Mon voyage aventureux en Russie communiste/02

CHAPITRE II

Mon séjour à Moscou


I


Le commissaire de la mission de X… m’avait annoncé qu’à Moscou je serais logée à l’hôtel Luxe en ma qualité de propagandiste. Un camarade qui faisait partie de notre troupe avait promis de m’y conduire. Mais X… est loin ; le camarade me rit au nez lorsque je lui rappelle sa promesse.

On nous laisse à la gare, les Italiens une femme qui garde ses nombreuses malles, l’Australienne, les familles émigrantes et moi.

Les autres qui connaissent Moscou sont partis ; ils vont s’occuper de nous, disent-ils et reviendront dans une demi-heure. Nous sommes arrivés à onze heures du matin : les heures passent ; personne. Il fait froid et il pleut, je pénètre dans le hall ; sur un mur des emblèmes soviétiques, des portraits des chefs du Gouvernement ; mais tout cela vieilli, jauni, plein de poussière ; mon cœur ulcéré par le mauvais voyage m’y fait lire la lassitude, l’abandon du premier enthousiasme. Dans un coin un piano, une jeune fille qui porte au bras le brassard de la Croix-Rouge joue des valses lentes. Je lui demande de jouer l’internationale ; elle a un sourire de mépris qui va à moi ou à la chanson, je ne sais pas ; peut-être à toutes les deux. J’ai froid ; j’ai faim. Il y a bien une cuisine soviétique d’où je vois sortir des gens avec du pain et des saucisses appétissantes ; mais je n’y ai pas droit. Je n’ai droit qu’au buffet bourgeois : il est au diapason de la classe. Sur le haut meuble luxueux traînent dans des assiettes poussiéreuses quelques gâteaux défraichis, sur lesquels se restaurent d’innombrables mouches.

Mais je ne suis pas en situation de faire la difficile. Je mange un de ces gâteaux que j’arrose d’un abominable café au lait couleur de poussière délayée ; j’en suis quitte pour quelques milliers de roubles.

À six heures du soir les camarades reviennent ; ils se sont occupés d’eux-mêmes et pas de nous. Ils nous disent que nos papiers ne sont pas prêts et que nous devons rester là ; combien de temps, on ne sait pas.

Je suis furieuse. Certes, je ne demande l’aide de personne, mais au moins qu’on me laisse me débrouiller. Je ne veux pas coucher sur un banc de la gare : après tout je suis dans la capitale de la Russie et j’ai un peu d’argent ; je trouverai bien une chambre, que diable !

Les Italiens paraissent consternés de mon indiscipline ; mais je n’ai cure de leur opinion et je m’en vais.

La petite place est encombrée de marchands qui vendent des cigarettes, des pommes, du pain noir des poissons secs. Où aller, comment me diriger ? Je suis ici bien autrement isolée qu’en Allemagne, à peine si je puis lire le nom des rues à cause de l’alphabet russe et je n’ai sur moi aucune adresse, puisque j’ai tout brûlé en Lithuanie. Je regarde bien la disposition des rues car si je ne trouve pas d’hôtel il faut que je puisse au moins revenir à la gare. Je suis bientôt toute mouillée car il pleut.

Moscou est une capitale, mais la Russie n’est plus en régime capitaliste par conséquent il n’y a pas d’hôtels. Je dois me remettre sous la tutelle de mes compagnons, si odieuse me soit-elle devenue.

J’ai cependant un espoir. Dans une large rue, je vois une enseigne : chambres meublées.

J’ai pu la déchiffrer parce que je sais un peu de russe ; entrons.

Ce n’est pas facile d’entrer, pas de concierge, personne, enfin au fond d’une cour je trouve un escalier délabré. Au premier étage j’entre par la porte ouverte dans un appartement dévasté, des meubles brisés sont dans tous les coins ; des lattes du parquet même sont arrachées. Un bruit de voix me guide, je traverse plusieurs chambres. Enfin dans une pièce bien abandonnée aussi, deux femmes assises à une table sur laquelle trône un magnifique samovar prennent du thé. L’une d’elles se lève et vient à moi ; je dis l’objet de ma visite.

« Nous n’avons pas de chambre, répond elle en excellent français, ce n’est pas nous qui louons, c’est une de nos amies, la femme d’un général. » Très aimablement on me fait asseoir pendant qu’on me donne avec l’adresse un mot de recommandation. La dame me reconduit jusqu’au bas de l’escalier.

Dans la rue je réfléchis : loger chez la femme d’un général, peut-être d’un général réactionnaire, cela peut être dangereux. Retournons d’abord à la gare ; je n’irai à l’adresse indiquée que si je suis vraiment abandonnée.

À la gare je trouve un nouveau conducteur ; on me cherchait. Il fait embarquer nos bagages sur un affreux camion traîné par un cheval étique. Nous montons et nous asseyons tant bien que mal sur nos valises ; les cahots de la voiture menacent de nous en précipiter à chaque instant ; il pleut à verse. C’est dans ce triste équipage que je fais mon entrée dans la capitale du communisme.

Le quartier que nous traversons présente l’aspect de la désolation la plus lamentable. Les gens sont vêtus de guenilles et chaussés de chiffons retenus par des ficelles ; des femmes portent des robes en toile de sac. Beaucoup de ces gens ont sous leur bras un énorme pain noir.

Devant certaines maisons, de longues queues de femmes et d’enfants attendent je ne sais quoi.

C’est cela la Russie ? Ah ! mon Dieu, Wells avait raison !

De cette misère nous en sommes cause. La bourgeoisie mondiale a suscité à la Russie déjà ruinée par la guerre impérialiste des guerres interminables. Par le blocus, elle a privé ce malheureux pays des produits industriels indispensables parce qu’il ne sait pas les fabriquer lui même. Je me rappelle une phrase du commissaire de X… pour répondre à mes critiques de l’organisation dont j’avais pâti pendant mon voyage : « Oui nous sommes mal organisés ; mais nous avons battu Kornilof, Dénikine, Wrangel, tenez mon tabac, c’est du tabac de Wrangel. »

Je peux voir que Moscou est loin d’être dénuée au point de vue des aliments. Dans les boutiques, des choux énormes, des pommes de terre, de grands poissons conservés et jusqu’à des vins fins.

Quelle ville originale ! Elle ne ressemble à aucune capitale de l’Europe. D’innombrables chapelles à coupoles dorées : le Kremlin entouré d’un mûr en briques rouges avec des crénaux.

Après une course très longue, nous nous arrêtons devant une grande bâtisse peinte en blanc.

Une dame assise à un bureau nous reçoit plus que froidement et je commence à m’inquiéter.

Où nous a-t-on conduits ? Quelle est cette maison ? Des cris d’enfants qui jouent arrivent jusqu’à moi ; j’interroge :

— École ?

— Non.

— Hôpital ?

— Non, refuge.

Ainsi on me loge dans un refuge. Moi, une propagandiste qui viens visiter la Russie dans le but unique de la servir. Par exemple !

Si on me considère aussi peu, que ne m’a-t-on refusée à Berlin. Si on m’a payé le voyage à Berlin c’est qu’on tient un peu à moi ; alors, pourquoi me traiter de la sorte ? Vraiment des anti-bolchevistes auraient organisé mon voyage de façon à me donner l’horreur de la Russie communiste qu’ils n’auraient pas mieux fait.

Au bureau, pas moyen de m’expliquer ; un scribe qui retourne vingt fois sa plume dans ses doigts avant d’écrire un mot ne veut rien savoir de moi ; il se tourne vers les Italiens qui sont des hommes.

Les Italiens augmentent la confusion ; ils tiennent à garder le nom de Capoutchévitch et ils voudraient me l’imposer.

Je proteste ; je veux mon nom, qui est un nom de militante connue à Paris ; je n’ai que faire de la maternité d’occasion dont on ne m’a affublée que pour la sécurité du passage à travers les États tampons.

Mais te « fonctionnaire » n’a de papiers qu’au nom de Capoutchévitch ; il ne connaît pas Pelletier et ne veut pas m’écouter.

On nous fait monter tout en haut et on nous donne, à l’Australienne et à moi, une mansarde en réparation. On y apporte deux lits garnis chacun d’un matelas très mince et d’une saleté repoussante. Ni draps ni couvertures. Voilà !

Mais, j’ai faim.

Demain !

Les fenêtres, toutes petites, sont à ras de terre : elles donnent sur la Moscova ; il fait froid, je suis en vêtements d’été et j’ai reçu la pluie dans tout le trajet de la gare. Je n’ai pas mangé, et depuis mon départ de la mission je me restaure fort mal de pain et de saucisson. Je frissonne déjà : j’ai peur de la congestion pulmonaire qui m’emporterait en quelques jours.

Et l’Australienne, qui sait le russe, me dit que nous sommes dans une demi-prison et que nous n’aurons pas le droit de sortir avant qu’on nous ait fait un passeport. Je désespère.

L’Australienne me propose de rapprocher son lit du mien, afin que je puisse profiter de sa couverture ; j’accepte avec empressement.

Les Italiens et les compagnons de la jeune fille sont dans la chambre en face. J’y vais le lendemain, et je me rassure un peu en voyant que le « conducteur » a couché là.

Il va nous emmener au « Comité Exécutif » ; mais il n’emmènera pas tout le monde. J’ai déjà peur d’être évincée, parce que les Italiens tiennent à m’imposer le nom de Capoutchévitch. Mais le « conducteur » sait que je ne suis pas la mère de ces hommes, il déclare que j’irai au « Comité ».

Après une très longue marche, avec beaucoup de détours (le conducteur semble mal connaître la ville), nous arrivons à un palais superbement meublé : vitraux, tableaux, œuvres d’art, meubles de prix, fauteuils et canapés luxueux. C’est le palais de l’ambassadeur d’Allemagne.

Mais personne n’est encore arrivé ; seules deux vieilles dames assises à un bureau, semblent reviser une liste. L’une a des cheveux courts tout blancs.

J’expose mon cas ; les dames parlent français.

— Oh ! si vous êtes aux « Émigrants » restez-y, fait l’une d’elle ; il n’y a pas de place à Moscou.

— Mais je suis venue pour étudier la Révolution ; il faut que je voie des camarades, dans cet endroit je ne puis rien apprendre.

Elles ne répondent pas.

Désespérée, j’écris à Y., un camarade dont je recevais la correspondance à Paris ; il habite Petrograd.

Ma lettre terminée, une des dames la prend, la lit et la montre à sa compagne « Regardez donc, dit-elle, comme la lettre L est mal faite ; c’est étrange ».

Bon, voilà que l’on prend mon innocente requête pour je ne sais quel cryptogramme contre-révolutionnaire.

Mais l’heure passe ; les employés, hommes et femmes, arrivent, il y en a beaucoup. À peu près tout le monde est mal habillé : vieilles robes d’avant-guerre rafistolées tant bien que mal. Quelques hommes portent le costume semi-militaire des bolchevicks : hautes bottes de cuir, blouse russe ou dolman, casquette ornée de l’étoile soviétique.

On m’amène devant le bureau d’un de ces hommes, il parie français, pas trop mal. Je lui raconte les principaux avatars de mon voyage ; arrivée au récit du passage de la troisième frontière, il saute sur mes mains et les serre avec effusion :

« Ah ! vous avez fait cela ! C’est que je la connais cette frontière, je l’ai passée : tous les trous dont vous me parlez me sont familliers. Hein, ils sont durs, les Lettons, plus durs que les Russes, vous avez dû en souffrir ».

Et je ne suis qu’une pauvre Française !

Il m’a fait apporter du thé avec du pain et du beurre et me donne un bon pour « l’Hôtel Luxe ».

En me reconduisant, l’aimable fonctionnaire me présente le local : « Vous êtes ici au palais de l’ambassadeur allemand. On l’a tué dans cette pièce avec une bombe. Derrière mon bureau, il y a encore des traces de sang. »

L’autobus peint en rouge, naturellement, est confortable ; il est rempli de monde, pas de receveur, le transport est gratuit.

Nous longeons l’Arbat, puis le boulevard, une promenade plantée d’arbres qui ressemble de loin à notre avenue de l’Observatoire ; la plupart des maisons sont lézardées ; les boutiques, closes avec des planches clouées en travers. Ces quartiers, cependant sont moins misérables que ceux que j’ai traversés hier : la Tberskoïa est fréquentée, nous en longeons une partie et arrêtons bientôt devant l’ « Hôtel Luxe ».

Une grande pancarte rouge frappa d’emblée mon regard, elle règne en haut des colonnes de marbre gris qui décorent l’entrée. On y lit : « L’armée rouge est la sauvegarde du communisme. »

On me fait monter au premier et on m’indique la chambre 34, où siège le bureau d’admission. Je montre mon papier, on me donne une chambre tout en haut de l’hôtel, une carte d’alimentation et un papier violet qui atteste ma qualité de pensionnaire de la maison.

Je monte l’interminable escalier ; il y a bien un ascenseur, mais il est capricieux : en ce moment, le préposé m’a dit : « Nié Rabot », il ne travaille pas.

La chambre est confortable. Un lit de fer avec des draps blancs, une armoire à glace de style américain, un canapé, un lavabo, une chaise, un tapis. J’ouvre la double fenêtre et j’aperçois les quartiers périphériques de Moscou, portant des coupoles d’or surmontées de croix dorées aussi qui étincellent au soleil.

Enfin, je redeviens un être humain.

En bas, dans le salon de lecture des anarchistes, les seuls Français qui restent me reconnaissent : « Ah ! voilà Madeleine Pelletier. »

Mais quatre heures arrivent : il faut aller manger. Ma carte me donne le droit de m’asseoir à la table des « délégat », la mieux servie. Elle peut tenir une cinquantaine de personnes et elle se garnit entièrement plusieurs fois par repas ; l’Hôtel Luxe a de nombreux locataires. Il y a là des gens de toutes les nations du monde : Caucasiens aux cheveux et aux yeux très noirs, au teint basané. Ils portent des armes de toutes espèces : sabres, dagues, poignards, revolvers magnifiques rehaussés d’argent, parfois de pierres précieuses. Il y a aussi des Indiens, des Chinois, des Japonais ; tout l’Orient venu là à la lumière et à la liberté.

Le menu est plus que frugal : soupe très mauvaise presque toujours, ragoût fait de porc mal conservé, qui a le goût de viande corrompue, pain noir mangeable, thé à discrétion que l’on sucre avec un bonbon.

Il paraît que les ouvriers de Moscou accusent les habitants du « Luxe » de s’empiffrer aux dépens de la République des Soviets. Si j’étais le Gouvernement, comme on dit chez nous, je les inviterais à tour de rôle ; ils verraient ou plutôt ils mangeraient et n’auraient plus de préventions.

Juste retour des choses d’ici bas : les domestiques de l’hôtel mangent beaucoup mieux que nous. Lorsque je vais à la cuisine prendre de l’eau bouillante pour mon thé, j’envie leurs pommes de terre appétissantes, leurs choux bien cuisinés et les petits gâteaux qu’ils mettent à cuire dans le four.

Mon voyage que j’ai raconté à table, suscite l’étonnement. Tout le monde a voyagé commodément par le train, et on se demande comment il a pu m’arriver tant d’aventures. « Personne ne vous croira, me dit-on, si vous racontez cette histoire à Paris. » Heureusement, mes ex-fils, les Italiens, sont là, à la table des collaborateurs, et ils racontent, en la dramatisant plus encore, notre odyssée à tout le monde.

« Ce voyage, il est excellent, me dit un camarade. Vous avez souffert, vous avez tremblé à l’idée de la mort que vous croyiez proche ; c’est une bonne leçon de révolution ! ».

Des leçons de révolution je commence à croire qu’il m’en faudrait toute une série. Je suis à Moscou comme sur un volcan et je ne sais pas où mettre le pied. J’ai peur d’être victime de cette extraordinaire indifférence qui semble bien être le fond de l’âme russe ; indépendamment de tout régime. Je m’attendais à être entourée de bonne camaraderie ; personne n’a l’air seulement de se douter que j’existe. Si, je me trompe, il y a des gens qui s’intéressent à moi : les quelques anarchistes qui sont restés après le Congrès et ils ont changé en effroi mon désappointement.

Ils me racontent des histoires terribles de la W. Tchéka ou Commission extraordinaire : arrestations, exécutions sans jugement, dans une cave.

« Soyez extrêmement prudente, me disent ils ; l’hôtel est plein d’espions. On tâchera de vous faire parler pour connaître votre pensée véritable. Certainement, quelque policier est attaché à vous surveiller ; peut-être habite-t-il une chambre contiguë, à la vôtre ; peut-être des microphones sont-ils placés dans les meubles pour enregistrer les conversations. »

Si j’étais à Paris, j’appellerais cela un délire des persécutions ; à Moscou, ce n’est pas la même chose, mais tout de même les camarades exagèrent.

Tout en faisant la part de l’état d’esprit dans lequel les met une situation anormale, je ne suis pas rassurée, car j’ai collaboré au Libertaire.

Le Parti m’avait mise à l’écart autrefois, parce que j’étais trop à gauche. Mon anti-parlementarisme m’avait aliéné les chefs, à peu près tous députés. Pour pouvoir défendre mes idées, j’avais accepté d’écrire au Libertaire, qui m’ouvrait ses colonnes. Le Libertaire appréciait mes articles sur l’antimilitarisme, le néo-malthusianisme, l’Éducation du Prolétariat, l’affranchissement de la Femme, etc. Mais, loin d’attaquer le bolchevisme, je le soutenais de tout mon pouvoir, autant qu’on voulait bien accepter ceux de mes articles qui traitaient de la question.

Prendra-t-on la peine d’examiner mon cas avec justice ? Qui sait si on ne me traitera pas en ennemie du seul fait de ma collaboration au journal qui publie la campagne anti-bolcheviste de Wilkens ?

L’histoire fourmille d’erreurs judiciaires de cette nature. Combien a-t-on guillotiné de gens pendant notre Grande Révolution qui n’étaient coupables qu’en apparence ?

Ce n’est pas sans appréhension que je remonte le soir à ma chambre. Les lampes électriques de faible puissance versent dans le long corridor une clarté lugubre ; je pense à quatre-vingt-treize. Cela serait bêle tout de même de venir mourir ici, du fait d’un régime qu’on s’est évertué à défendre et une phrase de Lénine me hante : on a fusillé des camarades !

