagine bénéficier seule de cet état de choses ; par ces divers traités, son œuvre mandchourienne va pouvoir s’achever en toute tranquillité. Moukden, Port-Arthur, Dalny, tout le Liao-Toung, toute la Mandchourie méridionale peu à peu glissent dans sa sphère d’influence, et plus tard, lorsque la rive septentrionale du Yalou est accaparée, elle songe délibérément à franchir le fleuve et à faire agir en Corée les hautes sympathies qu’elle s’y est secrètement ménagées. Au surplus, elle s’illusionne sur sa propre puissance ; trop confiante dans sa force, faite surtout du prestige d’une conquête immense mais heureuse et de souvenirs glorieux déjà vieillis, elle marche sur les intérêts de ses cosignataires de la veille qu’elle rejette comme d’insignifiants gêneurs. Mais ceux-ci, prévoyant ce terme fatal, prudemment s’y étaient préparés. Connaissant mieux leur ennemi qu’il ne se connaissait lui-même, sachant ses tares, ses faiblesses, et son incommensurable ignorance, loin de se laisser intimider par ses menaces, ils posent des conditions à leur tour :

« 1° La Russie reconnaîtra l’influence prépondérante du Japon en Corée et son droit exclusif d’y jouer auprès du gouvernement coréen le rôle de conseiller ; elle lui reconnaîtra en outre le droit d’y intervenir militairement si les circonstances l’exigent ;

« 2° Respect par la Russie de la souveraineté chinoise, égalité de tous les droits commerciaux. C’est-à-dire évacuation des troupes russes de Mandchourie ; portes ouvertes au commerce japonais jusque-là impitoyablement prohibé par les Russes[5]. »

Ces prétentions parurent aux Russes d’une impertinence comique. Le roquet se dressant contre l’ours du nord, quelle témérité ! On en rit à Pétersbourg, à Moscou et par toutes les Russies, et la réponse se fit attendre, ou plutôt ne vint jamais. Bah ! pensait-on, offrons-leur le temps de la réflexion, ils se radouciront quand ils auront compris l’outrecuidance de leurs propositions. C’est en vain que le Japon réclame une réponse ferme, soit par l’intermédiaire de M. Kurino, son ministre à Saint-Pétersbourg, soit par l’intermédiaire du baron de Rosen, le ministre russe à Tokio. Les nombreuses démarches tentées en ce sens pendant la période qui s’étend du 12 août 1903 au 4 février 1904 restent infructueuses[6]. Les Russes atermoient, se dérobent, déplacent sans cesse les termes du problème, répondent Corée quand on leur parle Mandchourie et vice versa, retardent indéfiniment la solution dans l’espoir peut-être d’amener les Japonais à composition. Mais, à l’étonnement de tous, ceux-ci, au lieu de composer, attaquent, et c’est alors le coup inattendu du 9 février sur la flotte de Port-Arthur et le débarquement simultané de deux armées japonaises. Les Russes, surpris et affolés, repassent le Yalou et de ce jour la Corée fut japonaise. Les troupes l’envahissent et réquisitionnent ; on s’empare des vivres, des routes, des attelages et de leurs conducteurs, on lève par milliers des travailleurs pour la construction de voies ferrées à laquelle les Russes ne peuvent enfin faire obstacle.



répressions japonaises ― supplice du feu
(D’après le numéro de l’Illustration du 10 août 1907.)


Un élan prodigieux est donné, la voie ferrée de Fusan à Séoul s’achève, celle de Séoul au Yalou qui la prolonge s’avance par bonds rapides, des embranchements sur les ports se construisent, et ceux-ci deviennent de formidables dépôts militaires où les troupes débarquent, où les hôpitaux s’installent, où les approvisionnements s’entassent. On parle partout en maître dans l’intérêt de la défense nationale ; dans ce même intérêt, un gouverneur japonais s’arroge les droits qu’il lui plaît, ne se souciant guère de ceux du gouvernement coréen qu’on intimide. D’ailleurs, le roi, terrorisé, accepte la convention qu’on lui impose, et si ses ministres sont maintenus en place on les a doublés chacun d’un conseiller japonais qui parle et agit pour eux. Dans toutes les administrations, dans tous les services, des Japonais remplacent immédiatement les étrangers à la solde de la Corée, et particulièrement les Français qui, à Séoul, cas très rare, jouissent de la prépondérance.

C’est ainsi que trente de nos nationaux furent subitement expulsés, leur contrat rompu ou non renouvelé, et que quelques-unes de nos maisons commerciales virent casser tous les engagements pris envers elles par le gouvernement coréen.

