Mon voyage aventureux en Russie communiste/03

CHAPITRE III

Le retour


Enfin je connais les douceurs du wagon diplomatique ! Il n’est pas extraordinaire, ce n’est même qu’une voiture de deuxième classe et en outre, comme la République des Soviets est pauvre, il est éclairé à la bougie. Je ne suis pas encore contente ; car, au lieu de me laisser choisir ma place, on m’a mise d’autorité dans un compartiment avec des dames que je ne connais pas. Mais enfin je me reporte à mon voyage en sens inverse et je me trouve en comparaison parfaitement heureuse.

Une fois le train parti, je lâche les dames pour aller retrouver le camarade allemand, il est dans le compartiment des courriers.

On entonne l’air des Soviets ; il a quelque chose de religieux et je me sens remuée jusqu’au fond de l’âme. J’oublie le commissaire de K., les bureaucrates désagréables, les mauvais camarades ; les mille misères de mon séjour. J’ai un instant l’impression de faire partie d’une armée immense qui marche à la conquête du monde nouveau.

Nous quittons la Russie et j’ai un peu peur, sachant que je dois passer par le même chemin qu’à l’aller. Je me rassure en me disant que cette fois je suis légale. J’ai un passeport et quel passeport ; il est couvert de prestigieux cachets.

À la frontière les courriers diplomatiques nous quittent ; nous sommes seuls, l’Allemand et moi. Pas d’incidents durant le parcours des petits États ; on m’a demandé mon passeport ; je l’ai montré, il est excellent.

Tout de même je me sens soulagée d’un grand poids lorsque j’arrive en Allemagne. Ouf ! Le danger est fini ; si je savais mieux l’allemand j’entonnerais volontiers le Deutschland über Alles. Au buffet de la gare frontière qui est très bien installé, nous commandons un bon dîner ; il faut bien oublier Moscou.

Quel drôle d’homme que cet Allemand ! Comme je lui avais fait remarquer la longueur des formalités à la douane, il m’a dit : « L’Entente, votre Entente ! » Maintenant je dis que le pain est noir ; il fait : « Versailles ! »

Comme si c’était ma faute !

Mais nous reprenons le train ; c’est un train omnibus et je remarque qu’à chaque station mon compagnon descend, l’air agité. Qu’a-t-il donc ?

Comme nous approchons de L…, il me dit d’un ton tragique :

— Êtes-vous ferme, énergique ?

— Ferme ? pourquoi ?

Parce que nous allons être arrêtés : j’ai vu les fileurs du train ; ils nous suivent depuis la frontière.

Je rassemble tout ce que j’ai de fermeté. Arrêtée, en Allemagne, ce n’est pas très dangereux : j’en serai quitte pour quelques jours de prison, mais enfin j’aurais préféré voyager tranquillement.

Mon camarade reprend :

« Il est possible que moi seul soit arrêté, si cela arrive, vous irez à Hambourg. »

— Oui.

— Vous vous rendrez chez le camarade X, telle rue, tel numéro et vous direz que je suis pris.

— Bien… »

Je veux écrire le nom et l’adresse ; il m’arrête du geste et dit : « On n’écrit jamais ; apprenez par cœur. »

C’est un nom allemand, une adresse assez longue ; je les répète un grand nombre de fois de suite comme font les enfants. Mais impossible de rien retenir ; le camarade se met en colère et dit : « Vous n’avez donc pas de cerveau ? »

— Si, j’ai un cerveau, mais je suis tellement émue par l’idée de cette arrestation imminente. que je ne puis plus penser à autre chose. Toutes mes forces mentales sont employées à dissimuler sous une tranquillité apparente le trouble profond qui m’agite.

Enfin, à force de répétitions je finis par savoir ma leçon ; on est à X…, nous sortons de la gare et cherchons un hôtel.

Dans la rue mon compagnon me dit d’une voix d’outre tombe :

— Nous sommes un couple aimable !

— Quoi ? dis-je absolument abasourdie.

— Mais oui. Vous comprenez qu’il faut entrer dans les conceptions des hôteliers pour passer inaperçus. Les couples ; ils connaissent cela ; alors nous sommes un couple aimable et nous prenons une chambre à deux lits.

— Soit.

J’ai couché dans la chambre de tant de gens depuis mon départ de Paris, que je ne me formalise pas pour si peu. En Russie, d’ailleurs, de pareils détails n’ont aucune importance.

Nous avons trouvé un hôtel, mais il est mal tenu : La patronne n’en finit pas de trouver la clef de la chambre. Enfin nous pénétrons ; mais pour arriver à la chambre à deux lits il faut en traverser une autre. Un homme qui est monté derrière nous prend possession de cette chambre ; mon camarade me lance un regard terrible, je comprends.

— Cette chambre est bien mauvaise, dis-je d’un air pincé à l’hôtelier ; je n’en veux pas. Et me tournant vers mon compagnon, je fais mécontente : « Allons-nous-en, Wilhelm ! »

Nous voilà à nouveau dans la rue ; heureusement un fiacre passe, nous sautons dedans.