« Mais non, mais non, vos craintes ne sont nullement justifiées, me dit un fonctionnaire que j’ai rencontré par hasard. Évidemment, nous sommes sous le régime de la terreur ; la W. Tchéka est une réalité, il faut se défendre : le pays est plein de contre-révolutionnaires. Si on se laisse aller à la clémence, les menchévistes et les anarchistes s’uniront pour nous renverser ; c’en sera fait de notre œuvre, sans parler du massacre effroyable qui ne manquerait pas d’avoir lieu. Mais il ne faut tout de même pas nous prendre pour des sauvages ; la W. Tchéka, elle n’est pas pour vous ! »

Je dors mieux cette nuit là dans la chambre 331 de l’hôtel « Luxe ».

L’horaire de Moscou diffère beaucoup du nôtre. Vous seriez très indiscret en allant visiter avant onze heures du matin une personne avec qui vous n’êtes pas intime. En revanche vous pouvez sans crainte l’aller voir une heure après minuit ; c’est une heure normale, on ne se couche guère avant trois heures. En réalité, lorsque les Russes sont couchés, nous le sommes aussi. À mesure que j’avançais dans l’Est, je devais retarder ma montre, car lorsqu’il est onze heures à Moscou, il n’est que huit heures à Paris. Mais sans jeu de mots, on peut dire que seul le soleil est le maître de l’heure, il reste donc vrai que les Russes se couchent fort tard et se lèvent de même. De dix heures à midi, on sert le premier déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel « Luxe ». On s’achemine d’abord vers un petit bureau où on présenté sa carte d’alimentation ; la préposée vous la prend et coupe le numéro correspondant au quantième du mois : elle vous remet en échange un ticket qui donne droit au repas. Une fois par semaine on touche des cigarettes ; j’ai touché en outre deux savonnettes et une livre de bonbons que j’ai accueillis comme bien on pense avec un grand plaisir. Muni de son ticket, le pensionnaire va s’asseoir à table. Une bonne lui prend le papier et lui remet en échange une assiette garnie d’un morceau d’omelette, d’un morceau de beurre et d’un carré de gruyère. Je mange rarement le beurre qui est rance presque toujours. Alors mon voisin me dit : « Elle ne mange pas le beurre, c’est une menchévik ! » Pour corriger sa mauvaise impression je mets le beurre sur son assiette : « Mangez, vous serez doublement communiste ! »

Non seulement il ne faut pas récriminer sur la nourriture, ce qui après tout n’est que de la politesse ; mais il est de bon ton de la manger, ce qui tout de même est excessif. Les camarades sont un peu puérils à cet égard de mêler la politique à ces questions de mangeaille. J’ai remarqué que deux anarchistes recherchent ma société à table, non pour ma conversation mais pour les revenants-bons qui ne manquent jamais de leur échoir ; car, je suis affligée d’un détestable estomac qui se rebelle contre la cuisine soviétique.

Le pensionnaire français doit s’armer de patience, car il faut attendre jusqu’à quatre heures le second repas qui est le plus abondant de la journée, une soupe, un ragoût de porc conservé. Enfin de dix heures à minuit, petit repas composé de pain, de beurre et de poisson fumé en très petite quantité. Le thé est à discrétion à tous les repas ; c’est sur lui que je me rattrape, car avec le thé on a un bonbon ou un morceau de sucre ; et on sait que le sucre est un dynamogène.

Malgré son aide cependant, je me sens dépérir, j’ai des vertiges, après un kilomètre de marche, je me sens déjà fatiguée et j’ai toutes les peines du monde à lire pendant une heure de suite un traité de physique que j’ai pris à la bibliothèque du Komintern.

Je réussi à échanger contre deux cent cinquante mille roubles soviétiques un billet de cent francs français. J’en profite pour aller me payer les jours où j’ai trop faim, un dîner au restaurant capitaliste. Elles ne sont pas brillantes ces stolovaia, mot à mot (salles à manger) de Moscou. Une pauvre petite boutique avec quelques tables recouvertes de serviettes maculées de tâches. C’est la patronne ou le patron qui sert et le plus souvent ils le font en costume de ville, sans tablier, on dirait qu’ils font ce métier en amateurs. Tout de même pour mes trente mille roubles j’ai là un bon beafteck avec des cornichons à la russe, des pommes de terre, un gâteau, un verre de thé : pas de vin, il est à un prix inabordable. Ce diner ingéré, je vois sous un meilleur jour la vie en général et Moscou en particulier.

La première fois, j’ai la naïveté de raconter mon « festin » aux camarades.

Les voilà qui s’indignent, de pareilles choses disent-ils, ne s’avouent pas, et quand on a la faiblesse de les faire on doit avoir la pudeur de les cacher.

Quelle pudeur ? Mais c’est au restaurant que je suis allée. Est-ce que la nouvelle politique ne permet pas le commerce ; si on laisse les restaurants ouvrir leurs postes, c’est pour qu’on aille s’y restaurer.

Lénine tolère, mais il ne permet pas ; surtout à une communiste qui doit se contenter de ce que la République des Soviets lui donne.

Je trouve à la fois puérils et mesquins ces reproches. Je comprends la nécessité de la dictature et admet volontiers que les camarades s’inquiètent de mon attitude politique ; mais avoir à tenir compte de l’opinion de mon entourage pour des questions de mangeaille serait me rabaisser singulièrement. Les hommes font du communisme qui est une belle idée une bien pauvre petite chose ; j’ai déjà envie de retourner à Paris.

Allez au restaurant, me dit malicieusement un délégué ; c’est même la seule façon de ne pas tomber malade ; seulement n’en dites rien.

L’hôtel Luxe n’est pas trop mal tenu. Les chambres sont faites tous les jours, les escaliers balayés, les commodités nettoyées, ce qui ne les empêchent pas d’être fort sales dès le milieu de la journée. Depuis la guerre on ne fait pas de réparations et les russes sont en général très peu soigneux.

Une nuit je suis réveillée par un bruit soudain dans ma chambre. Quoi ? Serait-ce un membre de la W. Tchéka qui vient épier mon sommeil ? À Moscou dans un hôtel soviétique, on ne pense pas aux voleurs. Je tourne le bouton de l’électricité ; personne. Sans doute je rêvais, ou bien le bruit venait de la chambre à côté. J’éteins : le bruit recommence ; on remue les papiers dans ma corbeille de rebut. Je rallume, un énorme rat, gros comme un jeune chat, saute de la corbeille et se réfugie dans un trou, près du radiateur.

Sans avoir précisément peur, je suis gênée pour me rendormir : il doit avoir de grands besoins ce respectable spécimen de la gent ratière ; s’il allait prendre l’offensive et grimper sur mon lit.

Le lendemain j’utilise mon élémentaire connaissance de la langue russe pour porter mes doléances à la bonne.

Balchoia Krissa ! (un grand rat), dans ma chambre…

Elle éclate de rire. Un grand rat, en voilà une affaire, faut-il que ces étrangères soient mijaurées ! Des grands rats ; il y en a plein la maison, nitchévo (cela ne fait rien).

Il faut me résigner à vivre dans la société de ce rat bolchevik ; pour le bien disposer en ma faveur, je lui donne à manger dans son trou.

Me voilà donc entretenue aux frais de la République des Soviets ; on me loge, on me nourrit, on me blanchirait si j’avais du linge, car il y a une blanchisseuse dans l’hôtel ; mais à part cela on ne s’occupe pas plus de moi que si je n’existais pas.

Je ne suis cependant pas venue à Moscou en villégiature ; je voudrais bien voir les institutions soviétiques. Il paraît que je viens trop tard. Pendant le Congrès, un service spécial s’occupait de montrer aux délégués les institutions bolchevistes. Les délégués sont partis, le service est désorganisé ; les gens qui l’assuraient sont occupés à autre chose. Débrouillez-vous !

Me débrouiller, je ne sais pas la langue : je lis mal le nom des rues et je m’égare. Pour trouver une maison, je dois y aller trois ou quatre fois. Je suis brisée de fatigue tous les soirs, à marcher à pied sur des pavés pointus. Il n’y a presque pas de tramways, et on ne peut les utiliser qu’à certaines heures, d’ailleurs il faudrait connaître la ville pour pouvoir s’en servir.

Un délégué qui est parti m’a donné quelques adresses dont celle d’un secrétaire de ministre. J’y vais, partout on m’accueille froidement et on me fait des promesses qu’on ne tient pas. Je suis tout à fait découragée ; toutes mes peines, les dangers courus auront été vains ; je quitterai la Russie sans avoir rien vu qui vaille la peine.

Moscou est une ville très originale. Avec son Kremlin, ses innombrables chapelles à coupoles byzantines elle rappelle l’Orient. Au milieu de la place Rouge s’élève l’échafaud de pierre sur lequel on coupait la tête autrefois ; de là le nom de Place Rouge.

Partout des traces de la Révolution. Sur le boulevard, près de l’Arbat, une grande maison incendiée dont il ne reste que les murs noircis. À quelques pas de là, tout un pâté de maisons a été détruit par l’artillerie il n’en subsiste qu’un immense tas de pierres sous lequel il y a m’a-t-on dit plus de cent cadavres.

Partout des maisons rasées ; d’autres peu endommagées mais dont les murs sont criblés de balles, on a fusillé là. Souvent on rencontre des convois de prisonniers conduits à la manière primitive entre des soldats baïonnette au canon. De quoi sont coupables ces gens ? Contre-révolutionnaires ; simples voleurs ? Il y a malheureusement beaucoup d’enfants. Ce sont « des spéculants » qui vendent dans les rues des cigarettes, des allumettes, des pommes. Leur état ne paraît pas les impressionner beaucoup ; ils rient, interpellent les passants.

La place du théâtre est presque occidentale avec ses jardins pourvus de bancs hospitaliers, les mères viennent là promener leurs enfants ; elles sont convenablement vêtues, coiffées de chapeaux ; les enfants aussi ; c’est presque notre Luxembourg.

Dans les carrefours ; des chapelles ; il y en a de minuscules, qui du dehors rappellent la croix mise à part, les bureaux d’omnibus parisiens. Les murs intérieurs sont entièrement garnis d’icones en argent doré, protégées par des verres. À une petite hauteur au-dessus du sol les glaces sont recouvertes d’une couche épaisse de crasse. C’est le résidu laissé par les baisers dévots des milliers de fidèles. Et tout le long du jour des gens entrent ; ils s’agenouillent et posent leurs lèvres sur cette crasse dégoûtante. Ce spectacle me fait faire de singulières réflexions, sur l’état de civilisation de la Russie.

Qu’est-ce que de pareilles gens peuvent comprendre au communisme. Quand nos ouvriers français qui leur sont heureusement supérieurs ne le comprennent pas. Je vois la situation ; le communisme est l’œuvre d’une infime minorité de militants qui a réussi à s’imposer à ces masses amorphes à la faveur de la guerre. La révolution russe est le résultat d’une conspiration blanquiste qui a réussi, grâce à la situation spéciale.

Au fond toutes les révolutions ne sont que cela et on peut suspecter la sincérité révolutionnaire de ceux qui prétendent qu’il faut avoir la majorité pour transformer la société. La majorité, on ne l’a jamais. La masse a toujours été et sera longtemps encore la pâte amorphe bonne seulement à recevoir la forme qu’un petit nombre de gens intelligents et audacieux voudront bien lui donner.

Faut-il voir dans cette incommensurable ignorance du peuple russe un présage de défaite révolutionnaire ? Nullement Ce peuple a subi le tsarisme ; c’est-à-dire une minorité d’aristocrates ; pourquoi ne subirait-il pas les bolchevistes. Que les communistes obtiennent la paix des nations capitalistes ; qu’ils finissent par arriver à donner à manger à tout ce monde ; ils seront solides. Et, alors que les gens du tsarisme ne songeaient qu’à jouir personnellement, les bolchevistes peu à peu décrasseront ce peuple.

J’erre le long des quais déserts de la Moskova. En face de moi, dans l’enceinte du Kremlin, se dresse, au milieu d’un fouillis de clochetons, l’ancien palais des Tsars. En arrière, une coupole surmontée d’un drapeau rouge ; c’est là, m’a-t-on dit, que travaille Lénine.

J’évoque les générations de princes et de princesses chamarrés de titres couverts de soie et de diamants qui évoluaient autrefois à l’intérieur de ces palais. Ils étaient des hommes et des femmes comme les autres, ni plus intelligents ni meilleurs. Leurs ancêtres, gens d’audace et de peu de scrupules, s’étaient imposés aux masses populaires. La sottise, l’ignorance quasi animale de ces masses avaient fait accepter leur domination ; les siècles à travers des tueries sans nombre, avaient transformé les descendants en une surhumanité fictive.

En de pauvres chambres éparses dans toutes les grandes villes du monde, des gens, vêtus d’habits usagés, chaussés de bottines éculées, étudiaient, écrivaient pour forger les théories de transformation sociale. Ils correspondaient entre eux, formaient des sociétés que défaisaient, à mesure, la rivalité, l’égoïsme de la trahison. Des enthousiastes perpétraient l’attentat terroriste et dévouaient leur vie au lointain avenir.

Enfin, les temps sont venus et l’héritier de toutes ces générations de conspirateurs est maintenant dans ce palais qu’ont abandonné pour l’exil ou la mort les princes épouvantés.

À lui, les vastes salles aux murs dorés où se prosternait la foule des nobles ; à lui les richesses, les couronnes chargées de joyaux de toute une lignées de tsars.

Mais, de ces richesses il ne profite pas. Il dédaigne les appartements splendides et c’est d’un cabinet de travail modeste que le conspirateur Lénine préside aux destinées de la Russie. Un pas en avant a été fait, les enthousiastes ne sont pas morts en vain.

Je commence à m’orienter dans Moscou et je vais voir l’Université. Elle n’est pas très loin de chez moi ; on descend la Tverskaïa jusqu’à la petite place où se trouve un sanctuaire minuscule. On vient là, paraît-il, de toute la Russie, se prosterner et baiser la crasse des carreaux. En face, sur le mur d’un monument de briques rouges, ressort en lettres blanches la fameuse inscription : « La religion est l’opium des peuples ». Personne ne regarde cette inscription qui a fait, cependant, tant de bruit dans le monde entier. On m’a assuré que le gros des moujicks n’en comprend même pas le sens et prendrait volontiers « opium » pour un saint nouveau. Je tourne à droite et longue un jardin en bordure du Kremlin. Au bout de l’avenue est une bâtisse toute blanche que surmonte une sorte de belvédère à colonnes ; c’est l’Université.

À qui m’adresser, je ne sais pas ; il n’y a pas de concierge. Je compte aviser la première personne que je rencontrerai, mais j’hésite. D’ordinaire, les Moscovites ne renseignent pas volontiers les gens, un « ia nie snaiou » (je ne sais pas), dur et sec est tout ce qu’on obtient.

La cour, très vaste, est occupée par un petit square. Sur un banc une jeune fille, sans doute une étudiante, lit un livre ? je prends place à côté d’elle.

Elle ne sait pas le français, mais elle sait l’allemand ; j’engage la conversation ; « On est en septembre, les cours ne sont commencés, me dit la jeune étudiante, mais, si vous vous intéressez à la chimie, les laboratoires sont ouverts ; je vais vous y conduire. »

Nous traversons de vastes salles abandonnées. Dans quelques-unes, d’énormes bancs de classe sont dans un coin entassés les uns sur les uns sur les autres en un désordre inexprimable. Je comprends que cette qualité de savoir mettre chaque chose à sa place, que je croyais si simple et que je méprisais même, comme dénotant la mesquinerie du caractère, est l’effet de la civilisation et que les pays arriérés, comme la Russie, ne la possèdent pas encore.

Nous arrivons à la section de chimie, un assistant me reçoit, il parle français et veut bien me montrer les laboratoires. Voici d’abord l’amphithéâtre des cours ; il rappelle nos facultés de province. Près de la chaire, est un petit poêle de fortune, en briques de construction : « C’est avec ce poêle que nous chauffons l’hiver, me dit l’assistant. quand nous avons du bois. Parfois il y a, dans cette salle, plusieurs degrés au-dessous de zéro : impossible de travailler. J’ai voulu faire, l’hiver dernier, l’expérience du sodium sur l’eau ; l’eau a gelé subitement dans le récipient.

Dans le laboratoire de recherches, une dizaine de chimistes, jeunes gens et jeunes filles, travaillent ; il reste encore des produits du stock d’avant-guerre. J’adore la chimie et je resterais volontiers là, dans ce laboratoire. Mais les conditions de la vie matérielle sont trop dures, je sais que je ne pourrai pas m’adapter surtout au terrible hiver.

Nous passons au laboratoire de chimie élémentaire, il est vide : « À la rentrée, me dit mon guide, il sera rempli d’élèves. Ce sont des ouvriers, ils travaillent durant la première partie de la journée et viennent à l’Université de 4 heures à 8 heures du soir. Aucun diplôme n’est exigé pour l’inscription : il faut seulement savoir lire, écrire et les quatre règles de l’arithmétique. À force de travail, les jeunes élèves intelligents arrivent à se mettre au niveau de l’enseignement supérieur, mais la majorité se décourage, elle ne va pas jusqu’au bout. »

Pour ces jeunes gens, la Révolution aura été un grand bienfait. Sans elle, ils fussent restés dans les ténèbres, travaillant toute leur vie à un métier de manœuvre, sans joie intellectuelle, livrés aux seuls plaisirs de la vie animale. Grâce au communisme, ils deviendront d’autres hommes, même ceux qui ne vont pas jusqu’à la fin des études, car il leur restera tout de même quelque chose de la culture reçue.

Mon guide se plaint du blocus : « On ne sait pas ici ce qui s’est fait en France dans la chimie depuis 1914. »

Je le remercie pour le dérangement et passe dans une autre section. Il y a de fort beaux appareils, mais ils sont recouverts de toile, rien ne fonctionne. Une jeune fille me fait les honneurs de l’établissement. Elle est très anticommuniste.