En un mot c’était le protectorat avant la lettre. Mais qui songeait à jeter les yeux de ce côté alors que l’attention du monde entier se portait sur les champs de bataille de Mandchourie où ces héroïques Nippons forçaient l’admiration et la sympathie de tous par leurs succès imprévus ? Qui se souciait du sort des Coréens ?

Néanmoins, cette situation, tolérable en temps de guerre, ne pouvait s’éterniser. Tôt ou tard les protestations des opprimés parviendraient aux oreilles des grandes nations redevenues attentives. Les Japonais le comprenaient, il leur fallait régulariser ou abandonner leur conquête. À son abandon ils ne voulaient se résoudre ; quant à la régularisation par l’établissement du protectorat, c’était chose ardue à accomplir. Le roi de Corée ne pouvait de gaieté de cœur courir à la mort ; or, l’acceptation par lui du protectorat, c’était l’acceptation de sa fin prochaine et celle de son royaume. Les Japonais, qu’aucun obstacle n’intimide, surent cependant l’y contraindre. En trois nuits l’œuvre est achevée, trois nuits tragiques, tenues secrètes, mais dont les détails peu à peu dévoilés se chuchotaient à Séoul, prudemment, de bouche en bouche, lors de mon passage.

Le marquis Ito convoque le grand Conseil. Le roi, tous les ministres et les dignitaires sont présents. C’est la nuit, l’étiquette coréenne le veut ainsi, le silence et l’ombre favorisant mieux sans doute la pensée et le travail de ces cerveaux tranquilles.

Le marquis Ito parle éloquemment et chaleureusement. Le Conseil lui est hostile, ses discours sont vains. Cette nuit est une défaite pour la cause japonaise.

Deuxième nuit. Même résistance. Le marquis Ito change de tactique et le ton du ministre japonais se fait déjà menaçant. Il intimide peut-être, mais n’entraîne ni ne persuade. Décidément ces gens-là ne veulent pas mourir.

Troisième nuit. La nuit suprême. On s’attend à des violences, on sait que des troupes sont prêtes. Ces Coréens, qui ont lutté deux nuits entières, rentrent en séance l’épouvante dans l’âme ; que va-t-il advenir ? Un vieux général, pour ne pas assister à la capitulation des siens, s’est suicidé ; le marquis Ito fait une dernière sommation : même refus énergique de la part du Conseil ; quelques membres se lèvent et veulent se retirer. C’est le signal attendu. Les troupes japonaises cernent le palais, font irruption dans la salle même des séances, le gouverneur militaire japonais à leur tête.

L’acte de protectorat préparé d’avance est placé sous les yeux du roi. Le marquis Ito y réclame l’apposition du sceau royal. Le silence est la seule protestation possible encore à ces pauvres gens entourés de soldats. Le sceau n’est pas là. C’était le dernier moyen de résistance.

« Vous me le refusez, je l’aurai quand même, dit le marquis Ito. » Les soldats vont le chercher sur son ordre. Ito le prend et le remet lui-même au ministre chancelier. Et comme celui-ci garde son impassible immobilité, le marquis lui saisit la main et d’une pression énergique le contraint de poser lui-même le sceau au bas de l’acte déroulé devant lui.

C’est ainsi, répète-t-on à voix basse, à Séoul, que la Corée accepta le protectorat japonais.

Le lendemain de cette nuit historique, le gouvernement japonais apprenait au monde étonné l’heureux événement en ces termes : « Le gouvernement coréen se trouvant impuissant à sauvegarder les intérêts et le bien-être du pays, nous l’avons amicalement déchargé de ce rôle ! »

Depuis lors, maîtres de la cour, maîtres de la capitale que gardaient leurs soldats et qu’inondaient leurs mercantiles et leurs mousmés, les Japonais se sont en outre répandus et implantés dans les campagnes où leurs exigences et leur dureté, où les abus d’autorité qu’ils commirent et les trop nombreuses expropriations illégales qu’ils déterminèrent soulevèrent contre eux les populations. Plusieurs provinces du sud-ouest et quelques provinces du nord se révoltèrent. Mais ces mouvements servirent leurs desseins. Pour quelques pêcheries à leurs nationaux attaquées, pour quelques éventaires de pacotille japonaise saccagés et quelques Nippons bousculés, le gouvernement non seulement demanda des réparations, mais encore exigea des garanties d’importance.

Tout d’abord la police coréenne devint japonaise.

L’armée, pour s’être montrée impuissante devant l’émeute, fut remplacée dans les principaux centres par des troupes nipponnes et l’effectif de celles-ci, en Corée, presque instantanément s’accrut. Le palais, soupçonné d’intelligence avec les chefs de la révolte, fut étroitement surveillé ; la tutelle du Japon devint plus sévère et plus opprimante pour les grands et les dignitaires coréens encore dévoués à leur empereur, alors qu’elle se fit aimable et tolérante pour les créatures des Japonais.

