Mon voyage aventureux en Russie communiste/01


CHAPITRE PREMIER

Paris-Moscou en six semaines


Depuis longtemps je désirais voir, de mes yeux, l’expérience socialiste qui se fait en Russie. Je n’espérais pas, certes, trouver là le paradis. J’avais lu tout ce qui a été traduit en français, de Lénine, Trostky, etc., et j’y avais appris que la Russie n’était pas encore en communisme, mais dans la période de transition qui doit nécessairement séparer l’état capitaliste de l’état communiste.

Ayant milité toute ma vie pour la révolution sociale, il me tardait de voir, ne fût-ce que le commencement de sa réalisation.

Le voyage, par les voies légales, m’était impossible. On m’avait refusé un passeport que je demandais innocemment pour Carlsbad, et même le simple sauf-conduit qui donne accès dans les régions occupées. Je résolus donc d’adopter les voies illégales.

Je m’adressai d’abord aux camarades, mais je n’obtins pas l’accueil que je me croyais en droit d’attendre. Chez nous comme partout, les questions de personnes, les rivalités, etc., priment de beaucoup les idées. Je ne pensais pas que pour aller en Russie, il me faille la permission de qui que ce soit ; n’étais-je pas libre d’aller là aussi bien qu’ailleurs.

Puisque les camarades refusaient de m’aider, je comptais me passer d’eux, comme du Gouvernement.

J’avais plusieurs moyens de sortir de France, je choisis la frontière suisse. À Bâle, les frontières franco-suisse et suisse allemande, sont très près l’une de l’autre ; j’espérai donc réussir plus rapidement de ce côté.

Des camarades m’avaient fortement conseillé d’entourer mon départ de précautions pour éviter d’être arrêtée à la frontière. J’étais bien tranquille, personne que moi, à Paris, ne connaissait l’endroit où j’avais résolu de passer. Néanmoins, pour donner à mon départ des apparences normales, je déclarai, dans ma maison, que j’allais en Bretagne pour les vacances ; on était à la fin de juillet c’était tout naturel.

Poussant les précautions à l’extrême, je me dirigeai ostensiblement vers la gare Saint-Lazare. Ce n’est qu’en route que, changeant de taxi, je me fis conduire à la gare de l’Est.

On ne saurait croire combien le fait de se savoir dans l’illégalité rend timide. Il me sembla qu’en demandant directement un billet pour Saint-Louis, ville frontière, je devais attirer l’attention ; je pris donc ma place pour Mulhouse ; de Mulhouse j’irai à Saint-Louis, ce serait plus long, mais plus sûr.

Ce n’est pas sans appréhension que je m’installai dans le wagon. Je quittais mon petit bien-être de demi-bourgeoise ; qu’allai-je trouver à la place. Même dans les formes légales, les voyages à l’étranger ménagent, depuis la guerre, plus d’ennuis que de plaisir ; qu’adviendrait-il de moi dans ce voyage de conspirateur ? Je calmai ma nervosité en me commandant à moi même de n’envisager que le présent, sans songer à l’avenir. Le présent, il était très acceptable ; wagon-restaurant, confort ; à travers la portière ouverte, le défilé des champs ensoleillés de juillet. Je ne pouvais que me réjouir.

À Mulhouse, quatre heures à attendre ; je quitte la gare pour une promenade en ville. À la sortie, un homme, le commissaire spécial, sans doute, dévisage tout le monde. Il ne me remarque pas ; j’ai changé ma coiffure ordinaire, sur mes cheveux courts, je porte une « transformation », je suis une femme comme les autres.

Cependant, je dois subir dans les rues de Mulhouse la curiosité des passants. L’esclavage de la femme est encore à tel point enraciné dans les mœurs qu’on n’admet guère qu’une femme puisse voyager seule.

Et, à cet égard, la guerre a fait singulièrement reculer la civilisation ; en raréfiant les étrangers, elle a fait que l’on traite en suspect quiconque se hasarde hors de sa ville.