L’institut, me dit-elle, a refusé catégoriquement de recevoir les ouvriers et, pour les éloigner plus sûrement, on exige pour l’inscription la connaissance de quatre langues européennes. Ces langues dit-elle, sont nécessaires pour étudier les ouvrages traitant de notre spécialité.

Un assistant me montre son laboratoire. J’ai publié dans ma jeunesse quelques travaux de la science qui l’occupe. J’ai le plaisir de constater qu’il les connaît.

La mère de la jeune fille vient aussi à moi : elle se laisse aller à sa colère contre le régime. Mais elle, a un peu peur ; elle comprend que si je puis visiter la Russie, c’est que je suis bolchevique, elle craint une dénonciation. Je la rassure. Certainement je suis bolchevique, mais ce n’est pas une raison pour dénoncer quelques personnes isolées qui ne sauraient être pour le régime un sérieux danger. D’ailleurs je suis une intellectuelle et je croirais manquer à l’honneur en faisant une dénonciation.

Tout ce monde vit misérablement ; la mère est coiffée d’un chapeau à brides dont l’usage prolongé a fait une galette informe. Si vous saviez, me dit-elle, à quelles besognes nous sommes obligés pour vivre. Nous ne travaillons presque plus en notre science ; on n’a pas le temps. Le Gouvernement ne nous donne rien ou à peu près.

Dans cet établissement on ne fait qu’attendre la contre-révolution, je m’en rends compte. Combien d’intellectuels, en Russie, sont dans ce cas ; ils n’ont vu en la dictature du prolétariat que l’invasion des barbares. C’était bien un peu cela, à vrai dire : en mettant à part les grands chefs qui sont des intellectuels, beaucoup de communistes n’ont qu’une culture primaire. Leur ignorance fait d’eux les adversaires d’études dont ils ne comprennent pas la portée, seules les sciences susceptibles d’application immédiate à l’amélioration des conditions matérielles de la vie sont jugées par eux dignes d’intérêt. La philosophie, la psychologie, les mathématiques, etc, leur apparaissent comme un vain bavardage.

C’est tout à fait regrettable, mais il faut franchir ce stade, à la longue, les cerveaux finiront par s’éclairer, une élite se créera, qui viendra à la direction de l’État, et les sciences abstraites recouvreront leurs droits. On reconnaîtra que sans elles il n’y a pas de civilisation.

On m’annonce que Souvarine, le délégué de la France au Comité Exécutif, est arrivé à Moscou et qu’il demeure dans l’hôtel, à la chambre 14. Je laisse passer plusieurs jours sans l’aller voir ; il est relativement nouveau dans le Parti et ne me connaît pas. Enfin, je finis par me décider. Quoi, fait-il, vous ne pouvez rien voir, pas de communications, mais demandez une auto. Si vous ne demandez rien, vous n’aurez rien. Les bureaucrates, vous savez, il faut les eng…, sans cela ils ne bougent pas. Où habitez-vous ?

— Tout en haut, chambre 331.

— Est-ce possible ? mais il fallait exiger une bonne chambre. Attendez, je vais m’occuper de vous.

Grâce à Souvarine, je descends au deuxième étage. J’ai une grande chambre qui présente l’avantage de posséder le téléphone, comme tout logement qui se respecte à Moscou. Malheureusement il ne me sert pas beaucoup ; j’y estropie la langue russe et les demoiselles de Gutenberg de là-bas m’envoient régulièrement promener.

Il n’y a pas encore deux heures que je suis entrée en jouissance (style des propriétaires parisiens) de ma nouvelle chambre, que deux hommes viennent me contester le droit aux délices de la capoue soviétique.

L’un, a l’air terrible avec sa grande barbe et ses grosses lunettes ; l’autre est plus aimable. Ils s’installent en maîtres sur mon canapé déploient sur ma table un immense registre. L’homme barbu me toise sans bienveillance. Serait-ce cette fois là W. Tchéka ?

— Que faites-vous ici ?

Je suis tout à fait abasourdie par la question. Ce que je fais. Mais ne le sait-on pas encore. Je réponds que le journal français « La voix des Femmes » m’a déléguée pour… Il ne me laisse pas achever.

— Déléguée à quoi ?

Je me rappelle ce que m’a dit Souvarine des bureaucrates et je me dis qu’il faut répondre n’importe quoi, pourvu que cela soit précis.

— Je suis déléguée à la Conférence des femmes.

— Mais elle est finie, cette conférence. À quoi servez-vous ici, vous ne travaillez pas.

— Comment pourrai-je travailler, il y a seulement huit jours que je suis à Moscou.

— Alors on travaille pour vous ?

Je me rebiffe :

— Avec cela que je n’ai pas travaillé pour la Russie. Je ne parle que d’elle à Paris, dans ma propagande.

— Avez-vous demandé votre passeport ?

— Non, mais je le demande, plus tôt vous me le donnerez, plus vous me ferez plaisir.

Les deux hommes s’en vont, je suis bouleversée. Quelle sottise et quelle grossièreté : de telles gens feraient de moi une réactionnaire. S’ils croient que j’ai tait trois mille kilomètres pour me faire entretenir dans les conditions que j’ai dites !

Je vais conter aux Français l’avanie que je viens de subir ; ce sont des anarchistes, ils triomphent.

Tout est comme cela ici ; ce que l’un fait, l’autre arrive derrière pour le défaire. La voilà la dictature du prolétariat que vous approuvez, vous en sentez les effets : soyez contente.

Je ne suis pas contente, mais je ne deviens pas anarchiste pour cela. Le mal ne vient pas du régime, il vient des hommes dont le mauvais naturel rendrait haïssables les meilleures institutions.

Je ne suis pas tranquille, j’ai peur d’être à nouveau reléguée au cinquième et d’avoir à dire adieu au beau rêve d’aller visiter en auto les institutions soviétiques.

— Ne vous en faites pas, me dit un employé de l’hôteL si ce camarade vous a dit tout cela, c’est « pour vous épater ».

Je ne suis pas épatée et ne vois aucune utilité pour la Russie à ce que je le sois. Je suis profondément attristée, voilà tout.

L’enquête des deux hommes ne me visait pas particulièrement, ils l’ont faite chez tous les pensionnaires. Si on a été grossier avec moi, c’est que quelqu’un m’en veut, à moins qu’on n’en veuille à Souvarine qui s’est occupé d’améliorer mon sort.

Ô Paris, mon Paris. Tout est loin d’y être rose, je ne le sais que trop, mais, tout de même, mon terme payé, ma porte fermée, je n’ai de compte à rendre à personne.

On ne voulait pas que m’épater. Quelqu’un, je ne sais qui, m’est hostile ici. Depuis la visite de l’homme barbu, l’employé du 34, qui était bienveillant envers moi jusque là, me refuse tout. Il ne m’a pas donné de billet pour une réunion où devait parler Trotsky, sous le prétexte que je ne sais pas le russe et que je n’ai nul besoin de voir Trotsky, qui n’est « qu’un homme comme un autre ».

On a jugé, paraît-il, mon cas au Komintern (Comité International), et on a conclu « très favorable ». On me donne des autos pour les longues courses et quelques portes s’ouvrent devant moi. Mais je sens l’hostilité sourde des gens qui ont fait de la propagande des choses de Russie leur propriété personnelle. Tout ce qui n’est pas de leur coterie est considéré comme intrus. On s’arrange pour que je reste inconnue à Moscou. Des femmes russes m’ont demandé de parler dans une de leurs réunions. La Française qui m’annonce cela, me dit qu’elle n’a pas le temps de me servir d’interprète et que je dois en chercher une. » Je vous attends en bas pour vous conduire au local, tâcher de trouver quelqu’un », fait-elle. Après avoir essuyé deux ou trois refus, je finis par mettre la main sur une camarade de bonne volonté. Nous descendons, la Française est partie.

Je tente de voir Lénine. Impossible. La même barrière devant moi. Je constate avec peine que je verrais plus facilement M. Millerand que le chef de la République des Soviets. Évidemment, en temps de révolution un chef de l’État est un homme occupé, mais, tout de même, il ne doit pas se faire aussi inaccessible qu’un roi, Le chef de la Révolution russe aurait pu dire des choses utiles à une propagandiste active comme moi. Seul, il peut donner l’idée générale d’un mouvement que les camarades moins doués ne voient que par leur petit côté.

La République des Soviets fait un gros effort pour la culture du prolétariat. Les universités telles que celles dont j’ai parlé plus haut, périclitent : mais la vie qui les quitte s’en va animer un organisme né de la Révolution ; l’enseignement populaire.

Les universités populaires russes n’ont rien de commun avec celles qui ont fleuri chez nous au temps de l’affaire Dreyfus, si imparfaites qu’aient été ces dernières, il ne faut cependant pas trop en médire. Elles ont donné le goût de la culture intellectuelle à nombre d’ouvriers. Ils ont acquis, grâce à leur impulsion, une instruction qui, si incomplète soit-elle, vaut mieux que rien. Il faut laisser aux réactionnaires le soin de médire des demi-savants ; un demi-savant vaut mieux qu’un ignorant, alors même qu’il tire de sa demi-science un orgueil excessif.

Les bolchevistes sont les premiers gouvernants qui veulent sérieusement mettre le peuple au niveau des classes cultivées, ils ont commencé cette grande œuvre.

À cette œuvre ils ont été, à vrai dire, poussés par la nécessité impérieuse. Devant la défection des intellectuels, il a fallu que le prolétariat pourvoie à tout, et les chefs ont vite senti son insuffisance.

Le type des établissements d’instruction populaire est l’Université Sverlof, je suis allée la voir un matin.

Elle occupe plusieurs bâtiments à Moscou. Le principal est un édifice de style allemand qui appartenait, avant la révolution, au Cercle des Marchands. L’installation est magnifique : escaliers de marbres rehaussés de dorures, lampadaires luxueux. Au plafond de ce qui est maintenant la salle de lecture, des cartes à jouer peintes, indiquent l’ancienne destination du lieu.

Une dame me fait les honneurs. Elle est petite et toute menue. Ses fonctions dans l’Université sont multiples ; professeur de philosophie marxiste, économe de l’Université, explicatrice aux musées moscovites de culture prolétarienne, etc.

Elle est vêtue d’effets d’avant-guerre et mange très mal. Elle est aussi, me dit-elle, très mal logée n’ayant que trois pièces, pour elle, son mari, deux grands enfants et une vieille mère qui est malade. Bien que son mari occupe une situation élevée, la famille vit misérablement ; c’est un problème que d’acheter des chaussures. Mais on supporte tout ce mal être avec un stoïcisme qui a quelque chose de religieux. Cette femme est une héroïne obscure comme il y en a des milliers dans la Russie communiste.

Tout d’abord, me dit ma cicerone, les ouvriers ne faisaient ici qu’un stage de quinze jours. On voulait dans ce court laps de temps leur donner une vision de culture intellectuelle supérieure afin de leur inspirer le désir de l’acquérir. On a échoué les ouvriers et les paysans n’étaient qu’ahuris : rien ne leur restait. Je pense en moi-même que c’était bien à prévoir. Le travail intellectuel n’est pas un gâteau, pour l’aimer il faut y être dressé depuis longtemps. Nombre de paysans et d’ouvriers français qui ont été à l’école, sont incapables de s’intéresser même à la lecture d’un roman, ils ont mal à la tête au premières pages.

Devant cet échec, on a prolongé le stage qui varie maintenant de six mois à deux ans et même davantage.

L’institution est un internat ; la durée obligatoire du travail est de huit heures par jour. Les étudiants sont nourris, logés, habillés et instruits aux frais de l’État, on leur donne même, chaque mois, une petite somme. Ils apprennent les langues étrangères, les mathématiques, les sciences physiques et naturelles, l’économie politique, le dessin, le chant. À l’Université est annexée une école de journalisme.

J’assiste quelques minutes au cours d’économie politique. Deux cent cinquante étudiants environ sont là. La plupart sont très mal habillés et encore plus mal chaussés. Certains portent des lapkis, sortes d’espadrilles en osier de façon très grossière. Mais les figures sont éveillées, les yeux intelligents. En dépit de leur extérieur misérable on sait que ces jeunes gens ont été transformés par la culture intellectuelle.

Le bâtiment d’en face est consacré au logement des élèves. Les chambres sont proprement tenues, mais incroyablement pauvres : lits bas en bois blanc, tables et chaises grossières, un tableau noir pour les calculs, pas de bibliothèque. Et quatre étudiants habitent la même pièce.

Les étudiantes arrangent plus coquettement leur logis. Au mur, elles mettent des photographies.

Elles cachent la nudité des planches avec des ouvrages de dentelle.

Nous visitons l’infirmerie. Une jeune fille, assise sur son lit, fait une lecture. Elle semble triste. Ma conductrice me dit que cette étudiante est allée au front, comme soldat, dans la dernière guerre elle y a contracté la tuberculose.

Nous regagnons la rue. Un homme vêtu d’une blouse russe en toile bleue, chaussé de hautes bottes, se dirige vers le bâtiment d’en face, il porte une théière en émail bleu dont le fond est tout noirci par la flamme. C’est, me dit la dame, le recteur de l’université. J’observe qu’ainsi, avec sa théière, il manque de prestige. Vous vous trompez, me dit l’ardente bolcheviste, il acquiert du prestige.

Évidemment. Au fond, je trouve que le recteur d’une université importante pourrait faire quelque chose de plus utile que d’aller recueillir avec beaucoup de perte de temps, les éléments de sa tasse de thé. Cependant, cette outrance dans la simplicité des habitudes n’est pas mauvaise au début d’une révolution. On saura bien et même plus tôt qu’il ne faudrait, adopter le décorum des anciennes classes dominantes.

Je retourne le soir à l’Université. Il y a un cours élémentaire de chant, je n’y reste que quelques minutes car je désire voir l’école de journalisme, beaucoup plus intéressante. Il y a nombreuse affluence ; le professeur est un journaliste en renom de Moscou. Un élève fait la critique d’un journal de province, il parle avec assurance. L’article politique, dit-il, est trop savant, les lecteurs de la feuille, des ouvriers et des paysans, ne le comprendront pas. Les nouvelles de l’étranger aussi, dit-il, sont mal présentées : l’auteur semble croire que ses lecteurs connaissent la politique extérieure, alors qu’il n’en est rien. Cet élève d’élite a déjà la compétence d’un professionnel, il n’y a que six mois qu’il suit les cours.

Il y a aussi près de l’Université Sverlof, une université orientale que je n’ai pas eu le temps de voir. J’ai causé avec un des professeurs. Il n’est pas très content, il y a parmi ses élèves pas mal de paresseux ; on a dû les frapper de peines sévères. Celui qui manque le cours plusieurs fois sans raison valable est rayé de l’Université. On l’envoie travailler à la construction des voies ferrées, il devient un travailleur manuel.

J’ai rencontré, par hasard, un résultat frappant de cet effort des communistes, pour la culture prolétarienne. Un soir je m’en fus reposer ma fatigue et distraire mon ennui dans une pâtisserie de la Tverskaïa. Bien originale cette pâtisserie ; aux vitrines on voit à la place des gâteaux des peintures cubistes. Au fond de la boutique, une exposition de chansons révolutionnaires. La boutique n’est pas mal tenue ; il y a des tables élégantes et sur le comptoir un assez grand choix de gâteaux. Ce sont les dames de la ci-devant aristocratie qui confectionnent ces gâteaux ; elles viennent les vendre aux pâtissiers et gagnent ainsi de quoi vivre.

Un camarade m’accompagnait, nous étions seuls dans la boutique ; la pâtissière vint à nous, elle parlait français. Elle nous raconta qu’elle avait habité Paris, où elle était vendeuse à la maison Benoîton, un magasin de modes. Elle est mariée au chansonnier révolutionnaire dont les œuvres tapissent le mur du fond de la boutique, et elle a une petite fille de douze ans, qu’elle me présente.

— Mais je ne veux pas rester pâtissière, dit-elle. Toute la journée j’étudie à l’Université pour être ingénieur et le soir, de huit heures à une heure du matin, je sers des gâteaux ici.

J’évoquais les futurs ingénieurs de mon pays, les élèves de Polytechnique et de Centrale, tous fils de la grande bourgeoisie. Dix ans de lycée, un concours très difficile où seule une élite restreinte ose se risquer. Tout cela, cette femme qui n’est plus très jeune semble le faire en se jouant. La Révolution a transformé sa vie. À Paris elle se fut enlizée dans la routine d’une vie inférieure, l’espoir d’une condition plus haute ne lui serait même pas venu. Grâce au bolchevisme qui a supprimé les classes, détruit les préjugés, elle se fait une existence nouvelle plus haute et plus heureuse. Des milliers d’hommes et de femmes du peuple se sont ouverts à la lumière par l’effet de la Révolution.

Les musées pour la culture du prolétariat sont très bien conçus. Rien de commun avec les collections immenses de nos établissements scientifiques. Quelques chambres dont les murs sont tapissés de tableaux statistiques.

Dans les vitrines, des pièces anatomiques en cire. J’ai vu, ainsi, le développement de l’œuf humain depuis le spermatozoïde et l’ovule jusqu’à la naissance de l’enfant. Les pièces venaient d’Allemagne. Tout est disposé pour qu’en une heure un ouvrier ignorant puisse acquérir une teinture appréciable d’un groupe de sciences. Et il n’y a pas que des choses élémentaires ; j’ai vu les figures de la théorie de Ramon y Cajal sur le contact entre les éléments nerveux.

Chez nous les musées scientifiques servent peu à la culture des masses. On les ouvre le dimanche à cet effet, mais le peuple qui les visite de préférence lorsqu’il pleut n’en tire pas un grand profit intellectuel. Souvent les inscriptions désignant l’objet exposé sont en latin et lorsqu’elles sont en français elles ne disent pas grand’chose à qui n’est pas déjà initié.

À Moscou on ne va pas seul au musée ; on y va en groupe sous la conduite d’une personne qui se charge d’expliquer les objets exposés. Dans tous les musées : peinture, sculpture, histoire naturelle, hygiène, agriculture, etc., on rencontre de ces groupes. Groupes d’enfants sous la conduite d’un instituteur ; groupes de soldats, conduits par un officier ; groupes d’ouvriers conduits par un professeur, homme ou femme. Le guide fait une leçon devant les objets et il interroge ses auditeurs pour s’assurer qu’ils ont bien compris.