Et c’est ainsi que par intérêt ou par crainte, ministre et conseillers épousèrent peu à peu la cause japonaise et finalement, sur l’ordre du marquis Ito, lâchèrent leur empereur et le mirent dans l’obligation d’abdiquer[7]. Mais, si les grands dignitaires coréens accomplirent cet acte avec un empressement qui tient de la félonie, le peuple montra moins de soumission devant la chose accomplie. La déposition de l’empereur fut le prétexte de sanglantes émeutes. Oh ! ce n’est pas que l’auguste personne de Yi-Hyeung soit particulièrement très chère aux Coréens. Quelle affection peut leur inspirer cet être faible, incapable et veule, qui ne présida pendant quarante-quatre ans aux destinées de la Corée que pour la mener plus sûrement aux pires catastrophes ?

Non, certainement ; ce qui fait à cette heure la rage et le désespoir du peuple de Corée, ce n’est pas la destitution de son empereur, c’est la fin prochaine de son empire. Les Coréens devinent les événements plus sombres encore dont cette abdication est le prélude et savent que les changements de gouvernement qui se préparent marqueront la fin de leur vie nationale, de ses institutions, de ses traditions et de ses coutumes. C’est l’esclavage irrévocable et sans merci qui les attend. C’est la fin d’un pays, peut-être celui d’une race.

Aussi comprend-on de la part du peuple et de l’armée cet impuissant et suprême sursaut de révolte. Car l’armée aussi s’indigne et se rebelle et son acte n’en est que plus héroïque, étant par avance voué à l’insuccès et à la répression inexorable.

Que peuvent en effet ces quelques milliers de soldats coréens contre les solides divisions japonaises ? Pauvre armée ! Dès le début, simple garde de police, elle fut successivement organisée et instruite par des Américains, des Russes, puis des Japonais ; aussi reste-t-il dans ses manœuvres, dans son armement et son habillement des vestiges des différentes nations qui tour à tour furent appelées à la faveur de l’instruire. Les Japonais, ses derniers maîtres, ont uniformisé la tenue à Séoul en la japonisant, mais ils n’ont point encore japonisé l’instruction. Peu soucieux de créer des soldats pouvant un jour se retourner contre eux et entraver leurs desseins, ils ont préféré entretenir sous une apparence semi-guerrière une complète ignorance.

Mal payés, mal nourris, mal instruits et mal habillés, les soldats coréens ne sont guère mieux armés. Étant données d’ailleurs l’anarchie gouvernementale et la concussion régnant au palais, on traite en haut lieu des fournitures de guerre comme on traite de toutes choses qui se vendent et se trafiquent. C’est au plus offrant qu’on demande armes et munitions ; qu’importent les calibres et les modèles ! qu’importent les qualités et les références des fournisseurs si la commission qu’ils offrent est suffisamment rémunératrice pour celui qui conclut l’affaire !

À ce régime on s’expose à quelques mécomptes ; on m’en a cité de nombreux. Je fus témoin du suivant, qui pour n’être pas très grave, n’en est pas moins caractéristique. Un tir à la cible devait être exécuté à Séoul devant un grand personnage ; les Coréens sont d’excellents tireurs. Arrivé sur le lieu du concours, grand émoi, le tir ne peut avoir lieu. Je m’informe ; n’a-t-on pas de cartouches ? Si fait, tous les tireurs en sont pour bien plus grave, ce sont les cartouches qui s’obstinent à ne pas vouloir entrer dans les fusils !

En effet, c’est que ceux-ci provenaient d’une toute récente fourniture japonaise, alors que les munitions étaient d’une précédente fourniture russe ou américaine ! On avait omis simplement d’appareiller armes et munitions ; et le plus comique de l’aventure c’est que les soldats de la garnison portaient depuis un mois ces projectiles dans leurs cartouchières. Heureusement, la cité n’eut pas d’assaut à repousser dans cet intervalle.

Pour me dédommager de cette séance de tir ainsi manquée je résolus d’assister quelques jours après à une manœuvre coréenne. Rendez-vous fut pris et à l’heure dite un obligeant officier coréen vint me chercher à mon domicile. C’était par une pénible journée de juin, et le terrain nu sur lequel nous arrivâmes, en dehors des murs, était déjà battu par un soleil impitoyable. Pas de soldats encore. Nous attendîmes. Rien toujours. Un officier survient enfin ; comme nous, il cherche la troupe, mais nous apprend qu’elle a pris la clef des champs sous l’effroi de la trop grande chaleur qui par ici la menace. Nous le suivons vers la retraite ombragée qu’il suppose. Là, rien encore. Nous repartons et finalement nous voyons dans le lointain un képi émerger des rizières jaunissantes.



officiers coréens à la recherche de leur troupe !
Ça vaut une plaque ; je la brûle et les braves gens me remercient. ― Uniformes russes, japonais, voire même américains, empruntés tour à tour à leurs divers instructeurs.