Si j’avais mon passeport dans ma poche, je me soucierais peu des regards ; mais dans les conditions où je suis, ils me gênent sensiblement. J’ai hâte de regagner la gare où on a plus de liberté.

À Saint-Louis, nouveau contre-temps J’ai donné rendez-vous pour huit heures à l’homme qui doit me faire passer la frontière : il n’est que quatre heures, j’ai pris un chemin plus court. L’homme que je ne connais pas, m’a averti qu’il porterait une fleur à la boutonnière. Justement, un homme attend devant la gare. Sa boutonnière est fleurie ; c’est lui, sans doute. Il a deviné que j’arriverais plus tôt. Je vais vers l’homme, mais il ne sait pas ce que je veux dire.

Mon correspondant m’a indiqué un hôtel. Cet hôtel est au bout de la ville et pas de voitures. Je me décide à y aller à pied, portant mes deux lourdes valises. Sur mon passage, des enfants m’injurient en allemand.

Quoique la frontière ne soit pas franchie, je me sens déjà à l’étranger.

Enfin, à l’heure et au lieu indiqués, je trouve l’homme ; il est accompagné d’un de ses amis et d’une femme assez bien vêtue. Je me sens rassurée.

L’homme, cependant, me présente le passage de la frontière comme une chose dangereuse. Mes valises l’effrayent ; il me demande si elles ne contiennent pas de journaux bolchevistes.

Nous prenons un tramway qui mène à la frontière. Nous descendons et mon correspondant me dit d’attendre avec son ami. Lui passera la douane avec la femme ; il emporte mes bagages.

L’homme ne revient pas ; je commence à m’inquiéter fortement. Je me souviens que j’ai oublié dans ma valise la lettre d’un camarade de Pétrograd ; cette lettre doit me servir de recommandation en Russie. Sans doute le douanier l’a trouvée et mon correspondant est arrêté.

Il revient enfin ; il est seul. « Vous devez me dit-il payer d’audace. » Pendant que tous deux montreront leur passeport au guichet, je me glisserai derrière eux. J’exécute ce programme, qui prend à peine un quart de minute ; je suis en Suisse.

Nous voilà à Bâle installés à la terrasse d’un café. Vous ne pouvez songer, me dit-on, à aller coucher à l’hôtel. Tous les matins, à six heures, les hôtels sont visités par la police ; vous n’avez pas de passeport, vous seriez infailliblement arrêtée. Après bien des tergiversations, l’ami de mon correspondant consent à me prêter sa chambre. On m’entraîne à l’extrémité de la ville, dans un quartier ouvrier, et je dois monter tout en haut de la maison. La chambre est une pauvre mansarde : on m’y laisse en me recommandant de ne faire aucun bruit qui puisse révéler ma présence.

Impossible d’entrer dans le lit dont on a négligé de changer les draps. Je me résigne à m’étendre tout habillée sur la couverture. Mais je ne puis dormir. J’ai déjà perdu ma confiance en ces gens qui me paraissent bizarres. Ils ont déchargé mon revolver et l’ont gardé sous prétexte que ce serait dangereux pour moi d’être trouvée porteur d’une arme au cas où je serais arrêtée.

Mais j’ai besoin d’eux ; il y a encore une frontière à traverser et je ne sais pas le chemin. Ce n’est qu’à une heure de l’après-midi, le lendemain, que l’un des hommes vient me délivrer. « Il a demandé, me dit-il, un passeport pour moi, en me faisant passer pour sa sœur. » Nous allons ensemble au bureau ; on nous dit d’attendre cinq jours.

C’est fou ; pendant les cinq jours, on fera une enquête et on verra bien que j’ai donné un faux nom. J’insiste pour passer de suite la frontière suisse-allemande. Les deux hommes — mon correspondant est revenu — n’en finissent pas de se concerter en allemand ; une partie de l’après-midi est perdue.