L’homme qui voulait loger à côté de nous, me dit mon compagnon c’est le fileur du train.

— Diable !

Mon camarade est nerveux ; il presse le cocher ; il regarde à toute minute si nous ne sommes pas suivis et me dit d’en faire autant. Nous descendons devant une maison, il sonne, à la porte, du moins je le pense.

— Vous connaissez quelqu’un ici ?

— Mais non ; je fais semblant de sonner ; maintenant que le cocher est parti, je vais chercher une autre voiture ; restez-là avec les bagages.

Le camarade est parti depuis une demi-heure ; je pense que sans doute il est arrêté et je me demande ce que je vais faire avec ses lourds paniers. J’ai envie de planter tout là et de chercher pour mon compte un hôtel.

Enfin, Wilhelm, donnons-lui ce nom, arrive en fiacre. Nous chargeons les bagages et repartons ; il est une heure du matin, la ville est tranquille, nous commençons à nous rassurer.

Nous arrivons à un hôtel chic, mais pas très convenable. C’est moi qui parle à l’hôtelier ; je décline mes noms et prénoms, la ville d’où je viens, etc., mon compagnon déclare vouloir rester inconnu. Il paraît que cela se fait ainsi dans le pays ; mais quelle réputation vais-je avoir, grand Dieu ! Après tout, c’est un déguisement de plus.

Wilhelm s’en va je ne sais où et me laisse en carafe dans la salle à manger de l’hôtel. On joue de la musique ; il y a des femmes en robe très décolletée ; je ne sais quelle contenance prendre. S’il croit que je passe inaperçue avec mon costume tailleur et mon manteau de gros drap bolchevik.

Lasse d’attendre, je vais me coucher. Mon (mari) ne rentre qu’à quatre heures du matin ; où est-il allé ? Je ne le lui demande pas.

Nous sommes trop émus pour dormir. Nous passons le reste de la nuit à discuter du marxisme. Je manque un peu d’exactitude en disant que je n’ai pas posé de questions au camarade Wilhelm ; je lui en ai posé une : je lui ai demandé en riant s’il n’était pas l’œil de Moscou ?

Il a pris un air courroucé : « Et si je l’étais, qu’y trouveriez-vous de risible ? Vous ne respectez donc pas la Révolution ? »

— Mais si, je la respecte. Pensez-vous que je serais allée en Russie sans papiers depuis Paris si je n’étais pas ardemment communiste ? Mais c’est chez moi un travers d’esprit : j’ai plaisir à me moquer des choses que je respecte.

— Un travers d’esprit, fait-il, je sais ce que c’est c’est la race. Vous autres Français, vous ne prenez rien au sérieux.

L’œil de Moscou a des affaires à X…, il me dit qu’on ne peut partir tout de suite pour Berlin. Pour comble de malheur, un policier est venu à l’hôtel ; il veut absolument savoir le nom du compagnon de madame Guérineau : c’est mon nom de circonstance.

Je connais l’adresse du parti communiste de l’endroit, j’y cours ; il faut à tout prix que Wilhelm ne rentre pas à l’hôtel.

Tranquille de ce côté je retourne payer et je simule un départ pour Berlin. Ce n’est pas commode, l’œil de Moscou a acheté le matin une énorme malle pour avoir l’air d’un « petit bourgeois ».

Je trouve une chambre dans une pension de famille et je passe la journée au Parti communiste. J’y suis malade d’énervement ; dans une petite chambre, en compagnie de dix personnes dont pas une ne parle français. Impossible de lire, je me sens comme enchaînée. Je finis par m’étendre, les nerfs malades, sur le lit du secrétaire et j’y dors, au milieu du jour.

Le soir, Wilhelm et moi nous rentrons au nouveau domicile ; mais l’œil de Moscou a peur de la tenancière qui est en effet une mégère ; il préfère aller coucher chez un camarade.

À peine est-il parti, la bonne femme frappe à ma porte.

Je refuse d’abord d’ouvrir, je suis fatiguée, et j’ai payé le matin cinquante marks pour cette chambre. J’ai le droit d’y dormir tranquille.

Mais elle insiste, je finis par ouvrir.

La voilà qui éclate en reproches parce que la la malle a rayé le parquet, un affreux parquet de sapin et elle me demande mon nom de femme mariée !

— Mais, je ne suis pas mariée.

— Pas mariée ! Mais, cet homme ?

— C’est mon cousin.

— Alors vous couchez dans la même chambre que votre cousin, c’est du propre !

J’ai envie de gifler cette harpie ; je me retiens, dans les circonstances actuelles ce serait de la plus grande imprudence. Elle finit par s’en aller ; mais j’ai les nerfs à fleur de peau, impossible de fermer l’œil. Dès le matin, je déménage. Dans le fiacre, je me sens soulagée d’avoir échappé à cette vilaine femme ; soudain un homme fait arrêter la voiture.