Ces musées dans lesquels défilent du matin au soir des gens de toute espèce donnent une très haute impression de la volonté de l’élite du peuple russe de s’élever par la culture intellectuelle.

Les Russes sont très religieux, je l’ai dit. Le Gouvernement bolchevick n’a donc pas osé attaquer directement la religion, mais il se réserve le soin d’en affranchir peu à peu les masses.

Dans un musée, j’allais passer indifférente devant quelques cadavres momifiés et conservés sous une vitrine, lorsque ma conductrice m’arrêta.

« Les Moujicks, me dit-elle, croient aveuglément les prêtres qui leur enseignent toutes sortes de superstitions. Ils vénèrent notamment des momies qu’on leur dit avoir appartenu à des saints auxquels Dieu avait fait la grâce de ne pas tomber en pourriture après leur mort.

« Pour leur enlever cette croyance enfantine nous avons disposé ici des momies de plusieurs espèces. Voici la momie d’un saint que nous avons prise à un sanctuaire. À côté, vous voyez la momie d’un criminel qu’on avait oublié dans sa prison et qu’on a retrouvé bien des années après sa mort. Se retournant elle ajouta : « Enfin, dans cette petite boîte de verre, la momie d’un rat. »

Nous expliquons aux visiteurs que si le corps du saint a pu bénéficier de la faveur divine, on s’explique mal que le criminel ait pu en bénéficier lui aussi. Et on ajoute enfin qu’il est peu probable que le rat ait mené une vie particulièrement édifiante.

Il paraît que des discussions très vives s’engagent autour des momies, bien des moujicks, même en présence des faits, se refusent à abandonner leurs croyances.

Malheureusement les mauvaises conditions de la vie matérielle retentissent sur l’instruction. Des bandes d’enfant traînent dans les rues ; on manque de locaux scolaires, de livres de classe, de papier, de plumes, d’instituteurs. C’est l’effet de la guerre et du blocus, l’effet du sabotage du régime par les classes moyennes. Enfin on doit accuser aussi l’inaptitude des russes au travail suivi et à l’organisation.

De cette inaptitude on se rend compte à chaque pas. Une représentation théâtrale annoncée pour huit heures n’est pas commencée à neuf heures et demie. La salle n’est pas chauffée, on grelotte (nitchevo) cela ne fait rien.

À défaut de leçons de révolution on peut, en Russie, faire tout un cours de patience. Que de temps perdu à attendre le train, le tramway, la personne qui vous a donné rendez-vous et qui ne vient pas ! Le temps ne compte pas ici, comme dans tous les pays arriérés.

Je réussis après bien des démarches à voir quelques usines. La production est tombée à un rendement très bas. L’ouvrier est loin d’avoir la mentalité qu’il faudrait pour que des ateliers communistes puissent prospérer.

Les moteurs basés sur l’égoïsme individuel n’étant plus, l’ouvrier travaille le moins possible. Il se rend à l’atelier soviétique à l’heure de la soupe, il signe la feuille de présence et file par une porte dérobée, non sans avoir chapardé un peu de matière première, avec laquelle il confectionnera chez lui des objets qu’il ira vendre au marché. Avec des chambres à air d’automobiles, il fabrique des bretelles, des jarretières, etc, sans le moindre souci du mal qu’il fait dans un pays si démuni.

Une usine de robinets pour locomotives que je vais voir un matin, me paraît fonctionner assez bien, elle est en voie de croissance, j’assiste à la fusion du cuivre dans des cubilots de système primitif. Dans un coin de l’usine, je vois deux cloches qui ont été, me dit-on, prises à Wrangel. On les a apportées là pour les fondre, mais les ouvriers s’y refusent parce que ce sont des « choses du bon Dieu ». Que faire avec un pareil peuple ?

Je voudrais bien m’entretenir avec les ouvriers pour savoir ce qu’ils pensent du régime, mais cela ne m’est pas possible à cause de la langue. On ne m’a pas donné d’interprète. Il est d’ailleurs très difficile de se renseigner. Si on demande à un ouvrier ce qu’il reçoit, il commence par dire qu’il ne reçoit rien du tout. Lorsqu’on le presse, il finit par avouer qu’il reçoit ceci, cela, mais que ce n’est pas régulier.

Dans une tannerie, je suis réduite à visiter les ateliers vides, c’est lundi, on ne travaille pas. Les ouvriers sont en même temps paysans ; ils demeurent dans la banlieue de Moscou et on leur donne congé du samedi midi au mardi matin pour leur permettre de cultiver leur morceau de terre.

La fabrique de cigarettes est la mieux tenue de tous les établissements industriels que j’ai vus à Moscou. Les ateliers sont propres et très vastes. Des ventilateurs électriques envoient l’air frais et happent les poussières. Mille ouvriers, deux cents hommes et huit cents femmes travaillent dans cet établissement. Les vieilles femmes trient les feuilles de tabac, les jeunes mettent les cigarettes en boîte, les hommes surveillent les machines qui coupent les feuilles de tabac en fils très fins. Tout le monde est payé en cigarettes qu’il faut vendre. À partir d’octobre 1921 on doit payer en argent, c’est un des effets de la nouvelle politique. Les salaires sont relativement élevés et le personnel ne paraît pas malheureux.

Il est onze heures et demie, l’heure du déjeuner, les bateliers se vident. Le flot des ouvrières dégringole les escalier avec des rires et va s’égailler dans la rue, jupes courtes à la façon parisienne. En passant devant nous elles rient à gorge déployée. Sans doute que tout, dans notre allure montre que nous ne sommes pas d’ici, ce qui veut dire que nous sommes bêtes. Je me crois un instant à Belleville.

Je me rends compte par expérience que le régime de la terreur, insécurité à part, est singulièrement gênant. On ne peut pas faire un pas sans être munis d’un « propuska ». laisser-passer. À la porte des édifices publics, à l’entrée de la moindre réunion, un soldat rouge avec son fusil, baïonnette au canon, défend, tel l’ange biblique, l’entrée du paradis terrestre. Impossible de pénétrer si vous n’avez pas le « propuska ». On va le chercher dans une boutique à côté ; il faut faire la queue, montrer ses papiers et il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Une fois, comme je voulais entrer au Kremlin, on ne s’est pas contenté de mes papiers ; on a téléphoné au « Komintern ». Ce luxe de précautions vise à prévenir les attentats qui sont fréquents. On m’a montré l’ancienne résidence du « Komintern », il n’en reste que les murs branlants ; les anarchistes l’ont fait sauter avec une bombe ; il y a eu une douzaine de morts.

Tous ces « propuska » constituent pour moi la chose la plus insupportable. Je passerai encore sur la mauvaise nourriture, l’inconfort. Mais ces démarches continuelles auprès de bureaucrates hargneux m’exaspèrent au suprême degré ; ils me feraient prendre le communisme en horreur.

À Paris pendant la guerre j’avais enduré quelque chose d’approchant. Pour avoir une carte de charbon il me fallait subir de la part des employés de la mairie de mon arrondissement un interrogatoire en règle. Depuis combien de temps êtes-vous dans cette maison ? Où étiez vous avant ? Et la préposée, se faisant de son rôle une très haute idée, prenait le ton fatal d’un juge d’instruction qui s’efforce d’établir la preuve de votre crime. Cela ne m’est arrivé qu’une fois ; j’ai préféré plutôt que revenir comparaître me passer de carte de charbon et employer le système D.

Tout le monde se récrie contre la bureaucratie. C’est une injure d’être appelé bureaucrate, cela équivaut à peu près à contre-révolutionnaire.

Dans ses ouvrages Lénine se montre désolé de cette invasion de scribes, mais il ne sait pas comment en débarrasser la Russie.

« Prenez avec vous tous ces gens, a-t-il dit à un délégué emportez-les, vous nous rendrez service. »

C’est l’instauration du communisme qui a donné à la bureaucratie ce développement sans précédent. L’état prenant à sa charge toute la vie des citoyens, leur nourriture, leur logement, leurs vêtements a dû nécessairement établir de grandes administrations.

Le danger était que la bureaucratie ne devienne une caste dominante. Dans un de ses ouvrages, Lénine espère qu’on évitera ce péril en appelant aux fonctions de bureaucrates des gens de culture primaire. Les examens difficiles qu’on fait passer aux candidats fonctionnaires dans les pays occidentaux sont pour les heureux élus une source d’orgueil. Je ne suis pas ici de l’avis du chef du Gouvernement Bolcheviste ; la culture est un bien en soi ; et il y a beaucoup de chances pour que le fonctionnaire inculte soit tout aussi orgueilleux tout en étant moins intelligent. L’orgueil, point n’est besoin du savoir pour le donner au bureaucrate : sa fonction y suffit et amplement.

J’ai pu voir à une représentation théâtrale un certain nombre de spécimens de la nouvelle artistocratie bureaucratique. Une femme circulait pendant les entractes au bras d’un homme, elle portait étalée sur ses épaules avec une ostentation ridicule, une écharpe de dentelle blanche. Le couple semblait foudroyer de son dédain le reste de l’univers.

Les bâtiments soviétiques sont bondés à craquer d’employés de toute espèce. La plupart ne paraissent pas surchargés de travail. Ils lisent les journaux, discutent, boivent du thé.

Ils sont loin cependant d’être contents, du moins si j’en juge par quelques-uns avec qui j’ai pu m’entretenir parce qu’ils savaient le français : Une dactylo est furieusement antibolcheviste ; on ne la paie pas dit-elle et la nourriture qu’on sert dans les restaurants soviétiques n’est pas mangeable. Pour vivre, elle vend tout ce qu’elle possède, jusqu’aux jouets de ses enfants.

Une autre est employée au Comité Exécutif : son travail, me dit-elle, est intéressant, mais les conditions matérielles sont affreuses. Et puis elle souffre du manque de liberté, elle allait autrefois à Vichy tous les ans pour soigner son estomac, maintenant défense de quitter la Russie, tous les employés sont militarisés.

En revanche je trouve un fonctionnaire enthousiaste du régime. Je l’ai rencontré par hasard dans la rue et il m’a invitée chez lui.

Logement décent d’homme de nos classes moyennes. Rien du désordre russe ; une bibliothèque, un piano, quelques meubles de salon. Dans un coin, un haut meuble à portes vitrées. C’est me dit-il, une pièce de l’agencement d’un magasin de nouveautés dont il a fait une armoire.

Il me raconte qu’il a dû effectuer lui-même son déménagement, l’égalité communiste ayant supprimé les déménageurs. Cela lui a causé beaucoup de fatigue car il demeure au cinquième étage.

Il a une femme, une fille et un grand fils sur lequel il fonde beaucoup d’espoirs.

On m’offre à dîner, un dîner que le plus pauvre ouvrier de Paris trouverait frugal. Quelques navets, un petit pain fait de farine de haricots, une tasse de thé sucré avec un morceau de poire cuite.

C’est dit-il, un festin, auprès de ce qu’on mangeait au début de la Révolution. Dans le dénuement général on a du se nourrir de choses horribles ; des pommes de terre gelées, des entrailles putréfiées de poulet et personne de la famille n’a été malade.

Dans cette maison on ne récrimine pas ; on souffre avec patience parce qu’on a conscience de souffrir dans un intérêt supérieur. On a la ferme croyance que la victoire est au bout.

Un ami de la maison venu prendre le thé raconte un fait très curieux des régions affamées de la Volga. Une ville était à tel point démunie de choses susceptibles d’être mangées que les rats l’avaient abandonnée brusquement. On voyait des champs entiers couverts de ces animaux qui par millions fuyaient le pays pour gagner des régions plus hospitalières.

Mes nouvelles connaissances m’engagent vivement à m’installer définitivement à Moscou. Il m’apparaît même que la femme est choquée dans son sentiment à la fois national et communiste lorsque je hasarde quelques critiques. Elle croit que je n’aime pas la Russie.

Elle se trompe ; j’aime malgré tout la Russie quia tenté de faire la Révolution sociale, seulement j’ai trop observé pour me faire des illusions, pour ne pas voir derrière les mots les réalités qui ne sont pas belles.


II


Je n’ai pas tous les jours un établissement à visiter, lorsque je n’ai rien à voir je me promène.

Je ne décrirai pas Moscou, tout le monde peut en lire la description dans les guides. La place Rouge a une grande originalité avec son Kremlin aux murs de briques surmontés de crénaux et sa minuscule chapelle bizantine qui avec ses multiples coupoles bariolées fait songer à une touffe de champignons. Au centre est l’échafaud de pierre où avaient lieu autrefois les exécutions, d’où le nom de « Place Rouge ».

Les rues sont proprement tenues. On les balaye plusieurs fois par jour, avec des balais de bouleau Les communistes sincères se réjouissent de cette propreté qui est récente paraît-il. Elle marque le premier pas de la société communiste dans la voie de l’ordre et de l’organisation.

Mais que de trous dans les trottoirs. La nuit il est dangereux de s’aventurer par la ville ; seules les artères principales sont éclairées et dans les rues noires on risque de tomber à chaque pas.

J’ai vu les tramways que Wells a décrits. Certes ils sont bondés, les gens montent sur les tampons, les marche-pieds, s’accrochent où ils peuvent ; mais ce n’est pas si terrible que l’écrivain anglais le dit. On peut en voir autant dans les quartiers ouvriers de Paris, à sept heures du soir.

Les personnes qui ne sont pas cataloguées comme « travailleurs » n’ont accès dans ces tramways que de dix heures à quatre heures, moyennant deux mille roubles. Il y en a d’ailleurs assez peu, pour une aussi grande ville, ce qui fait que les communications sont très difficiles. Aussi l’usage du téléphone est-il généralisé.

On se lève tard, je l’ai dit. C’est seulement à dix heures du matin que l’on peut assister au défilé des gens qui vont à leur travail. Les hommes portent des costumes semi-militaires, hautes bottes de cuir, dolman ou blouse russe, casquette où brille l’étoile soviétique. Presque tous ont sous le bras un large portefeuille de cuir.

Beaucoup de femmes ont les cheveux courts et portent des coiffures masculines. Certaines sont chaussées de hautes bottes noires, rouges ou vertes avec des arabesques qui rappellent l’Orient ; en général elles sont pauvrement habillées ; les administrations soviétiques donnent rarement des habits et pour s’en procurer dans le commerce il faut payer très cher.

À Moscou on jouit d’une grande liberté à l’égard de la toilette ; on peut mettre ce que l’on veut. Les Russes se montrent en cela plus civilisés que les Français,

Il suffit de sortir dans la rue pour se convaincre de la puissance que conserve encore la religion sur l’esprit des masses. Dès qu’un Russe rencontre sur son chemin la moindre chapelle, il fait le signe de la croix. Et il paraît que dans ce geste, il faut encore apporter de l’attention, car en le faisant incorrectement, on risquerait de faire venir le diable.

Le dimanche les églises regorgent de monde, hommes, femmes, enfants ; on y voit même des soldats de l’armée rouge. C’est à qui déposera un billet sur le plateau où il y en a déjà un gros tas ; on ne dirait pas que le peuple est dans la misère.

En dehors des offices, on entre dans les chapelles, qui sont très nombreuses, on s’agenouille à terre et on baise la vitre qui recouvre les icones. Les vitres ont une épaisse couche de crasse apportée là par les milliers de ces baisers. C’est absolument dégoûtant, mais les adorateurs ne sont nullement dégoûtés ; chacun ajoute ses microbes à ceux de ses prédécesseurs.

Près de la Place Rouge est un sanctuaire de la grandeur de nos bureaux d’omnibus parisiens. On y vient, paraît-il, de toute la Russie. En face, sur un mur de briques rouges, à la hauteur d’un premier étage, la République des Soviets a mis en lettres blanches la fameuse inscription : « La religion est l’opium du peuple ».

Cela ne paraît pas beaucoup impressionner le peuple. Toute la journée c’est dans le sanctuaire un défilé ininterrompu. C’est à qui se prosternera ; celui qui ne peut pas entrer baise le pavé de la rue.

Comme je n’ai pas beaucoup d’occupation à Moscou, je m’amuse à inspecter les passants et à faire un pourcentage des croyants qui se signent et des athées qui passent indifférents. Je constate qu’il y en a à peu près autant des uns que des autres. En général, ce sont les jeunes qui ne font pas le signe de la croix ; heureux effet de l’éducation communiste qui se fait déjà sentir.

Partout, des traces de la Révolution. Sur une place, à l’extrémité d’un boulevard, un énorme entassement de débris. Ce sont les décombres des maisons qui ont été détruites par l’artillerie au cours des journées révolutionnaires ; on dit que dessous il y a plus de cent cadavres de cadets. À côté de la place, une grande maison incendiée dont il ne reste que les murs noircis. On trouve dans les rues du centre de nombreuses maisons détruites ; de ci, de là, des murs criblés de balles, on a fusillé là.

Moscou manque de distractions. Un timide café à musique vient d’ouvrir sur le « boulevard » ; une promenade plantée d’arbres. C’est une baraque en planches. Les tables sont rustiques, les garçons vous servent en pardessus crasseux. Pour trois mille roubles on peut y boire un café au lait en écoutant de la musique (instruments en cuivre). Les consommateurs sont rares. Les gens, par économie, préfèrent écouter le concert de l’extérieur.

On dit que ce « Boulevard » est le marché de la prostitution. J’y vois beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles, mais rien d’incorrect ne me frappe ; il est vrai que j’ignore le Russe.

Partout s’ouvrent des pâtisseries au grand scandale des communistes et des anarchistes. Ils voient en elles l’expression de la défaite de la Révolution.