Enfin, j’obtiens qu’on se mette en route. Nous marchons deux heures à travers une forêt ; un homme nous croise et l’un de mes compagnons me dit : « détective ! »

Nous nous appliquons à prendre les allures de promeneurs inoffensifs. Mon correspondant retire sa jaquette et la met sur son bras ; moi, je cueille des fleurs sauvages et commence un bouquet. Nous côtoyons la frontière, que marquent des bornes de pierres grises échelonnées tous les vingt mètres ; nous la franchissons enfin, sans paraître nous en douter ; nous sommes en Allemagne. Mais nous avons manqué le train, à la petite gare où je devais le prendre, il faut aller à pied jusqu’à Lorrach.

Au bout d’une heure de marche, voilà que nous tombons devant un poste de police. On demande leurs papiers aux hommes, comme je suis une femme, on néglige de me les demander ; mais il faut retourner en Suisse.

Je suis au désespoir. Les hommes, eux, prennent la chose avec désinvolture : ils ne connaissaient pas, disent-ils, le chemin ; ils se sont trompés.

Je suis brisée de fatigue et veux aller à l’hôtel. « Impossible, affirment-ils ; tous les hôtels sont visités par la police, d’ailleurs le village est petit, il n’y a pas d’étrangers, on vous remarquerait tout de suite ; il faut retourner à Bâle. » J’ai déjà dépensé deux cents francs et je ne suis pas plus avancée.

Nous rencontrons un jeune ouvrier, à la physionomie éveillée. C’est un ami de mes compagnons ; il descend de sa bicyclette pour leur dire bonjour : au guidon de la machine est attaché un gros bouquet de roses.

Tous trois se concertent en allemand, et je ne comprends rien à ce qu’ils disent.

Comme conclusion, mon correspondant, qui parle un peu français, me dit que le nouveau venu accepte de me passer la frontière à la condition que je lui paierai le voyage jusqu’à Francfort où il a une amie.

J’accepte ; je n’ai par le choix des moyens dans ce pays dont j’ignore tout et qui est plein de policiers. Le jeune homme demande à changer de vêtements, nous l’attendons trois grandes heures.

Enfin le voilà ; mais il est près de dix heures, il fait nuit et j’hésite à passer par des chemins perdus avec cet homme que je ne connais pas ; je me sens d’ailleurs tout à fait hors d’état de fournir une longue course en montagne.

Nous retournons coucher à Bâle, il se trouve que mon nouveau guide connaît un hôtel sûr.

Au matin il arrive avec une heure de retard ; il insiste pour payer la dépense ; mon mauvais allemand, dit-il, me compromettrait. Je lui donne cinquante francs ; il oublie de me rendre la monnaie : enfin !

Il est huit heures du matin ; un soleil radieux illumine les rues de Bâle, les ouvrières par bandes vont au travail. J’ai oublié mes fatigues et me sens toute ragaillardie. Nous prenons un tramway, puis nous marchons à pied très longtemps hors de la ville.

Il fait une chaleur torride. Nous devons franchir une colline assez élevée, mon cœur bat avec violence ; tous les cinquante mètres je me couche à terre pour récupérer mon souffle. Par malheur nous nous égarons : mon compagnon ne retrouve pas le banc qu’il a répété dans ses précédents voyages ; il faut redescendre un peu. Enfin le banc est trouvé, on remonte et je vois avec joie les fameuses bornes de pierre grise.

On les franchit, mais deux paysans nous ont vus et, contretemps plus facheux encore, j’ai déchiré tous mes bas. Que pensera-t-on de cette femme bien vêtue qui, avec des chaussures élégantes, porte des bas déchirés ? Car le danger n’est pas fini quand on a passé la frontière : il y a des postes de douaniers sur une longueur de plusieurs kilomètres. Les villages aussi sont dangereux tout étranger est suspect, surtout une femme que l’on remarque davantage. Le jeune homme se retourne à chaque instant pour voir si nous sommes suivis ; il trouve compromettante une magnifique carte du pays que j’ai achetée à Bâle et il la jette dans le ruisseau.