Nous approchons : un képi, deux képis, trois képis ! Enfin ! nous atteignons la troupe. Hélas amère déception, ce sont trois officiers qui viennent par hasard de se rejoindre, trois officiers qui comme nous cherchent les soldats. Où sont-ils ? on interroge çà et là des travailleurs. Au fait, sont-ce des travailleurs ? je le suppose, bien qu’en réalité nous les trouvions tous dans la même pose béate et reposée, fumant à bouffées lentes leur pipe minuscule au long tuyau frêle.



uniformes coréens avant la japonisation de l’armée
Soldats gardant la pagode contenant le portrait de l’empereur. Relique nationale et sacrée.


Ces gens ne peuvent nous renseigner, ils ne savent pas. D’ailleurs ces gens ne savent jamais rien. Ils sont crispants d’indifférence et d’irréalité.

Nous repartons, avec moins d’entrain cependant, car le soleil se fait plus lourd et nos jambes plus molles. En marchant, nous fouillons l’horizon. L’un de nous crie : Les voilà ! En effet ils viennent à nous et cela me semble bizarre qu’ils se dérangent ainsi. Naïve illusion. Ils ne sont que deux, deux officiers qui nous expliquent qu’ils cherchent la troupe ! Cela fait sept ! Mais bientôt nous tenons la piste, un commandant, rencontré quelque cent mètres plus loin vers une pagode, vient de l’éventer. Lui aussi bat depuis deux heures la campagne. Cela fait huit !

Une escouade presque, une escouade d’officiers coréens ; cela vaut une plaque, je la brûle et les braves gens remercient. De nouveau nous voilà en route et sans tarder nous apercevons des lueurs d’acier scintiller à l’orée d’un bois. Cette fois nous tenons nos soldats !

Chut ! me dit mon mentor en m’arrêtant ; allons prudemment, ils font sans doute du service de grand’garde, et vous ne passeriez pas ; je vais d’abord me faire reconnaître. Bigre ! sont-ils « fana » ces petits Coréens ! Moins que je ne le pensais cependant. Des yeux je suivais mon guide, mais nulle sentinelle ne l’arrêta. Çà et là quelques faisceaux abandonnés, quelques sacs traînant près de dormeurs paisibles, et plus loin, sous l’épaisse feuillée, toute la troupe vautrée dans l’herbe, immobile, débraillée, jambes étalées et bouche ouverte. Le silence était troublé seulement par quelques sifflements de merles, des merles moqueurs probablement, et par des ronflements sonores.

L’armée coréenne se livrait consciencieusement aux douceurs de la sieste !

Son commandant dormait aussi. Nous l’éveillâmes ; il rit beaucoup de notre aventure, nous expliqua qu’en raison de la chaleur il avait recherché un coin d’ombre, et dans la joie de la farce qu’il nous avait faite, nous tendit sa gourde de « vin de riz », ne se souvenant plus qu’il l’avait déjà vidée !

C’est ainsi que l’armée coréenne comprenait un exercice d’utilisation du terrain !

C’était paternel et agréable pour les hommes et les officiers, mais peu inquiétant, avouons-le, pour les Japonais, leurs maîtres du lendemain !



  1. Grand shoghun : chef militaire de l’ancien Japon ; l’empereur, considéré surtout comme chef spirituel, avait beaucoup moins d’autorité effective et de puissance.
  2. Guerre sino-japonaise.
  3. Dans la crainte que la reine ne leur échappe, les meurtriers tuent également toutes les suivantes et dames d’honneur qui l’entourent. Ce fut un épouvantable massacre.
  4. 1° Gouvernement restera comme par le passé une monarchie absolue ; 2° empereur a des pouvoirs illimités, seul il a le droit de faire des lois ou de les abroger, de déclarer la guerre ou de signer la paix, de nommer ou de révoquer les fonctionnaires, etc. Tout sujet contrecarrant l’autorité impériale sera hors la loi, etc., etc.
  5. André Tardieu, secrétaire d’ambassade honoraire, Questions diplomatiques de l’année 1904 (origines de la guerre russo-japonaise). Alcan, éditeur.
  6. Toutes les démarches qui précédèrent la rupture sont racontées dans leurs détails par M. André Tardieu, dans son étude documentée sur les origines de la guerre, Questions diplomatiques de l’année 1904.
  7. Juillet 1907. — L’Illustration, dans son numéro du 7 septembre 1907, donne le récit exact et détaillé des circonstances qui accompagnèrent cette abdication et des journées sanglantes qui la suivirent.