Un jour je m’arrête machinalement devant la vitrine d’une de ces pâtisseries. Une femme misérablement vêtue, la tête couverte d’un châle et portant à son bras droit un paquet enveloppé d’étoffe blanche s’arrête à côté de moi et me parle en russe :

« Ia nie poniemaio (je ne comprends pas). »

Elle essaie l’allemand :

« Ich verstehe nicht. »

Alors elle sort le français :

« Je demande, madame, pour qui sont ces gâteaux ? Pas pour moi, assurément, car je n’ai pas d’argent pour les acheter. »

Je réponds quelque chose ; elle reprend :

« Vous me prenez pour une bohémienne, n’est-ce pas ? »

« Mais non, madame, vous parlez trois langues ; cela me montre que vous êtes une personne très cultivée. »

Nous cheminons côte à côte. Elle me raconte avec des mots de colère le sort que lui a fait la Révolution : Son mari était juge ; elle avait une situation de bonne bourgeoisie, elle était heureuse. Maintenant c’est la misère terrible : le mari fait un cours de géographie dans une école pour avoir de quoi manger, leurs deux enfants sont morts. Dans son paquet elle a des vêtements qu’elle va vendre pour acheter de la nourriture.

« Oh ! comme je déteste, ce Moscou tel qu’il est maintenant, et comme je voudrais voir pendre tous les « tovarichs » (camarades).

J’essaie de l’apaiser en lui disant que les révolutions comme les bouleversements cosmiques sont des forces aveugles qui broient les individus sans avoir égard à leurs mérites particuliers. Je lui conseille de s’adapter à la situation qui ne peut manquer de s’améliorer.

Elle me regarde avec soupçon. « Vous êtes communiste ; j’aurais du m’en douter, autrement on ne vous aurait pas permis d’être ici. Vous allez sans doute me dénoncer ? »

Je la rassure ; je suis communiste, c’est vrai, mais je ne suis qu’une étrangère de passage. D’ailleurs j’ai horreur des dénonciations.

Paris commence à me manquer terriblement. J’espérais que la camaraderie me ferait oublier l’inconfort et le changement de mes habitudes. Je suis bien déçue ; on ne se lie guère à l’Hôtel Luxe. Pas de salon ; une simple salle de lecture où on vient feuilleter les journaux. Là et dans la salle à manger, on échange quelques bonjours et c’est à peu près tout.

Cette froideur s’explique en partie par la situation des pensionnaires de l’hôtel. Beaucoup sont des délégués au congrès qui vient de se terminer ; ils attendent leur passeport que la bureaucratie n’en finit pas de leur donner ; un désir domine toute psychologie : partir ! La différence des langues est aussi un obstacle sérieux aux relations. Il y a bien des Russes qui ont là leur vie : mais ils semblent ne s’intéresser que peu aux étrangers de passage.

Un Arménien qui parle français attire mon attention. Ses conversations sur des sujets philosophiques l’on fait surnommer Aristote. Je m’approche d’Aristote avec sympathie et d’autant mieux qu’il soutient seul le féminisme contre mes deux camarades anarchistes qui conservent à l’égard de la femme tous les préjugés des bourgeois.

Malheureusement Aristote est terriblement superficiel et avec cela vaguement occultiste. La science en général et la médecine en particulier lui paraissent entachées d’erreur. La vérité, il la trouve dans les histoires abracadabrantes qu’il raconte ; des chiens qui avaient eu le ventre ouvert et dont les entrailles traînaient par terre ont guéri tout seuls : les entrailles sont rentrées, le ventre s’est refermé. Cela montre la supériorité de la nature sur la science humaine. Les animaux, ajoute-t-il, se guérissent mieux et vivent plus longtemps que les hommes, parce qu’ils n’ont pas de médecins.

… Je veux tout d’abord discuter, mais je vois vite que c’est inutile : Aristote ne mérite pas son nom : il n’est qu’un rêveur incapable d’une argumentation sérieuse. Je l’écoute quelque temps comme un spécimen curieux ; mais j’en ai vite assez, il dit trop de bêtises. D’ailleurs, il reçoit bientôt son passeport et retourne au pays d’Aristote, le vrai.

Mes seuls compagnons de tous les jours sont deux anarchistes retour de la région du Ladoga. Le Gouvernement leur avait donné une concession pour fonder une colonie libertaire, leur tentative n’a pas duré six mois.

Les conditions étaient mauvaises, paraît-il ; le terrain était marécageux et les paysans des environs faisaient montre d’hostilité. En outre, on avait fait un amalgame de communistes et d’anarchistes ; l’accord n’était pas possible.

Naturellement les deux camarades n’avouent pas leurs propres torts ; mais quelques phrases qui leur échappent suffisent à me fixer. C’était à qui ne voudrait pas travailler : ils se reprochaient mutuellement jusqu’à une assiette de soupe ; ils ont failli s’entre-tuer pour des œufs.

C’est toujours la même histoire qui recommence. Les colonies anarchistes finissent dans la haine et dans la violence : voir le cinquième acte de la « Clairière ».

Cela n’empêche pas la foi des deux camarades de rester entière en leur idéal anarchique. À les entendre, si le peuple russe est dans la misère, c’est par la faute de la dictature. Si au lieu du communisme d’État, on avait établi l’anarchie, tout irait au mieux.

J’en doute fortement. D’ailleurs leurs conceptions sont un peu vagues : remise de l’organisation de la production aux syndicats : de la répartition aux coopératives ; pas d’armée, pas de police, pas d’État. Qui centralisera les offres et les demandes de produits des diverses régions, ils négligent de le dire.

L’égoïsme humain, le désir du moindre effort, amèneraient rapidement la baisse du taux de la production : on ferait peu et on ferait mal. L’organisme directeur, nommé à l’élection, manquerait d’autorité.

L’un des deux camarades a conquis durant la guerre, les galons de capitaine. Il prétend que la Russie pourrait se défendre sans armée ; les paysans avec leurs fusils suffiraient à repousser l’invasion.

Je ne suis pas le moins du monde convaincue. Lorsque je vois dans la rue ces hommes qui se mouchent dans leurs doigts et baisent la terre au passage des icones, je ne puis me les représenter vivant en anarchie. Déjà, le socialisme qu’on a tenté d’instaurer a amené un chaos effroyable ; l’anarchie ne pourrait qu’aggraver encore la situation. L’absence de police déchaînerait les instincts criminels, les instincts sexuels ; on tuerait et on violenterait dans les rues, en plein jour. À la fin, pour se mettre en sécurité, les gens se tiendraient dans de petites agglomérations. La Russie se hérisserait de villages fortifiés et hostiles les uns aux autres, comme cela a lieu dans l’Afrique centrale ; on reviendrait à l’état sauvage.

Je trouve un appui à cette conception pessimiste dans l’exemple d’un ouvrier français avec qui je cause quelquefois. C’est un vieux militant, il possède une certaine culture communiste ; eh bien, il blâme l’institution de l’Université Tsverlof ; il trouve qu’elle est contraire à l’égalité et que les ouvriers étudiants qui la peuplent sont entretenus à ne rien faire par les Soviets. Leur place, dit-il, serait mieux à l’atelier. Que des hommes de cette mentalité aient le pouvoir de décider et c’en sera bientôt fait de toute culture intellectuelle.

Les anarchistes sont nombreux en Russie : c’est l’effet de la race, car l’anarchie est un tempérament beaucoup plus qu’un parti politique. En général, les anarchistes sont courageux, aussi étaient-ils aux premiers rangs dans les batailles de la rue ; beaucoup y ont laissé leur vie.

Maintenant ils sont persécutés par le Gouvernement communiste à la victoire duquel ils ont contribué ; il y en a beaucoup en prison et on en a fusillé un certain nombre.

Cela a quelque chose de navrant. Les raisons de cette attitude abominable se comprennent ; il faut mettre hors d’état de nuire à l’œuvre communiste ces éléments dissolvants qui se dressent en adversaires de tout ce qui n’est pas l’anarchie. On doit se rapporter à la phrase de Napoléon : « La politique n’a pas de cœur, elle n’a que de la tête ».

Je sais d’ailleurs que les « camarades » ne sont pas toujours impartiaux. Volontiers, ils négligent de signaler les prétendus anarchistes condamnés à mort et fusillés pour des crimes de droit commun. Ils ne sont pas en contradiction avec eux-mêmes, car ils n’admettent pas la répression des délits et des crimes. Mais où irait-on si on les suivait jusque là ? À l’état sauvage par les voies les plus directes.

À défaut de l’anarchie, les camarades français voudraient que j’attrape à Moscou la maladie infantile du communisme. C’est ainsi, on le sait, que Lénine désigne le communisme de gauche. Ils comptent sur Alexandra Kollontaï le chef des communistes de gauche, pour me la donner.

Je vais voir Mme Kollontaï, ce sera d’ailleurs la seule personnalité que je verrai à Moscou. C’est une femme élégante, qui a dû être belle, et qui est encore fort bien conservée. Elle me dit assez peu de choses : bien que j’aie pu la voir plusieurs fois. Elle semble redouter de parler de questions politiques, parce qu’il y a toujours quelqu’un là. Tout ce que j’apprends d’elle, c’est que les bolchevistes ont eu tort de ne pas faire assez confiance à la classe ouvrière : mieux aurait valu confier aux syndicats et aux coopératives la solution des problèmes économiques. Elle me dit que le communisme de gauche réunit de plus en plus d’adhérents.

Pour le moment elle est spécialisée dans la propagande féminine qu’elle dirige. Elle a écrit un ouvrage sur la question sexuelle qui est tout à fait avancé : les femmes de l’entourage le trouvent même trop avancé, elles me conseillent de ne pas le propager en France.

Je pense, au contraire, qu’il serait bon de le propager ; il préconise la liberté sexuelle absolue avec, comme corollaire, l’avortement permis et l’élevage des enfants par l’État. Un seul point où je ne suis pas d’accord avec la leader communiste : elle fait une obligation morale de l’acte sexuel.

Le peu que je suis restée à Moscou m’a permis d’entrevoir ce que pourrait être une obligation morale dans une société communiste où l’individu ne compte pas. La contrainte légale a certainement beaucoup moins de force en société individualiste.

Aussi une pareille emprise de la communauté sur la vie intime de l’individu serait elle, à mon avis, odieux.

Dès qu’on met le pied dans les rues de Moscou, on s’aperçoit tout de suite que les femmes ont là plus de liberté qu’en aucun pays du monde. Les cheveux courts, qui m’ont suscité à moi-même autrefois tant de critiques, sont à Moscou, sinon en majorité, du moins dans une minorité très forte.

La coquetterie est assez rare. De-ci, de-là on voit quelques élégantes aux modes de Paris ; mais le très grand nombre des femmes sont habillées sans recherche. Mme Lénine elle-même, que j’ai vue dans une réunion, est vêtue d’une robe noire très usagée, alors que, si elle le voulait, ses toilettes pourraient égaler celles de nos plus riches bourgeoises.

Les femmes ont une grande liberté d’allures ; on sent qu’elles ont acquis droit de cité ; Paris ne fait que tolérer les femmes ; Constantinople les enferme.

Les jeunes fument la cigarette sans se gêner. J’en ai vu s’approcher d’un homme pour lui demander du feu ; l’homme rendait le petit service et passait ; il ne paraissait pas soupçonner une proposition d’un autre genre.

Pas de suiveurs ; une jeune fille peut s’asseoir sur un banc ; attendre debout sur un trottoir à n’importe quelle heure ; personne ne lui dit rien.

Dans les bureaux, les administrations on voit un très grand nombre de femmes. Beaucoup de commissaires du peuple ont des femmes pour secrétaires. Elles savent les secrets d’État et les gardent avec la même discrétion que pourraient le faire des hommes.

La seule chose qui choque, est que toutes ces femmes sont jeunes ; et on se demande si elles ne doivent pas leur situation à leur sexe plutôt qu’à leur simple droit d’êtres humains.

La Section Féminine du Parti Communiste est une très grande organisation. Les soldats rouges qui gardent, baïonnette au canon, l’entrée des réunions, montrent son caractère officiel. Du haut en bas de l’édifice où se tient le siège social, c’est un va-et-vient continuel de femmes ; on entend de tous les côtés le bruit des machines à écrire. D’anciennes paysannes, d’anciennes ouvrières sont aujourd’hui des organisatrices intelligentes et actives. Leur visage encore fruste est comme illuminé de la lumière nouvelle.

Tout un système de groupes et de chefs hiérarchisés permet à la propagande communiste d’aller toucher jusqu’à l’humble paysanne presque illettrée. Le dernier discours de Lénine ou de Trotsky élagué, simplifié, est mis à la portée des intelligences rudimentaires. Les réunions ressemblent plutôt à des classes qu’à nos assemblées politiques. Nulle interruption ; l’oratrice parle dans un silence absolu ; beaucoup d’auditrices prennent des notes.

Dans une revue militaire j’ai pu voir environ deux cents femmes soldats d’infanterie, qui portaient le fusil. Je ne les aurais pas reconnues, sans un camarade qui me fit remarquer leurs pieds ; elles portaient des chaussures féminines. Certaines, sous la capote militaire, gardent la jupe, dernier reste des préjugés ancestraux.

il y avait aussi des femmes médecins-majors, des brancardières et des infirmières.

À l’imitation de notre Grande Révolution, la Russie a des représentants en mission auprès des généraux ; une femme a, dit-on, été chargée de ce poste. Un journal allemand que j’ai lu tournait la chose en ridicule ; il ne croyait pas qu’un « vieux sabreur » puisse prendre au sérieux la jeune fille chargée de le surveiller.

Outre les représentants en mission, nombre de femmes sont chargées de la propagande politique aux armées ; c’est un emploi très dangereux.

Tout cela est satisfaisant, mais il reste encore à faire, beaucoup à faire, pour que soit réalisé en Russie le féminisme intégral.

Rien à dire au point de vue de la loi : égalité complète, les femmes peuvent accéder à tout, en théorie. Il n’y a guère que le service militaire qui marque dans la législation une différence entre les sexes. Les femmes ne sont pas obligées d’être soldats ; elles ont seulement la faculté de s’engager. Seule la préparation militaire est obligatoire pour les jeunes filles ; on veut qu’elles puissent être une aide au lieu d’être une charge en cas d’invasion.

Dans la rue on voit des troupes de jeunes gens et jeunes filles mêlés, qui marchent au pas militaire ; à la vérité les jeunes filles sont peu nombreuses.

Dans la pratique, cependant, la Russie bolchevique n’a pas complètement rejeté le vieux préjugé du sexe.

Au Congrès International, je ne vois guère que Mme Kollontaï qui eut la parole ; car il ne faut pas compter les déléguées étrangères. Rien que des hommes sur l’estrade des quelques assemblées auxquelles j’ai pu assister ; les femmes sont dans le public et elles ne parlent pas. Dans les fonctions supérieures de l’État, peu ou pas de femmes, car il ne faut pas évidemment compter au nombre des conquêtes féministes, le fait que Mme Lénine et d’autres épouses de commissaires du peuple collaborent avec leur mari. Cela a existé de tous temps. La Russie ne refuse pas à la femme le droit de s’occuper des affaires publiques, comme le fait par exemple la France. Loin de lui refuser ce droit, elle lui en fait un devoir ; mais quand même la femme n’est pas tenue pour l’égale de l’homme ; on sent cela partout.

Les femmes acceptent en général passivement cette situation inférieure. Quelques-unes même refusent de la voir, par amour du communisme. Elles me citent les quelques femmes qui ont ou qui ont eu un emploi de grande responsabilité, afin de détruire l’impression qui s’impose à moi.

Certaines prétendent que l’absence de femmes dans les premiers emplois tient uniquement à ce que ces emplois exigent une haute science politique que les femmes ne possèdent pas. Cela doit être vrai, très certainement, en général ; mais, étant donné que les femmes militent depuis fort longtemps dans les partis socialistes russes, il est vraiment étrange qu’il y en ait aussi peu qui soient capables de participer à la direction de la Révolution.

La création d’organisations féminines spéciales, à l’instar du parti allemand, a répondu à une nécessité. Néanmoins, elle a pour effet d’isoler les femmes et de les mettre à part de la grande politique.

À toutes les réunions féminines auxquelles j’ai assisté, il n’était question que de l’organisation de colonies d’enfants. La situation l’exigeait, il s’agissait de sauver de la mort les enfants des régions de la Volga. Néanmoins, dans les réunions d’hommes on s’occupait de sujets beaucoup plus généraux, ce qui fait que les réunions féminines perdaient en intérêt ; elles ressemblaient un peu aux œuvres de bienfaisance dans lesquelles nos confessions religieuses groupent les femmes.

Une camarade venue à Paris, animée par le sentiment de rivalité féminine, a raconté, paraît-il, que j’avais une fois quitté la séance du Comité des femmes pour aller dîner ; le dîner de l’hôtel Luxe !

À la vérité, le dîner m’attirait assez peu ; mais je baillais à me décrocher la mâchoire dans ce Comité où depuis deux heures je n’entendais parler que d’enfants ; et encore en russe ! Je préférais aller lire dans un coin de la salle de lecture.

On m’a dit que j’ai fait presqu’une révolution, parmi les femmes de l’hôtel parce que, au cours d’un dimanche de travail dit « communiste », j’ai refusé d’aller coudre avec elles.

L’hôtel Luxe, je l’ai dit, n’est pas aimé du peuple, à tort ou à raison les ouvriers voient dans ses pensionnaires une nouvelle classe dominante, qui se substitue à la bourgeoisie. Pour calmer le ressentiment populaire on décide que, de temps en temps, les « intellectuels » de l’hôtel iront faire une journée du seul travail que les ouvriers considèrent comme tel, le travail matériel.

Donc un dimanche, dès huit heures du matin, la cloche est agitée sur tous les paliers, nous nous habillons à la hâte et descendons à la salle de lecture. Après un déjeuner sommaire, nous sortons et précédés d’un immense drapeau rouge, notre cortège s’ébranle ; des soldats commandent la marche en allemand : ein, zwei, vorwaërts (une, deux, en avant) !

Nous montons la Tverskaia, longeons le boulevard de gauche, et prenons l’Arbat jusqu’à Déenignié Péréaoulok où se trouve le Komintern (Comité international).

Là on s’approche de moi et on me dit qu’en ma qualité de (génossin) citoyenne je dois me joindre aux femmes qui restent dans rétablissement et font des travaux de couture.

J’ai l’indignation de Tartarin de Tarascon lorsqu’on lui proposa de prendre l’ascenseur.

Moi coudre ? Ah ! non par exemple !

Je ne suis pas venue à Moscou pour travailler dans un ouvroir. La couture, c’est le symbole de l’esclavage féminin.