Il fait, je le répète, une chaleur torride et nous devons faire des kilomètres sous le soleil brûlant mes vêtements sont entièrement mouillés de sueur ; enfin, on arrive à Lorrach. Au premier mercier, mon compagnon achète des bas, il tient absolument à entrer seul dans la boutique, mon accent français, dit-il, me trahirait. Je comprend qu’il a pour exagérer le danger des raisons qui ne sont pas toutes honnêtes, mais j’ai besoin de lui, tant pis si je suis volée, il faut passer, tout est là.

Impossible de prendre le train à Lorrach ; il fait un détour ; il nous ramènerait à Bâle et on aurait passé la frontière inutilement. Il faut faire huit kilomètres en montagne pour gagner une petite gare dont j’ai oublié le nom. Je me sens incapable de les faire à pied, heureusement on peut prendre une voiture.

Nous allons au restaurant et, à la cabine de toilette, je change de bas ; me voilà redevenue une personne normale.

Mon compagnon cependant tient absolument à ce que nous nous dissimulions dans un coin obscur. J’ai dans un papier quelques mouchoirs neufs portant l’étiquette de « La Samaritaine » de Paris, il trouve cela très compromettant ; il arrache les étiquettes et les déchire en petits morceaux. Et je me trahis à chaque instant, dit-il, par exemple en demandant un verre de cognac. Une allemande ne boit pas de cognac. Enfin la voiture qu’il a commandée est annoncée : c’est un landau, s’il vous plaît, mais tout à fait délabré. Tel qu’il est, il nous vaut le respect du garçon d’hôtel qui s’incline très bas devant nous, lorsque nous montons en voiture.

Enfin nous voilà partis ; on baisse la capote pour éviter d’être vus ; les chevaux marchent très lentement à cause de la grosse chaleur : d’ailleurs la route monte. Des nuées d’insectes volent autour de nous. Mon compagnon les attrape et leur arrache la tête en disant : « Ich bin bolchévick ! » J’essaie de le faire cesser car je trouve que même un insecte a le droit à la vie, et je tente aussi de lui faire entendre, avec mon mauvais allemand, que le bolchevisme n’est pas ce qu’il croît. Vains efforts : mon compagnon est une jeune brute et il me devient de plus en plus antipathique.

Nous arrivons enfin au village où se trouve la gare à laquelle nous devons prendre le train. Mais il y a trois heures à attendre, nous les passons dans un cabaret où nous prenons force bière pour nous faire tolérer de la préposée pendant un temps aussi long. Je regrette vivement d’avoir accepté d’emmener le jeune homme à Francfort ; mais tout de même je juge qu’il m’est encore utile dans ce coin perdu où il n’y a pas un étranger. Si on nous interroge, il peut répondre en bon allemand.

La gare est pleine de paysans et d’ouvriers ; les femmes portent un costume analogue à celui des Suissesses : grand chapeau de paille, larges manches de toile blanche énormes chaînes de métal en manière de collier. On prend des secondes, nous y sommes seuls, je respire.

Fribourg ! Oh la jolie ville moyennageuse avec ses maisons en briques rouges décorées de motifs dorés. Je n’ai malheureusement guère le temps de la voir, le train pour Francfort part à minuit et je dois absolument me reposer, car je suis brisée de fatigue.

Avec beaucoup de peine on trouve un hôtel ; c’est le soir, les sons harmonieux d’un violon arrivent jusqu’à ma chambre et dans la cour retentissent des appels de jeunes filles : Frida ! Frida ! sur un ton affectueux. Je pense à la jeunesse de Gœthe et une grande impression de fraîcheur et de paix m’envahit. Hélas, tout ce charme n’est pas moi. Si ces gens me connaissaient, ils me chasseraient avec des injures, car je suis, la Française détestée et plus haïe encore la bolcheviste qui s’en va vers l’Est, là où le peuple en fureur a abattu les classes dominantes.