Cette fois-ci çà y est ; je fais appel à toute la fermeté qu’a réclamée l’œil de Moscou ; un homme vient à moi, poliment, un chapeau à la main : mon chapeau qu’il me remet. Le vent l’avait emporté et je ne m’en étais même pas aperçue.

Au soir, Wilhelm m’annonce que nous partons et, dans un confortable sleeping, je me sens en sécurité. L’œil de Moscou me fait une leçon sur l’art de conspirer : alphabet chiffré, encre sympathique, déguisement ; je me crois en plein roman et somme foute ce n’est pas désagréable. Je demanderais seulement une « permission de détente » de temps en temps. Il insiste sur l’utilité des précautions, les plus simples : un mot, un geste peut coûter la liberté.

Enfin nous voilà à Berlin sur la Postdammerplätz. L’œil de Moscou doit disparaître : il ne me donne pas son adresse. Je lui dis adieu et il me demande de l’embrasser (en camarade) ; je ne me fais pas prier.

Au parti communiste berlinois on n’a pas reçu mes papiers, que sur les conseils des camarades j’avais confiés au courrier diplomatique. Toutes mes notes, mes photographies, etc., se sont trouvées perdues et j’ai du écrire ce livre sans aucun document.

À Berlin, mes avatars ne sont pas terminés ; je dois déchirer mon passeport qui ne serait pas bon à la frontière française ; je redeviens illégale.

Je pars pour X… ou j’arrive dans l’après-midi ; je me rends à l’adresse qu’on m’a indiquée.

Petit ménage très propre d’ouvrier aisé : salle à manger-cuisine avec buffet jaune, grand jeu d’ustensiles impeccablement astiqués. Une femme coud à la machine.

Je dois attendre pendant quatre heures son mari, qui est au travail : ce n’est pas toujours drôle un voyage illégal. Enfin l’homme arrive.

Il me passera, mais c’est trois cents francs. Il sait qu’on m’a donné de l’argent à Moscou, il veut sa part.

Je trouve d’abord la somme trop élevée ; alors il m’explique que si je veux passer à pied par un chemin qu’il m’indiquera ce sera moins cher, mais je risque d’être arrêtée.

Je suis dans la situation du patient auquel le dentiste demande s’il veut être opéré sans douleur ou avec douleur.

Je préfère l’opération sans douleur et je donne les trois cents francs. Après bien des lenteurs, l’auto annoncée arrive, il est onze heures du soir.

Nous filons à toute allure le long du Rhin : je devine le paysage très beau. On traverse une forêt, les phares puissants de la voiture éclairent au loin les arbres d’une lumière mystérieuse ; je crois voyager dans un monde fantastique.

Nous arrêtons à la cabane d’un douanier. Le chauffeur me fait passer pour une mère dans l’angoisse qui va à X…, en France, chercher son fils tombé subitement malade.

La frontière est passée, mais il est trois heures du matin lorsque nous arrivons à la gare. Elle est fermée et les hôtels refusent de me recevoir pour comble de malheur, il pleut.

Le chauffeur finit par se faire ouvrir la gare. Je donne la pièce à l’employé qui me laisse entrer ; cette fois c’est à Paris que je vais chercher mon fils.

Dans la salle d’attente il y a deux ouvriers et une famille. On a d’abord un regard étonné pour cette femme qui arrive à pareille heure. Je me rencogne dans un coin et feins de dormir ; il fait froid.

Enfin la gare s’éveille ; on forme le train. J’y monte : en route pour Paris.

Après une centaine de kilomètres j’éprouve un phénomène psychologique très bizarre. C’est comme un rideau qui se tire brusquement, il masque mon voyage qui est entré dans le passé. Je suis profondément triste.

J’arrive à Paris à midi. Dans le fiacre qui longe le boulevard Sébastopol qui traverse la Seine, je me sens comme dans un rêve. Je dois porter une attention particulière aux maisons pour me convaincre de leur réalité, car il me semble faire un songe dont je vais bientôt me réveiller dans mon lit de l’Hôtel « Lux ».

CHAPITRE IV

Que faire ?


« Nous avons subi sur le front économique une défaite supérieure à celles qui nous ont été infligées jusqu’ici sur les fronts militaires de Denikine et de Wrangel », a dit Lénine il y a quelques mois.

Cette défaite, avec en plus l’horrible famine des régions de la Volga a porté le découragement dans l’âme des prolétaires. La bourgeoisie s’est ressaisie et elle reprend partout son offensive réactionnaire.

Le découragement n’est heureusement qu’un état transitoire les masses se ressaisiront elles aussi. Rien n’est éternel en ce monde : rien n’est même stable, ainsi que Einstein l’a démontré. L’esclavage a eu sa fin ; la société féodale aussi ; l’état bourgeois aura la sienne.

Cette fin du régime bourgeois, c’est au prolétariat de la hâter ; il le fera en étudiant la révolution russe et en profitant de ses fautes.