C’est ce que je pense, mais ce n’est pas ce que je dis. D’abord parce qu’il faudrait le dire en allemand, ce dont je me sens incapable. Ensuite parce que j’ai l’impression qu’on ne me comprendrait pas.

Je me contente donc de dire que je préfère aller travailler avec les camarades hommes ; il y a là les deux anarchistes, l’ambassadeur in partibus de la Hongrie, un homme très aimable, Landrieux, de l’Humanité ; je suis en pays de connaissances.

— Mais, c’est un acte d’indiscipline, me répond-t-on.

— Je m’en… moque ; je ne suis pas d’ici, d’ailleurs, si j’étais d’ici, ce serait la même chose.

Nous voilà donc repartis.

Un bataillon de l’armée rouge nous précède ; une, deux… une, deux… en avant… arche ! Je m’imagine un moment que nous irons ainsi jusqu’à Paris.

Nous arrivons à une gare. C’est là qu’est la besogne ; elle consiste à charger dans des wagons de marchandises, des traverses de rails en bois, à demi pourries. Ces traverses doivent servir de combustible.

Un vent glacé souffle tout le jour et une pluie fine nous pénètre. Je remarque, dans cette simple besogne, la différence des mentalités ; certains, bien que taillés en hercules, travaillent pour la forme ; ils sont la plupart du temps partis, Dieu sait où. D’autres font vraiment tout ce qu’ils peuvent, tel par exemple l’ambassadeur in partibus ; et il n’est pas fort, cependant ; il est même tuberculeux ; je m’en aperçois à sa maigreur, et à la toux sèche qu’il ne peut pas retenir.

Ce travail terrible ne finit qu’à quatre heures. Je reviens tristement seule, car les hommes ont marché plus vite que moi. Le trajet est fort long ; je suis mouillée, mon costume tailleur est plein de boue, ainsi que mes mains ; je trébuche avec mes mauvaises chaussures sur le pavé boueux des rues interminables. C’est cela, l’idéal que je suis venu chercher aussi loin ? Je suis comme une mendiante. N’en pouvant plus, j’entre dans une « stolovaia » de l’Arbat, où je demande un chocolat pour mes derniers six mille roubles ; je n’aurai même pas pour payer le petit pain qui en coûte quatre mille. C’est un endroit relativement chic ; le patron me regarde d’abord de travers, mais la patronne me connaît, je suis déjà venue. Elle considère mes mains et mes vêtements boueux et me demande d’où je viens ; je le lui dis. Elle fait alors une moue de dédain ; évidemment, elle n’est pas communiste.

Le soir, au dîner, les camarades me disent que mon acte « d’indiscipline » a mis à l’envers toutes les cervelles féminines de l’hôtel. Les anarchistes, qui tiennent absolument à ce que je n’ignore rien des dessous du régime, me montrent la prostitution qui revient avec la nouvelle politique.

Elle n’avait pas disparu, ajoutent-ils ; si vous ne la voyez pas, c’est parce que vous êtes femme ; nous la voyons, nous autres hommes. On peut avoir facilement une femme pour cinquante mille roubles. Un exemple vient illustrer leurs dires ; un « délégat » au Congrès International s’est fait ces jours derniers enrôler à Moscou et c’était, horreur, l’argent que le Komintern lui avait donné pour son retour !

Les anarchistes, qui ignorent les questions féministes, ne voient dans la chose que l’immoralité traditionnelle : j’ai la peine d’y voir la persistance du vieil esclavage féminin. Si la prostitution existe, c’est que, ici comme ailleurs, les hommes sont seuls les maîtres de l’argent ou de ce qui en tient lieu. Pour être bien nourries et bien habillées, les jeunes femmes qui ont de la beauté se font entretenir par les puissants du jour ; les sodkom ou maîtresses de commissaires sont un objet de scandale. On raconte à leur sujet la plaisante anecdote suivante :

Une longue queue, comme on en voit beaucoup à Moscou, stationnait devant un bureau où l’on donnait des cartes de paioc. Les gens attendaient là depuis des heures lorsqu’une jolie jeune femme de mise élégante, chaussée de magnifiques souliers jaunes à talons de 18 centimètres, passe hardiment devant la file des expectants. Elle laisse tomber sur eux un regard méprisant et pénètre d’autorité dans l’édifice. Elle en ressort bientôt, tenant sa carte à la main.

Un pope, qui stationnait là depuis longtemps s’étonne de l’injustice criante ; il demande à ses voisins comment il se fait que la dame puisse être ainsi privilégiée.

— Ce n’est pas étonnant, lui dit-on ; c’est une sodkom. Le pope n’est guère mieux renseigné, mais c’est un homme avisé et il se dit en lui-même : « S’il suffit d’être sodkom pour passer tout de suite ; je vais dire que je le suis. »

Le voilà qui sort du rang, entre dans l’édifice et dit au fonctionnaire qui distribue les paiocs : « J’ai le droit d’être servi de suite, je suis « sodkom ».

L’employé, scandalisé, au lieu de faire droit à la demande du pope, appelle un agent de la tchéka et le fait conduire en prison sous l’inculpation de sodomie.

Évidemment ce pope, âme innocente et pure, n’avait pas compris toute la portée du titre qu’il s’octroyait avec tant de désinvolture.

Le code que les bolcheviks ont rédigé à la hâte sur le mariage marque un très grand progrès en comparaison des lois similaires du monde entier.

Pas de formalités compliquées ; les fiancés, sans demander le consentement de personne, vont devant le fonctionnaire déclarer qu’ils veulent se marier ; on les marie.

La femme ne perd pas son nom en se mariant ; entre les deux époux, la loi établit l’égalité complète ; la femme ne doit pas obéissance à son mari et, quant à la protection, la femme la doit au mari, comme le mari la doit à la femme lorsque l’un ou l’autre sont hors d’état de travailler.

L’adultère n’est pas un délit ; la femme peut même l’avouer publiquement, en allant déclarer au fonctionnaire que l’enfant dont elle est grosse n’est pas de son mari, mais de tel autre homme (art. 340).

Le divorce est aussi facile que le mariage ; il est accordé sur la volonté d’un seul des époux.

La destruction des vieilles lois qui régissaient l’union des sexes a eu certaines conséquences fâcheuses. Un grand nombre d’hommes ont, paraît-il, profité des nouvelles libertés pour abandonner leur vieille femme et en prendre une jeune.

C’est fâcheux, mais on ne fait pas de progrès sans léser quelqu’un. Dans l’ensemble, la liberté sexuelle est une bonne chose, elle affranchira la femme.

Pas d’émancipation réelle pour la femme tant qu’elle recherchera dans l’homme le soutien de sa vie. Elle ne devient vraiment libre et responsable que lorsqu’elle doit travailler pour vivre. Et les enfants ? L’avenir, c’est l’éducation par l’État. En attendant, la mère a droit à une allocation, ainsi qu’à une réduction du temps de travail.

J’assiste à la première séance du « Congrès des Jeunesses ».

Les membres s’y rendent en groupes ; jeunes gens et jeunes filles, au pas militaire. Quatre ou cinq mille personnes environ dans la salle. Tout le monde est très mal habillé, mais fort gai. On ne dirait pas que toute cette jeunesse mange du pain noir et pas grand’chose avec ; ils n’ont pas l’air de souffrir, ils rient et chantent en attendant l’ouverture de la séance.

Pas une femme sur l’estrade. Le président ouvre le congrès, puis Trotsky s’avance, soulevant dans l’assistance des tempêtes de bravos. Il parle de l’ultimatum de la Pologne et de la guerre qui menace. C’est la France, foyer des idées nouvelles autrefois et aujourd’hui boulevard de la réaction, qui excite la Pologne à faire la guerre à la Russie.

Elle veut à tout prix empêcher le communisme de s’organiser.

On dit Trotsky très éloquent, mon ignorance de la langue m’empêche de m’en rendre compte, je constate seulement qu’il parle avec beaucoup de chaleur.

J’assiste aussi au « Comité Exécutif des Soviets ». Il se tient dans une salle toute ronde d’un palais du Kremlin. Partout des drapeaux et des bannières rouges avec des inscriptions communistes. Devant chacune des nombreuses fenêtres, le buste ou le portrait d’un précurseur de la Révolution. Au fond de l’estrade de bois qui n’est pas encore achevée, un énorme buste en plâtre de Karl Marx.

Rien du protocole de nos assemblées parlementaires. Sur l’estrade le président, le camarade Kalénine, est en casquette, il fume la pipe. Beaucoup d’autres dignitaires fument la pipe également.

Pas de femmes sur l’estrade à part les dactylos qui vont et viennent, des papiers à la main.

Dans l’hémicycle, à gauche, je vois une vieille dame aux cheveux blancs ; Alexandra Kollontaï est debout auprès d’elle, dans une attitude pleine de respect. C’est Mme Lénine ; je la reconnais de suite, parce qu’on m’a dit qu’elle a une maladie dont le diagnostic est facile à faire.

Bientôt on fait sortir tous les invités, Mmes Lénine et Kollontaî sortent aussi ; il y a séance secrète. Il s’agissait, me dit-on le lendemain, d’une affaire très grave. Des ingénieurs, employés à l’électrification de la Russie, ont saboté le travail. On les a arrêtés ; ils seront fusillés pour l’exemple.

On devient indulgent pour le désordre russe lorsqu’on voit combien le pays est rempli d’ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. L’hostilité des classes moyennes, que l’on disait enrayée, ne l’est pas, tant s’en faut. Que d’intellectuels n’ont accepté de servir la Révolution que pour détruire son œuvre en détail.

Après des démarches multiples, j’ai pu me procurer un billet pour le « Soviet de Moscou ». Je suis juchée tout en haut dans une tribune ; on ne me fait pas honneur. Ce qui est plus fâcheux, c’est qu’à cette place, il n’y a autour de moi que des ouvriers qui ne savent pas un mot de français et que de cette façon je ne puis obtenir aucune explication.

Là non plus, pas de femmes sur l’estrade, seuls des hommes prennent la parole.

La tribune est d’abord occupée par un vieillard à barbe blanche ; j’apprends le lendemain que c’est un menchevik. Trotsky vient ensuite ; il est ovationné ; son discours porte sur la guerre éventuelle avec la Pologne qui est la question brûlante. Tout ce que je peux saisir, c’est que derrière la Pologne il y a la France. C’est la France qui pousse à la guerre. Ce pays qui est aujourd’hui le plus réactionnaire du monde, voudrait anéantir la Russie communiste ; mais l’armée rouge est là.

Il y a ce dimanche matin une revue sur la place Rouge. Je m’y rends, mais une barrage de soldats m’arrête, impossible de passer sans « propuska ». Il faut à Moscou des « propuska » pour la moindre réunion : précaution contre les attentats. Je retourne à l’hôtel, mais le « commandant » du bureau 34 qui m’est décidément hostile — pourquoi ? Dieu le sait — me refuse. À force d’insister, je finis par obtenir le papier et me voilà dévalant la tverskaia vers la place Rouge. Je montre mon « propuska » ; il paraît qu’il n’est pas bon. Pourquoi ? je finis par m’en rendre compte. Tout le monde a un « propuska » écrit à l’encre rouge ; le mien est écrit à l’encre noire ; donc le soldat ne sait pas lire ; seule la couleur de l’encre le guide, j’insiste : je prononce le sésame qui, en théorie, doit m’ouvrir toutes les portes : « Ia delégat » (je suis déléguée). On m’envoie à un officier qui par bonheur sait lire, il me laisse passer.

Il y a une élévation de terrain en bordure du Kremlin ; elle est remplie de tombes ; on a enterré là quelques étrangers morts dans les batailles révolutionnaires et aussi des délégués au dernier Congrès International qui ont péri récemment dans un accident de chemin de fer. Le public s’entasse sur ce terre-plein pour assister à la revue.

Il y a soixante mille soldats, parmi lesquels, je l’ai dit, deux cent femmes, tous bien équipés : tunique kaki descendant jusqu’aux pieds, casque pointu en toile kaki, orné d’une toile soviétique en laine rouge. Pas de galons ; seuls le drap et la coupe des vêtements désignent les officiers supérieurs.

Devant le Kremlin on a aménagé une tribune pour les orateurs ; un délégué allemand, puis Trostky haranguent l’armée qui manifeste par des hourrahs son approbation.

Mes deux ex-fils que je rencontre là sont choqués de ce que cette armée ressemble aux autres. J’essaie de leur expliquer qu’il n’y a pas plusieurs façons de transformer une cohue en une force agissante. Un révolutionnaire doit préférer voir, au service de ses idées, l’armée qui marche à la victoire que la foule émeutière vouée à l’écrasement.

Le spectacle de Trostky acclamé par les soldats me rappelle des lectures ; je pense aux revues de Quintidi, de Bonaparte, sur la place du Carrousel. Le rapprochement n’est pas de nature à me choquer ; pourvu que Trostky reste dans les idées qui l’ont porté au pouvoir. Je n’ai pas le préjugé de la forme du Gouvernement une République peut être très réactionnaire : par exemple la République Française au moment où j’écris. Trostky a des qualités de conducteur d’hommes, parmi lesquelles une énergie et une activité rares ; et je ne suis pas de ceux qui, au nom d’un fatalisme qu’ils attribuent à Marx nient la valeur des hommes et leur influence sur les événements. L’homme ne peut rien en l’absence des circonstances ; mais les circonstances sans les hommes capables de les accoucher n’enfantent rien. Nous avions eu en France, en 1919, une situation révolutionnaire : si un Lénine et un Trostky possédant la confiance des masses avaient existé chez nous, nous serions probablement à l’heure actuelle un état communiste.

Après les discours, l’armée défile ; l’infanterie avec son bataillon de femmes-soldats, les mitrailleuses, l’artillerie légère, le génie, les tanks.

En marchant, l’armée chante des chansons révolutionnaires. Voici ce que j’ai pu en retenir :


LA CHANSON DES SOVIETS
I

Écoute ouvrier
La guerre est commencée
Laisse-là tes outils
Prépare-toi à marcher
Refrain
Hardis au combat nous irons
Pour les Soviets
Ensemble nous mourrons
En luttant pour eux

II

Voilà les tranchées
Les balles sifflent
Les obus explosent
Mais l’armée rouge ne se rend pas

III

Vive notre Lénine
Le chef de l’internationale
Vive notre Trosky
Le chef de l’armée Rouge

Cette chanson, me dit-on, a pris le Pérékop, une forteresse très importante de Crimée.

Voici maintenant la chanson des marteaux, ou plutôt ce que j’ai pu en retenir :

Nous sommes les forgerons
D’un monde meilleur
Nous forgeons le fer sur l’enclume
Lève-toi, lève-toi marteau dûr
Lève-toi et frappe au cœur
Les ennemis de la Révolution :

L’armée rouge comprend outre l’infanterie, la cavalerie, le génie et l’aviation ; une sixième arme, la propagande ; Trostky renouvelant Saint-Just, va enflammer de sa parole les armées au combat ; il parle jusque sous les balles. Un grand nombre de militants, hommes et femmes, sont chargés de missions analogues.

On m’a dit de me tenir prête à onze heures et demie pour aller visiter un établissement d’enfants.

Nous allons d’abord au siège de la section féminine du Parti ; un grand bâtiment plein de bureaux où travaillent des femmes de tous genres. Je revois l’ancienne paysanne aux traits énergiques ; bientôt arrive la camarade qui doit nous conduire et qui est l’inspectrice générale des établissements d’enfants. Elle ne ruine pas la République des Soviets par sa coquetterie, la pauvre femme ; elle porte des vêtements de hasard, ses chaussures sont déchirées. Sans doute elle a mal aux dents, car elle porte un mouchoir blanc en mentonnière. Après une de ces longues attentes auxquelles je commence à m’habituer, l’auto demandée arrive. J’y prends place avec ma conductrice et quelques dames qui ont voulu profiter de l’occasion.

L’institution est à soixante kilomètres, nous sortons de Moscou et nous nous engageons bientôt dans une magnifique forêt de sapins ; la route est très belle. En chemin, l’inspectrice générale avoue qu’elle n’a pas mangé depuis la veille. Je ne puis offrir à la pauvre camarade que quelques morceaux de sucre oubliés dans mes poches ; elle le mange. Cette femme est encore une de héroïnes obscures qui, si elles étaient plus nombreuses, assureraient le succès du communisme. Notre auto file avec rapidité, nous traversons des villages et sur notre passage les paysannes, prises d’une peur tout à fait comique, se sauvent dans leurs maisons.

Les villages ne semblent pas misérables. Nous sommes dans la province de Moscou et la récolte, surtout la récolte des pommes de terre, a été très abondante. Les maisons sont uniformément faites de troncs d’arbre disposés en travers ; elles ont de nombreuses petites fenêtres d’un effet gracieux. Tout le monde est sordidement habillé et pieds nus.

Bientôt il faut s’arrêter dans les villages ; le chauffeur ne sait pas le chemin et doit demander. Les paysans, la première impression passée sortent, et les enfants plus hardis, s’accrochent à notre voiture. On donne à l’un la permission de monter pour nous montrer le chemin ; il nous guide pendant deux ou trois kilomètres.

Les routes sont fort belles, je l’ai dit, malheureusement il n’y en a pas beaucoup ; mais cela n’embarrasse pas notre chauffeur, qui engage l’auto à travers champs. Nous sommes effroyablement cahotées, mais j’ai déjà fait mon apprentissage sur les pavés de Moscou et je ne m’en fais pas… nitchévo !

Après bien des détours nous arrivons enfin au monastère où est la colonie. C’est une construction sans caractère, sauf la chapelle, qui est byzantine. À notre entrée des enfants, filles et garçons, accourent et un jeune pensionnaire, avisé entre tous, s’écrie : « Voilà les femmes de Lénine ! » Fichtre !

Mais les nonnes viennent à nous ; elles sont vêtues de noir et leur costume rappelle plutôt la paysanne que la religieuse : nous descendons de voiture.

Le monastère a gardé en partie son ancienne affectation. On a renvoyé la supérieure et conservé les sœurs ; la colonie d’enfants a été jointe au couvent en une manière de symbiose.

On nous fait entrer dans une pièce qui servait autrefois de salon à la Mère supérieure. L’ameublement est fort simple : buffet en bois jaune, canapé et fauteuils recouverts d’étoffe. Cela ressemble à un salon petit bourgeois ; mais les murs blanchis à la chaux donnent une note très pauvre.