Mon compagnon doit venir me prendre à l’heure du train ; il arrive ; nous nous dirigeons vers la gare à travers la ville presque obscure. Des bandes d’étudiants, coiffés de leur casquette d’uniforme déambulent en discutant sur le trottoir. J’envie leur âge et leurs illusions ; à vingt ans, on croit aux livres, on prend les théories philosophiques au plus grand sérieux ; il est de ces jeunes gens qui se sont suicidés pour un philosophe. J’évoque Stirner, Nietzsche et je voudrais rester là à discuter aussi en me promenant dans cette jolie ville. N’en ai je donc plus d’illusions, moi qui tente ce voyage plein d’embûches pour aller là-bas voir la réalisation de mon rêve. Non, non, au fond de moi-même, je n’en ai plus et depuis longtemps, je le sais bien. Je n’ignore pas que la vie est peu de chose et que les hommes ne valent pas cher.

Mon compagnon me rappelle sa fâcheuse présence ; il prétend que nous devons avoir peur de ces jeunes gens et qu’il faut les éviter : ils détestent les Français dit-il.

Nous nous engageons dans des rues étroites et noires où nous perdons le chemin. Enfin, après avoir demandé plusieurs fois aux rares passants, nous finissons par regagner la gare.

Nous sommes seuls dans le compartiment de seconde. J’appréhende de dormir aux côtés de ce jeune homme qui ne m’inspire aucune confiance. Je ne le crois pas capable de m’assassiner, mais il peut bien me voler et s’enfuir. Ma fatigue cependant est si grande qu’elle l’emporte sur la crainte, je perds conscience.

Au réveil, le jeune homme me présente mon porte-monnaie qui est tombé, dit-il, de ma poche. Heureusement il ne contient pas grand chose, la plus forte part de mon avoir est cachée dans mes sous-vêtements.

Voilà que maintenant ce jeune Suisse veut m’accompagner jusqu’à Berlin. Il insiste sur les dangers que mon ignorance de la langue allemande me fait courir. Ces dangers, je les connais, je suis déjà allée en Allemagne l’année précédente ; je sais qu’il ne sont plus à beaucoup près, aussi grands qu’à la frontière Suisse. Avec de la prudence en prenant soin de parler le moins possible, j’ai les plus grandes chances de voyager sans encombre. L’année précédente j’avais un passeport ; mais jamais on ne me l’a demandé en Allemagne. Je refroidis donc l’ardeur de mon compagnon en lui disant que j’ai peu d’argent et que j’ai déjà fait un grand sacrifice en l’emmenant jusqu’à Francfort.

À l’hôtel francfortois où nous sommes descendus mon guide me réclame pour prix de ses services mille francs suisses, soit environ deux mille quatre cent francs français. C’est plus que je ne possède, je refuse naturellement. Il parle haut, menace de me dénoncer et notre discussion attire déjà l’attention des clients, dont les têtes se tournent vers vous ; vite je règle l’addition et quitte l’hôtel.

Nouvelle discussion dans la rue où le personnage m’a suivie ; on lui a dit paraît-il que je suis couverte d’or ; quand on va en Russie faire de la politique, affirme-t-il, c’est qu’on a de l’argent. Je n’ai pas trop peur de ses menaces ; n’est-il pas mon complice ; en me dénonçant, il se dénonce lui-même. Ce que je crains, c’est que cette dispute n’attire les passants, un policier viendra on me demandera mon passeport et comme je n’en ai pas je serai arrêtée et conduite à la frontière française. À la fin, le sympathique jeune homme me dit qu’en lui donnant cinq cent francs et ma montre en or, je serai délivrée de sa présence. Je cède, que faire d’autre dans les conditions où je me trouve.

Me voilà libre enfin ; mais le train de Berlin ne part qu’à neuf heures du soir et il est midi. Je n’ose me promener en ville, Francfort, qui a subi l’occupation, est très montée contre les Français. J’ai déjà eu à subir les injures des passants ; je me tiens donc au buffet de la gare, il y a des étrangers, je ne suis pas remarquée.

Mon billet est pris, mais je ne sais pas à quel perron viendra le train, grave contretemps ; l’année dernière je me suis trompée de train en Allemagne et j’ai dû faire inutilement un long voyage. Il y a dans le hall un tableau très bien fait donnant les heures des trains et les perrons, mais il est en allemand et je n’y comprends rien. Il n’y a pas à hésiter, il faut me renseigner auprès de quelqu’un malgré toute la crainte que cette démarche m’inspire.

J’appelle le garçon, mais il ne sait pas il va chercher le surveillant du hall. Les questions commencent, ce que justement j’appréhendais. Ah ! vous allez à Berlin ? Pourquoi faire ? De quel pays êtes-vous ? etc., etc. Je réponds que je suis de Genève et que je vais à Berlin voir ma sœur, mariée à un Allemand : — Ah bien, alors, on vient vous chercher, à quelle gare ? J’ignore le nom des gares de Berlin où je ne suis jamais allée. Je feins une grande inquiétude : comment faire, dis-je, j’ai oublié le nom de la gare. Mais l’employé est bien bon enfant, il veut m’aider. N’est-ce pas, dit-il, Friedrischsbanhof. Je saute sur ce nom. Ah oui, c’est cela. — Alors le train est à neuf heures, perron numéro trois, — grand merci — je donne deux marks à l’homme, il est enchanté, moi aussi.

J’arrive à Berlin à sept heures du matin ; toutes les boutiques sont fermées ; je vais au hasard par les rues. J’ai plusieurs adresses, mais ce sont des boutiques ou des bureaux, ils seront fermés aussi. Dans les rues on se retourne sur mon passage, mais ce n’est pas la malveillance de Francfort. Je sens qu’ici, en prenant des précautions, il me sera possible de me promener en ville. J’ai faim ; je me risque dans une crémerie-charcuterie comme il y en a beaucoup en Allemagne. Que de saucisses ! Si l’Allemagne a jeuné pendant la guerre, elle se rattrape à présent. Je sors mon mauvais allemand pour demander à manger, on me sert sans réflexions.

Je hèle un fiacre pour me faire conduire à une adresse. C’est très loin, je traverse des quartiers ouvriers d’assez belle apparence, les rues sont larges et tous les balcons sont pleins de fleurs. J’arrive à destination, le cocher me réclame quatre vingts marks pour la course. Je sais que l’Allemagne paiera, mais en attendant !

Me voilà dans la boutique d’un libraire. Personne ne parle français et j’ai toutes les peines du monde à m’expliquer en allemand. C’est tout ce que vous savez d’allemand, me dit le camarade sur un ton de reproche. Je montre mes papiers, on les juge bons, mais je suis tombée chez les syndicalistes. Adressez-vous, me dit-on, au Parti. Un jeune homme m’y conduit et j’arrive au bureau de la secrétaire des femmes. Elle parle français et me reçoit bien, car elle connaît mon nom.

Ah ! Madeleine Pelletier ! vous faites bien d’aller en Russie, tous les propagandistes devraient faire ce voyage ; vous en reviendrez transformée. Je lui raconte mes petites misères ; le guide malhonnête, la montre extorquée, etc.

— Bah, fait-elle, une montre, qu’est-ce que cela ; vous en achèterez une autre, l’essentiel, c’est d’arriver là-bas !

Là-bas ! L’enthousiasme me prend. Est-ce vraiment une vie supérieure qu’on va chercher là-bas. Je l’espère, puisque j’y vais, mais je n’en suis pas sûre. Les paroles de cette femme me galvanisent. Si vraiment l’idéal est là-bas, qu’importent en effet, les pertes d’argent. La fatigue, les dangers même ne sont rien : je me sens disposée à tout braver pour aller recevoir, à la Rome nouvelle, le baptême révolutionnaire.