On a prévenu le directeur, il vient nous recevoir. C’est un homme encore jeune ; il est vêtu d’un paletot de toile et chaussé de hautes bottes, le tout maculé de boue ; il revient des champs. En dépit du costume, cet homme n’a rien de paysan, il ressemble à un ingénieur agronome, l’expression de son visage est très intelligente.

Il y a, nous dit-il. dans la colonie, deux cent soixante enfants. Tout d’abord l’établissement était dirigé par un Soviet composé des professeurs, des habitants du village et même de quelques élèves. Cela marchait très mal, les paysans intriguaient, on montait la tête aux enfants contre les professeurs qui ne plaisaient pas : la zizanie était en permanence.

Le Gouvernement a dissout le Soviet et nommé un directeur responsable ; depuis ce temps, la colonie prospère.

Une partie des nonnes, elles sont deux cents, s’occupent des enfants. Elles leur apprennent à coudre, à fabriquer ces bottes de feutre que les Russes portent en hiver.

J’ai vu un enfant de dix ans qui est déjà un bon petit cordonnier. Il montre avec fierté la paire de bottes qu’il vient de terminer.

Je ne suis pas enchantée. Je préférerais voir cette colonie d’enfants pauvres sous les aspects d’un brillant lycée. Si on a fait la Révolution, n’est-ce pas pour mettre les pauvres au niveau des riches ? J’apprends aussi que les enfants travaillent aux champs, et cela ne me plaît pas beaucoup non plus, surtout quand je vois que les salles de classe ne sont pas encore organisées ; il est vrai que nous sommes dans la période des vacances.

Il y a une grande salle avec une scène. On apprend aux enfants à jouer la comédie : c’est plus intellectuel.

Tout est très proprement tenu, mais incroyablement pauvre. Dans les dortoirs, des lits en bois blancs très bas et pauvrement garnis d’une paillasse. Dans un atelier, des petites filles, sous la direction des religieuses, se fabriquent avec des bouts de chiffon et de la bourre de laine, des couvertures pour l’hiver.

Les enfants sont fort mal vêtus, mais ils paraissent en bonne santé. Dans la cour ils nous entourent et nous sourient.

Le directeur paraît très fier de son œuvre à laquelle il se donne tout entier. Avec la culture des terres du monastère, il arrive à faire marcher la colonie en coûtant très peu au Gouvernement. Cette année, la récolte des pommes de terre, des choux et des carottes a été très abondante.

Naturellement nous demandons à voir aussi les nonnes. Nous visitons leurs ateliers où nous les trouvons occupées à broder des étoffes avec lesquelles elles confectionnent des sacs à main fort jolis. Elles peignent aussi des miniatures sur des couvercles de bonbonnière. Sur les murs de l’atelier il y a des tableaux religieux qui sont leur œuvre.

Autrefois, elles vendaient le produit de leurs travaux ; maintenant, il va au Gouvernement. Plus loin, d’autres nonnes, moins favorisées, fabriquent des espadrilles en corde pour les mineurs du Don. Leur atelier est fort triste et poussière continuelle rend le travail très malsain. Dans la cour, les sœurs cordières filent le chanvre avec un métier à pédale. La durée du travail est de huit heures pour tout le monde.

Nous demandons à une religieuse si elle regrette son ancienne vie. Elle nous répond qu’elle était au couvent depuis vingt ans. Elle s’occupe avec plaisir des enfants parce que c’est une bonne œuvre, mais elle verrait avec joie le couvent redevenir ce qu’il était avant.

On n’a pas formellement interdit aux nonnes leurs pratiques religieuses, mais on s’est arrangé pour faire coïncider les heures du travail avec celles des offices. Les sœurs ont renoncé à la chapelle, et beaucoup s’émancipent jusqu’à sortir du couvent pour accompagner les enfants dans les musées et les excursions.

Les religieuses se sont méprises sur le caractère de notre politesse ; voilà qu’elles se concertent pour nous envoyer une délégation, afin que nous leur fassions rendre leur supérieure : le directeur doit intervenir. La Révolution n’est pas nécessairement grossière et brutale, mais tout de même elle est la Révolution.

Après la visite, le dîner. On nous sert au réfectoire, dans la vaisselle des religieuses qui est très belle. Les nonnes, curieuses, viennent tour à tour à la porte regarder manger « les femmes de Lénine ».

Notre repas est composé d’une soupe au poisson, d’un plat de riz au lait ; pour dessert on a du fromage blanc avec du sucre. Tout est sain et bien préparé. Quant à l’inspectrice, elle savoure ce festin qui est une vraie aubaine pour elle. D’ailleurs, il y a vingt-quatre heures qu’elle n’a pas mangé.

Cette sympathique inspectrice a de l’ambition ; elle voudrait étudier à l’Université Zverloff pour devenir une propagandiste politique. Elle fait valoir son âge encore jeune ; vingt-neuf ans ; elle en paraît quarante. Les camarades la dissuadent ; elles lui disent qu’elle manque de la persévérance nécessaire et que l’étude l’ennuierait bientôt.

Le soir tombe, nous remontons en auto et partons. Nous arrivons bientôt à une rivière sur laquelle est un pont de planches à moitié pourries ; il faut descendre. Nous franchissons le pont et la voiture vide passe ensuite. Le Dieu des nonnes nous protège ; il n’y a pas d’accident.

En route, j’ai le plaisir d’assister à une séance d’application du système D. Sans prévenir, le chauffeur a stoppé ; au loin des paysans travaillent au milieu d’un champ ; il va les trouver. Pourquoi faire ? Nous allons le savoir tout de suite. Les paysans arrivent avec des sacs de pommes de terre ; ils en emplissent l’auto à tel point que nous ne savons plus où mettre nos jambes. En échange des pommes de terre, le chauffeur donne du naphte (pétrole brut) dont il a plusieurs bidons. Une camarade veut protester, mais l’homme répond que le naphte est à lui ; il l’a économisé ; Dieu veuille le croire.

Enfin, tard dans la soirée les pommes de terre et nous arrivons sans encombre à Moscou.

Munie d’une recommandation, je me rends un jour au commissariat de l’hygiène qui occupe un grand bâtiment dans une rue proche de la Tverskaia. L’édifice est incroyablement bondé d’employés ; c’est une véritable foule dans les escaliers aux heures de rentrée et de sortie.

J’attends pendant deux heures le docteur Kallina qui n’est pas encore rentré. Pour atténuer mon énervement je cause avec les dactylos ; il y en a deux qui savent le français. L’une est farouchement anticommuniste. Tout le mal, dit-elle, vient de ce qu’on n’a pas écouté les menchevicks ; on est allé trop loin et maintenant il faut revenir en arrière. Elle tape avec colère sur un tas de journaux empilés sur son bureau. Lorsqu’on lit cela, dit-elle, on croit que tout est très bien ; la vérité, vous l’avez sous les yeux, n’est-ce pas ? Et puis, continue-t-elle, quand on n’est pas de l’avis du Gouvernement, on vous arrête, on vous tue, même ; c’est la terreur.

Je m’étonne que sachant cela, elle puisse parler avec ce sang-gêne, devant une demi-douzaine de personnes. Le fatalisme russe peut-être : Nitchevo, il n’arrive que ce qui doit arriver.

Enfin, le docteur Kallina vient ; il me donne une carte pour visiter l’hospice des Enfants Trouvés.

J’ai fait la connaissance dans son bureau d’une jeune doctoresse polonaise qui, celle-là, est une bolcheviste enthousiaste. Je corrige le français de quelques-uns de ses articles qu’elle traduit pour les publier ; tous peuvent se résumer en ceci qu’avant la Révolution, il n’y avait rien et que maintenant il y a tout. Cette jeune fille doit être sincère ; elle s’enthousiasme à la vue de deux ou trois ouvriers occupés au ravalement d’une maison ; enfin, dit-elle on commence à réparer !

Celle-là non plus n’a pas mangé depuis la veille. Je tire de ma poche un morceau de pain blanc que j’ai touché le matin à l’hôtel, et le lui offre ; elle est d’abord scandalisée. Comment, à l’Hôtel Luxe on a du pain blanc, alors que tout le monde a du pain noir, quelle injustice !

Je calme ses alarmes en lui assurant, ce qui est la vérité, que c’est par exception que nous avons reçu ce pain : habituellement, au « Luxe » comme ailleurs, on a du pain noir. Et pour la rassurer tout à fait je lui dis :

« Mangez sans scrupules, le pain est exécrable ! »

Je ne sais pas si l’ardente communiste a pu digérer sans remords ce pain du privilège et de l’injustice.

Jolie figure cette jeune doctoresse ; il y en a des mille comme elle, je l’ai dit, en Russie ; dévouement, honnêteté poussée jusqu’à la minutie puérile. Je pense par antithèse aux milliers d’hommes sans scrupules qui, dans les hauts emplois, s’enrichissent aux dépens de la pauvre Russie et je me dis que le sacrifice des premiers est bien inutile.

Je grelotte le jour dans mes vêtements d’été et la nuit sous mon unique couverture ; on m’a ri au nez lorsque j’ai demandé à l’hôtel une couverture supplémentaire. Mais la jeune doctoresse a pitié de moi et elle m’apporte son plaid. Elle est venue plusieurs fois pour me tenir compagnie ; mais… le garde-rouge qui veille… lui a refusé la porte parce qu’elle n’avait pas de « propuska ». N’entre pas qui veut à l’ « Hôtel Luxe » : il faut un laisser-passer et c’est toute une histoire pour l’obtenir de la bureaucratie.

Ces « propuska », ils me rendront contre-révolutionnaire. Autrefois, lorsque je lisais Dumas père, je me disais que ces gens de la Grande Révolution devaient être bien heureux d’avoir une carte de civisme et de la montrer à toute réquisition. La réalité est bien différente ; les « propuska » sont une invention détestable.

La maison des Enfants trouvés a été fondée par Catherine la Grande. Les bolcheviks l’ont améliorée et, tout d’abord, ils ont réduit le nombre des lits, afin que les soins puissent être plus attentifs.

Mon étonnement est grand lorsqu’on me dit que les mères n’ont pas le droit de venir abandonner leur enfant et que les bébés hospitalisés ont été effectivement trouvés dans la rue.

La doctoresse de l’établissement m’explique que, si on permettait l’abandon, les mères viendraient en foule apporter leurs bébés. J’ai la tête pleine de la brochure de Mme Kollontaï sur l’élevage des enfants par l’État et je pense que le gouvernement devrait être enchanté de cet empressement des mères à lui donner leurs enfants. Je me rends compte qu’il y a très loin de la théorie communiste à la pratique. En cette matière, comme en bien d’autres, la misère générale a empêché la réalisation des programmes.

Nous parcourons les salles. Tout est peint au ripolin blanc et proprement tenu. Les contagieux les syphilitiques sont isolés dans des services spéciaux. Il y a des nourrices qui, outre leur propre enfant en allaitent un autre.

Ma conductrice me fait comparer les enfants qui ont leur mère, à ceux qui ne l’ont pas ; la différence est grande, en effet. Mais cette démonstration de l’utilité des mères pour l’élevage des nourrissons me choque au plus haut degré ; je crois entendre Pinard, un de mes maîtres, qui n’était pas précisément un homme avancé. C’est que je suis venue pour voir le communisme, et non seulement je ne le vois pas, mais on n’a pas même l’air de se douter qu’il y ait quelque chose de changé depuis la Révolution.

L’allaitement maternel n’est nullement aussi indispensable que le prétendent ceux qui veulent maintenir la femme dans sa servitude ancestrale. Les enfants élevés au biberon dans les classes aisées de France, se développent en excellente santé. C’est une question d’hygiène et de soins éclairés.

Je comprends cependant que la misère doit excuser bien des choses ; surtout quand ma cicerone me raconte que l’hiver précédent, beaucoup de bébés ont été trouvés gelés dans leurs berceaux.

Le lendemain, je vais voir un hôpital. Il est proprement tenu et rappelle nos hôpitaux de province. Dans une salle se trouve une Française qui est là depuis six mois pour un rhumatisme déformant. Elle donnait des leçons de français à Moscou. Toute sa famille a disparu ; son mari est mort, son fils a quitté la Russie ; elle est seule, vieille et malade. Elle nous sourit cependant, heureuse de parler français. Elle a vécu la guerre, la révolution, Kerensky, le Bolchevisme ; rien ne lui est arrivé de fâcheux. Nous la quittons en lui lui disant qu’elle va guérir, pieux mensonge ; elle est pour jamais hors d’état de gagner sa vie.

Elle ne s’est pas plainte du régime ; il n’en est pas de même du médecin qui m’accompagne et qui, lui, trouve le régime détestable. On lui a donné une mauvaise chambre et il a droit à un paioc qu’il ne touche pas. Il a un traitement ridicule de quelques milliers de roubles par mois, le prix d’un kilo de pommes de terre. Heureusement, il fait de la clientèle, il a son appartement en ville et ne vient à l’hôpital que lorsqu’il y est obligé.

Au retour, je fais la connaissance dans la rue, d’un autre mécontent. C’est un jeune homme, autrefois bourgeois ; il a fait des études classiques et commencé une école d’ingénieurs. La Révolution en a fait un mécanicien pour automobiles ; il porte un pardessus de toile tout taché de cambouis. Il gagne bien sa vie, me dit-il, parce qu’il sait se débrouiller ; son métier, en outre, ne lui déplaît pas, mais la dégradation sociale qu’il a du subir, fait de lui un ennemi furieux du bolchevisme.

Dans cette question des classes moyennes il y a, à mon avis, des torts des deux côtés. Les intellectuels, ancrés dans leurs préjugés n’ont pas voulu reconnaître la dictature du prolétariat et les ouvriers, remplis de leurs préjugés de classes, eux aussi, ont cru pouvoir se passer des intellectuels, ce qui est impossible à moins de revenir à la vie primitive, qui n’est en rien désirable.

Maintenant, on me connaît au Komintern, et le matin je prends souvent l’autobus rouge qui m’y conduit. Je remarque que dans les rues, les gens regardent haineusement cette voiture qui transporte des fonctionnaires détestés. Un anarchiste me dit un soir qu’on a tiré sur l’autobus et qu’une balle l’a effleuré. Je suis porté à croire qu’il a mal vu, mais le lendemain, je constate qu’il y a un trou rond à l’une des vitres de l’autobus. Décidément, ce Moscou est plein de dangers.

Je profite de ce que les employés commencent à m’avoir « à la bonne » pour demander un « propuska » qui me permette de visiter le Kremlin.

J’avais bien des fois tourné autour de cette forteresse, mais je n’osais m’avancer jusqu’à la porte. C’est que je sentais ne pas peser lourd avec ma petite carte violette de pensionnaire de l’hôtel Luxe ; et j’avais la hantise d’être arrêtée et oubliée en prison.

Enfin, j’ai le bienheureux papier, et l’entolé qui, en sa qualité d’anarchiste, n’entre pas au Kremlin et n’a pas envie d’y entrer, émet en riant l’hypothèse que je pourrais bien ne pas revenir. Il tient à m’accompagner jusqu’à la porte et me dit un au revoir, ému. Au premier guichet, je montre mon « propuska », on me donne un papier rose et je franchis deux barrages de soldats ; me voilà dans la place.

Je passe sous la tour où se trouve la grosse horloge qui sonnait, dit-on, l’Internationale, au début de la Révolution.

Dans une rue à droite, la maison de Lounatcharsky, très originale, est peinte en vert, celle de Trotsky a moins de caractère ; elle est peinte en rose. Que de tristesses dans ces rues désertes ; sur une petite place, devant une chapelle, des soldats font l’exercice ; là-bas, sur la fameuse terrasse d’où Napoléon a contemplé Moscou en flammes, des enfants jouent au ballon. De temps en temps, un employé, misérablement vêtu, passe devant moi et disparaît bientôt dans une porte.

Je parcours la terrasse magnifique ; pas de banc, mais, devant le Palais de Lénine, il y a un chantier de bois où travaillent nonchalamment deux ouvriers ; je m’assieds sur une poutre. Le soleil radieux fait scintiller les coupoles dorées des chapelles ; les murs du Palais de Lénine, éclatants de blancheur, renvoient une lumière crue.

Rien n’est éternel. Autrefois, cette terrasse grandiose était pleine de dames frou-froutantes à la cervelle d’oiseau. Elles papotaient, intriguaient, flirtaient avec des hommes aussi futiles qu’elles, et le bonheur de tout te monde était fait du malheur de millions d’ouvriers et de paysans.

C’était pour eux que l’ouvrier menait la vie triste de l’usine, travaillant sans espoir du seuil de l’adolescence à la décrépitude finale. C’était pour eux que les paysans vivaient comme des bêtes, sans un rayon de culture intellectuelle pour illuminer leur existence. Enfin, le cataclysme est venu qui a tout balayé et il n’y a plus que cet abandon.

Évidemment, les révolutions ne sont pas belles. C’est une utopie que d’y chercher une régénération des hommes à leur feu purificateur. Ils sont ici ce qu’ils sont partout et j’ai retrouvé leurs égoïsmes leurs duretés, leurs petitesses ; le sol tremble encore et pourrait bien les engloutir ; on dirait qu’ils ne s’en doutent même pas.

Quant à moi, je me sens comme une étrangère, aussi mon imagination franchissant les distances me transporte-t-elle à Paris. Là-bas, c’est la petite vie, ici aussi, décidément il n’y a rien qui vaille la peine en ce monde.

J’ai visité le palais impérial qui a été transformé en musée. Dans des vitrines, les vêtements des anciens tsars, leurs bijoux et leurs couronnes enrichies de diamants. On dit que ces diamants sont faux, je n’ai pas le moyen de le savoir.

Les vastes pièces sont très proprement tenues, les parquets soigneusement cirés. Seule une odeur insupportable de harengs grillés, la cuisine du concierge sans doute, jette le trouble ; elle rappelle que le peuple a pris possession du palais après en avoir chassé les empereurs.