La secrétaire des femmes m’a fait un papier et une jeune fille me conduit par les rues de Berlin. Nous pénétrons dans la boutique d’un tailleur : on me fait passer dans une arrière chambre. Un homme d’une quarantaine d’années est là, assis devant une table minuscule en bois blanc. Il donne audience à un jeune homme : sur des chaises une vingtaine de personnes attendent leur tour d’être reçues.

On parle là toutes les langues de l’Europe ; c’est une vraie tour de Babel. Un grand sentiment de la force de la Troisième Internationale remplit mon cœur. Je m’imagine cet homme comme le point d’attache de nombreux fils qui aboutissent à toutes les capitales du monde et transmettent l’incitation révolutionnaire.

C’est mon tour. Le « chef » parle assez bien le français : il m’interroge sur mon passé politique.

Je fais un résumé de ma vie de propagandiste et je remets les papiers qui prouvent mon affiliation au Parti. J’inspire confiance, je le sens bien ; il me déclare que j’irai en Russie.

Mais vous devez, ajoute le « chef » vous « laisser photographier » : ce n’est pas difficile, fait-il, vous n’avez qu’à vous asseoir.

Comment donc, mais tant que vous voudrez ; je comprends cette précaution, bonne contre l’espionnage. Comme je ne suis pas une espionne et que je n’ai pas envie de le devenir, elle ne me gêne en rien.

Ne vous inquiétez pas de l’argent, ajoute-il, quand vous en aurez plus, vous m’en demanderez.

Il m’a donné un guide qui me conduit dans un autre bureau où on doit me donner un « billet de logement », chez un camarade, car les hôtels sont dangereux pour moi, paraît-il. Aimable figure, ce guide. Il a dix sept ans et sort du lycée. Son père, me dit-il, l’a « jeté » parce qu’il a pris part aux émeutes de mars. Ce père est socialiste, mais pas communiste. Maintenant le jeune homme vit à son compte : il est employé au Parti. Son admiration pour « le chef » éclate dans tous ses propos ; il ne parle que de lui.

Le bureau où nous allons ne m’impressionne pas aussi bien. Je retrouve là l’indifférence, l’impolitesse même que j’ai tant de fois rencontrée ailleurs On me fait attendre une grande heure pour me donner les premières adresses venues, sans aucun égard pour ma qualité de docteur que j’ai déclinée à dessein, espérant qu’on me logerait chez des camarades cultivés intellectuellement.

Nous prenons le tramway et arrivons dans un quartier ouvrier. Après avoir grimpé cinq étages nous sommes reçus plus que froidement par un homme qui ne retire même pas sa pipe pour nous parler. Dans un coin de la pièce, une femme confectionne à la machine des uniformes militaires.

Il n’y a pas de chambre, tant mieux ; j’avais déjà peur d’être forcée d’habiter dans un pareil endroit. De nouveau, un tramway, suivi d’un escalier sordide. Cette fois, on ne trouve personne. Je suis brisée de fatigue, il y a plusieurs nuits que je ne me suis pas couchée ; tant pis, je préfère aller à l’hôtel et courir le risque d’être arrêtée.

Mais Berlin est plein de voyageurs : tous les hôtels sont complets. Je finis par en trouver un ; la chambre, l’unique qui reste donne sur une petite cour ; elle empeste l’odeur sui generis des hôtels mal tenus.

Le portier me fait un tas de questions. De quel pays êtes-vous ? Que venez-vous faire à Berlin ? etc. J’ai déjà peur. Je réponds que je suis Mlle Grandchamp, institutrice à Genève et que je viens à Berlin pour acheter des livres de classe.