Ce concierge, en dépit de ses harengs, doit être tsariste. Avec quel respect il ouvre les portes des appartements impériaux, avec quelle émotion il nomme et décrit les pièces du mobilier. Au contraire, lorsque nous passons devant les choses du régime nouveau, il dit avec dédain « objets soviétiques » !

Il est de fait que les Soviets ne se sont pas ruinés en frais d’installation. Dans le riche salon où se tenait le Congrès, ils ont mis une misérable estrade en bois blanc recouverte de papier rouge. Cela fait un effet pitoyable ; l’impression d’éphémère que l’on ne peut pas ne pas avoir est pénible pour un communiste. Il est vrai que les bolcheviks ont bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de l’effet produit par leurs agencements sur les étrangers de passage.

Il y a dans le Kremlin de nombreuses chapelles qui datent des treizième, quatorzième et quinzième siècles. Certaines sont fort jolies. On restaure les peintures on dégage les œuvres d’art que les régimes passés avaient stupidement recouvertes de planches.

On n’accusera pas les bolcheviks d’avoir négligé l’art ; ils l’encouragent même trop, à certains égards. Le cubisme est, on le sait, tout à fait à l’honneur à Moscou. La liberté absolue laissée à l’imagination des artistes nous a valu jusqu’à des statues en ficelle !

Dans le vestibule d’un établissement soviétique, je tombe en arrêt devant une sorte de tobogan de fer qui tient le milieu de la salle et dont la hauteur, de cinq ou six mètres, atteint le plafond. Au centre du tobogan sont deux cubes d’inégale grandeur ; le plus grand est en bas et le plus petit en haut. Ils sont en papier huilé et ressemblent à d’énormes pièges à mouches. Je me creuse la cervelle à chercher le sujet de cette construction bizarre ; ne trouvant pas, j’avise un voisin.

— Que diable est-ce que cela ?

— Cela, me dit-il d’un ton plein de respect mon interlocuteur, c’est la Troisième Internationale !

— Vraiment !

— Oui ; et le petit cube du haut c’est le Comité Exécutif !

Je me retiens pour ne pas pouffer ; c’est de la folie toute pure ; et il paraît que le générateur de cette merveille la voulait édifier sur une place de Moscou, elle aurait atteint une hauteur de trois cents mètres.

Le bolchevisme, tel la cornue de Nicolas Flamel, recèle les substances les plus hétéroclites ; le bien avec le mal, le progrès avec la démence.

Je suis peu allée au théâtre. La première période de mon séjour coïncidait avec les vacances, les théâtres étaient fermés. J’étais encore à Moscou quand ils se sont ouverts ; mais je n’avais plus d’argent et personne ne s’intéressait assez à moi pour me donner des billets.

J’ai assisté cependant à un concert et à un ballet russe. Le concert n’avait rien de remarquable, sauf que j’y pus voir dans le public la bureaucratie qui s’essayait dans son rôle nouveau de classe dominante. On chanta du classique et à la fin un comique dit des vers où on raillait les commissaires profiteurs ; malheureusement c’était en russe et je n’avais personne pour me traduire.

Une autre fois, j’ai grelotté pendant deux heures dans une salle glacée, à attendre un ballet annoncé pour huit heures et qui ne commença qu’à dix. Le public, lui, ne s’impatientait pas ; les gens bavardaient et riaient ; bah huit heures cela veut dire ce soir. Il faut être un occidental pour être constamment pendu à sa montre. Autant être ici qu’ailleurs, nitchévo !

Le ballet est très bien conçu et digne d’une meilleure scène. Le numéro le plus original est : la marche funèbre de Chopin. Un jeune homme dit d’abord des vers sur cette composition musicale, puis le rideau se lève. Au fond de la scène, une jeune fille, couchée sur un lit blanc, couvert de fleurs ; elle vient de mourir. Devant le lit une petite fille agenouillée prie ; à côté les parents en des attitudes de désespoir.

Au devant de la scène, le passé de joie ; jeunes filles et jeunes gens vêtus de blanc dansent des rondes. Mais la mort au visage affreux, à la robe sanglante arrive ; l’un après l’autre, les danseurs tombent à terre et elle les étrangle en grimaçant un rictus féroce.

Le public applaudit ce numéro, mais il ne le redemande pas ; il préfère des danses espagnoles fort banales qu’il couvre d’applaudissements et rappelle plusieurs fois.

En Russie, la profession de danseuse n’a pas le cachet d’immoralité qu’elle conserve encore chez nous. C’est un art comme un autre et on l’apprécie beaucoup. La petite fille de la donneuse de journaux de l’hôtel Luxe s’exerce à danser dans la salle de lecture. Comme elle n’a pas de musique elle chante une chanson pour marquer la mesure. La mère est très fière de sa « ballerine » qui n’a que six ans.

Voilà que je commence à me faire des relations. Un soir je suis allée chercher un pot d’eau bouillante à la cuisine ; j’ai disposé sur ma table recouverte d’une nappe blanche ma théière et mes tasses aux armes de la République des Soviets, j’ai sorti une boîte de lait condensé que je traîne depuis Berlin ; un reste de sucre : je reçois !

Deux hommes viennent me voir ; j’ai fait leur connaissance chez le fonctionnaire dont je parle plus haut. Nous parlons de Moscou de la Révolution, etc., au bout d’une heure ils s’en vont.

Une angoisse m’étreint de cette conversation. Évidemment je comprends que je ne suis qu’une révolutionnaire théorique et que je manque d’estomac. Un des hommes a été président d’un tribunal révolutionnaire ; il se complaît dans la terreur. Parmi les hommes de notre Quatre-Vingt-Treize il apprécie surtout Carrier ; il trouve que ses bateaux à soupape étaient « un système très ingénieux » et qu’il faudrait imiter !

Je conçois la terreur comme une nécessité ; mais je pense qu’il faut ne l’employer que le plus rarement possible et ne jamais y prendre plaisir. Lorsqu’on prodigue la mort, les gens s’y habituent comme à tout autre chose et elle ne remplit plus son office qui est d’épouvanter l’ennemi.

Mais je ne connais la terreur que par les livres ; mon contradicteur a été officier, il a fait la guerre et la vie humaine, qui me semble à moi la chose la plus précieuse ne compte pas pour lui.

Le sommeil ne vient pas cette nuit-là ; pourquoi ? N’ai-je pas au cours de ma vie de militante entendu des centaines de conversations semblables ; combien de gens n’ai-je pas entendu fusiller en paroles et moi-même combien de fois ne l’ai-je pas été ? À Paris, cela me faisait rire parce que je savais bien qu’il ne s’agissait que d’un jeu ; la chose viendrait-elle jamais, en tout cas elle était très loin.

Ici on ne joue pas et sous les rues noires de la ville, il y a des caves où on pleure, où on désespère où on meurt. Décidément j’ai besoin de tout un cours de révolution.

La terreur, à Moscou, est très intelligemment organisée. Point de ces charrettes pleines de condamnés qui longeaient en 1793 notre rue Saint-Honoré ; on n’exécute pas sur la place Rouge comme notre Révolution exécutait sur la place de la Concorde. Durant tout mon séjour je n’ai jamais vu tuer personne. J’entendais seulement dire que, la nuit précédente, on avait fusillé tel ou tel. Les Russes d’aujourd’hui sont plus psychologues que ne l’ont été nos ancêtres de la fin du xviiie siècle.

Tous les révolutionnaires russes ne sont pas insensibles.

Il y a eu des bourreaux qui sont devenus fous d’épouvante ; d’autres sont tombés malades. Aussi un Allemand, mon voisin de palier, à qui j’apprends un peu de Français, répète volontiers, lorsque la donneuse de journaux chante notre Carmagnole :

Tous les bourgeois on les pendra.

— Oui, on les pendra, mais il faut des spécialistes !

J’ai demandé mon passeport depuis longtemps, mais, par malheur, Souvarine est parti à Berlin ; je n’ai plus personne pour me pistonner, alors on me fait attendre. Tous les deux ou trois jours, je vais harceler les bureaux du Komintern ; rien n’y fait.

Et je n’ai plus d’argent. Il m’en faudrait absolument cependant ; je mange très peu de ce qu’on me donne et j’ai faim. Je sais que le « Komintern » donne de l’argent aux délégués pour le retour ; si je demandais une avance. Je prends d’abord conseil d’un camarade.

— Ne faites pas cela, dit-il, ce serait très mal apprécié. On vous entretient ; donc vous ne devez pas avoir besoin d’argent ; si vous ne pouvez pas vous en passer, c’est que vous n’êtes pas communiste.

— Que faire, alors ?

— Vous avez bien quelques babioles ; venez avec moi demain matin, j’ai un vieux pantalon de l’armée rouge ; nous irons vendre au marché.

C’est un marché en plein vent, tout au bout de la ville. Il y a là de tout : de la viande et des pendules, du beurre, des chaussures neuves et d’occasion, des vêtements, etc. D’anciens « bourgeois » viennent là vendre leurs bijoux, les bibelots qui ornaient leurs salons. Mais il y a peu de belles choses ; depuis quatre ans que la Révolution dure, ils ont eu le temps de tout vendre.

Comme chez nous, les pauvres « Crainquebille » sont persécutés par la tchéka en uniforme ; elle parcourt à cheval le marché et disperse les petits marchands ; je suis humiliée et attristée, mais je prends le parti de rire de mon malheur.

Sur les conseils du camarade qui m’accompagne, j’ai retiré l’étoile soviétique que je porte à ma casquette. C’est une honte d’aller spéculer ; on ne traîne pas au marché l’insigne du communisme.

J’ai sur mon bras ma chemise, une chemise d’homme que je porte pour la commodité et que j’ai achetée à Berlin. J’ai aussi les cigarettes que m’a octroyées le « Luxe » ; je ne fume pas. J’ai des boîtes d’allumettes, une savonnette fine de Berlin, un cahier qu’on a acheté pour moi en Lettonie.

Je me fais à moi-même un piteux effet ; pour attirer l’attention sur mon magasin portatif je crie : « Roubachka » chemise ; sans doute je prononce très mal, car on rit ; je prends le parti de rire aussi et on m’appelle « Américanska » l’Américaine. Au bout de dix minutes, j’ai tout vendu ; vingt mille roubles la chemise, quinze mille roubles les cigarettes ; quinze mille roubles le savon ; je suis riche.

De mes marchandises il ne me reste que le cahier ; c’est en vain que je l’ai offert, personne n’en a voulu ; « Ia nié pichou », je n’écris pas ; telle a été la réponse générale. J’en ai conclu que le Gouvernement des Soviets a encore beaucoup à faire pour la culture du prolétariat.

Le camarade a vendu cinquante mille roubles son pantalon de soldat, nos porte-monnaie sont pleins d’argent. Allons à la « stolovaia » dis-je enthousiasmée. Mon camarade se décide, mais je lui fais l’effet du démon tentateur toujours prêt à entraîner dans le péché la pauvre humanité.

Ce qui me met du baume dans le cœur, c’est que j’entrevois de futures visites au marché. Toutes les semaines je touche des cigarettes, des allumettes ; J’ai l’espoir de toucher un savon ; j’irai vendre tout cela, et même au besoin un costume tailleur, j’en ai deux ; la petite montre que j’ai achetée à Berlin. Avec l’argent je pourrai me payer à l’infini des cacaos avec des petits pains à la crémerie de la Tverskaia. Je me sens prise du génie de la spéculation !

Tout de même, j’ai hâte de partir ; mon inaction me pèse ; elle fait que les conditions matérielles de la vie tendent à occuper la place prépondérante dans mon esprit ; et j’ai dit combien elles sont mauvaises. Je souffre du froid. Il y a bien le chauffage central au « Luxe », mais on ne chauffe qu’un jour sur trois. J’ai pu obtenir de troquer mon caoutchouc satiné contre un manteau d’hiver. Après avoir passé par un certain nombre de bureaux, j’ai obtenu le sésame qui m’a ouvert les « Galeries Lafayette » de l’Hôtel Luxe. Ce n’est pas grand. Il y a là, accrochés à des penderies, des vêtements pour hommes et dames. Mon ex-fils le dictateur s’est déjà fait habiller ; il est tout fringant dans son complet noir. Je choisis un manteau de gros drap ; il est terriblement lourd et je suis écrasée, mais au moins je n’ai plus froid.

Les quelques camarades avec qui je pouvais causer un peu s’en vont un à un, et moi je reste. Je remue ciel et terre pour qu’on me donne mon passeport ; enfin, un soir, on m’annonce que je pars le lundi suivant. Je n’ose y croire, on a remis déjà quatre ou cinq fois mon départ.

— Non, me dit le camarade, cette fois vous partez pour de bon ; la personne à qui on a promis de donner votre passe-port est de celles qu’on ne berne pas.

— Qui donc est-ce ?

— Trotsky.

— Ah !

En effet, le samedi on me remet mon passeport et le lundi matin je vais au « Komintern » toucher l’allocation pour le voyage. Dans l’antichambre, je trouve le commissaire qui m’a fait à X… des promesses qui ne se sont pas réalisées. Il commence par me reprocher mon départ ; la Russie a besoin de médecins, je dois rester. Ensuite, il trouve à redire à ma casquette d’homme : « La femme, dit-il, ne doit pas ressembler à l’homme, elle a une mission de charme », etc. Je suis atterrée. Faut-il avoir fait trois mille kilomètres pour retrouver les clichés des esprits rétrogrades de Paris. Et moi qui m’imaginais la Russie tellement avancée que j’avais peur de ne pas l’être assez.

Je répondrais bien comme il le faut à ce bolcheviste qui est si peu féministe ; mais j’ai peur de lui. C’est un commissaire, et bien que j’aie dans ma poche mon passeport et les six mille marks qu’on m’a alloués pour le retour ; je sais qu’il n’aurait qu’un mot à dire pour qu’on m’empêche de partir. C’est pourquoi je me contente d’une échappatoire.

— Oh ! vous savez, Monsieur, je ne suis plus jeune et je considère ma mission de charme comme terminée.

Mais il ne veut pas me lâcher ; il me reproche l’argent que j’ai coûté aux Soviets et me dit que mon devoir est de rester en Russie. « Si les conditions sont mauvaises, fait-il, vous devez les supporter. »

J’ai à Paris mon cabinet de médecin, ma situation…

— Qu’est-ce que tout cela !

Mais on appelle le commissaire ; j’en profite pour m’esquiver sans demander mon reste.

En bas est l’autobus rouge où je monte pour la dernière fois le cœur ulcéré. Il pleut ; à la lumière grise qui tombe du ciel bas, Moscou m’apparaît infiniment triste. Les strophes d’un cantique qu’on me faisait chanter dans mon enfance me reviennent en mémoire :

« Tout n’est que vanité
« Mensonge, fragilité.

Vérité profonde ; tout n’est que vanité ; rien dans la vie ne vaut la peine, et plus pessimiste encore que le moine du Moyen Age je n’excepte pas Dieu de la vanité universelle, parce que je sais que Dieu est humain.

Ma tristesse s’en va vite ; la vie, l’humanité, est-ce que je ne les connais pas ? J’ai l’expérience et je sais que si le but est illusoire, l’action est un besoin. Je ne voudrais pas de la vie de ces petits bourgeois penchés sur leurs gains ; ils sont acariâtres, maussades, tandis que moi, malgré toutes les pierres du chemin, je sens que j’aimerai la vie quand même, jusqu’à la fin.

Et je relis en pensée les réflexions du Candide, de Voltaire. Je me demande dit Candide, s’il ne vaudrait pas mieux être pendu, puis disséqué ramer aux galères, etc., plutôt que de m’ennuyer dans cette vie tranquille ».

Je pense comme Candide, c’est pourquoi, tout en étant bien heureuse de quitter la Russie, je ne regrette pas d’y être allée.

Au diable la tristesse, je m’en vais ce soir ; c’est un jour de joie. Je vais écorner l’allocation du « Komintern » à la « stolovaia » pour quitter la Russie sous une bonne impression alimentaire. L’après-midi est remplie par un tas de formalités. Je dois aller au Bureau de l’alimentation toucher la nourriture du voyage. Les anarchistes me suivent partout ; car ils savent bien qu’il leur en reviendra quelque chose. À eux ma livre de caviar de mauvaise qualité ; à eux ma demi-livre de beurre. Je n’emporte que le sucre, un énorme morceau de deux cent cinquante grammes que les employés ont négligé de casser, le thé, le pain et le gruyère qui est mangeable. On m’a donné un faux état civil que j’apprends par cœur ; c’est la quatrième fois que je change de nom depuis Paris.

Je suis si heureuse que je m’oublie jusqu’à danser sur le palier ; les deux anarchistes d’un ton aigre-doux, m’observent que ce n’est pas poli et surtout pas prudent. Ils ont raison ; je modère mes transports.

D’ailleurs un docteur allemand vient réfréner mon expansion. Il me dit un adieu plein de tristesse et me serre la main comme à l’enterrement. Au moins, fait-il, écrivez-moi… les camarades, on les voit s’en aller et après, on ne sait plus ce qu’ils deviennent. Je promets d’écrire dès que j’aurai quitté la Russie.

Je suis émue, mais je chasse vite les sombres pressentiments que le docteur m’a suggérés. Pourquoi m’arriverait-il malheur ? Bien d’autres que moi sont revenus de Russie ; je reviendrai aussi.

Le soir une magnifique limousine vient me prendre à l’hôtel. Un Allemand, qui était mon voisin de palier monte avec moi ; nous devons voyager ensemble jusqu’à Berlin.

CHAPITRE III

Le retour


Enfin je connais les douceurs du wagon diplomatique ! Il n’est pas extraordinaire, ce n’est même qu’une voiture de deuxième classe et en outre, comme la République des Soviets est pauvre, il est éclairé à la bougie. Je ne suis pas encore contente ; car, au lieu de me laisser choisir ma place, on m’a mise d’autorité dans un compartiment avec des dames que je ne connais pas. Mais enfin je me reporte à mon voyage en sens inverse et je me trouve en comparaison parfaitement heureuse.

Une fois le train parti, je lâche les dames pour aller retrouver le camarade allemand, il est dans le compartiment des courriers.

On entonne l’air des Soviets ; il a quelque chose de religieux et je me sens remuée jusqu’au fond de l’âme. J’oublie le commissaire de K., les bureaucrates désagréables, les mauvais cama