Je quitte le lendemain cet hôtel qui ne m’inspire pas confiance et, après beaucoup de recherche coûteuses, car pour ne pas accaparer mon guide je me dirige seule en prenant des fiacres, je finis par trouver pour trente trois marks par jour une chambre assez propre dans un hôtel pensions. Mêmes questions du tenancier et puis, la porte principale est toujours fermée à clef. Quand on veut sortir, il faut sonner ; alors le patron, un grand sec à figure sinistre, arrive avec une énorme clef ; j’ai des frissons dans le dos.

Je circule à peu près librement dans Berlin. Je dis à peu près, car j’ai le malheur d’être femme et l’Allemagne très civilisée à d’autres égards ne semble pas encore habituée à ce qu’une femme voyage seule. J’ai beaucoup de peine à me débrouiller, car je n’ose demander mon chemin aux passants. Je n’ose pas non plus aller voir les musées, il faudrait parler, sortir mon mauvais allemand ; un agent de police pourrait s’approcher et me demander mes papiers.

Je ne me sens à peu près à mon aise que dans les grands magasins de nouveautés ; j’y ai, en outre, l’avantage de trouver un « reiseburo » où on me change sans faire du réflexion mes francs contre des marks. C’est très précieux.

Cependant j’ai voulu acheter des chaussures et, comme on ne comprenait pas mon allemand on m’a dépêché une vendeuse qui parle français, « Ah ! je vous devine bien, me fait-elle malicieusement. Vous voyagez dans les régions occupées et vous êtes venue faire un petit tour à Berlin, en fraude. Je m’y connais ! ».

Je souris d’un air entendu : « C’est cela ; mais chut ! »

Une aventure plus sérieuse m’arrive dans un établissement de bains. Avec la chaleur qu’il fait mes vêtements sont trempés de sueur et je suis tort mal à mon aise. J’avais une robe légère ; mais elle est restée à la frontière suisse, je suis dans mon tailleur de demi-saison. Un bain me serait fort agréable, mais où aller, je n’ose rien demander à personne, j’ai bien un guide de Berlin, mais il est en allemand et ne me sert à rien.

Enfin, je vois sur la Potsdamerplaz une colonne de publicité qui indique un établissement « où on peut trouver un bain agréable » ; je m’y fais conduire en taxi.

L’établissement est au fond d’une cour, son installation est des plus modestes ; trois pièces aux murs déteints, une unique baignoire, des lits de massage. On me fait déshabiller et la baigneuse paraît fort intriguée par mes vêtements entièrement mouillés par la transpiration. On me met dans une baignoire où il y a très peu d’eau et on me lave au savon devant tout le monde. Après le bain, le massage ; je m’étends nue sur un lit où on se met en devoir de me masser. Les questions commencent. Qui je suis ? De quel pays ? Je parais très fatiguée, pourquoi ? Comment il se fait que mes vêtements soient mouillés etc., etc. Je suis très embarrassée et je réponds au hasard que je m’appelle Rosenblum et que je suis Russe ; j’ajoute que je suis médecin, pensant contenir par le respect ces prolétaires de l’art médical. Mais je n’ai fait que déchaîner leur curiosité. Ah ! je suis docteur et Russe ; alors je vais en Russie, je suis de la Croix Rouge qui va soigner le choléra. Je réponds oui ; tout le monde, personnel et clientes, entoure mon lit où je suis en fâcheuse posture. Enfin, c’est fini ; j’ai hâte de fuir et je m’habille si rapidement que j’oublie de mettre ma chemise ; elle reste à l’établissement.

Je m’ennuie beaucoup, pas de journaux français, pas de livres. L’hôtel me pèse, je m’y sens observée et n’y reste que pour dormir. Du matin au soir, j’erre dans les rues, entrant pour me reposer dans les « conditorei-cafés » le jour, dans les cinémas le soir. L’organisation se charge bien de me faire partir en Russie, mais pas de me faire passer le temps agréablement à Berlin. Il faudrait avoir des relations et je ne connais pas un chat. Le « chef » a ordonné au « disciple », le jeune homme dont j’ai parlé de me faire faire un tour d’une heure en fiacre : c’est déjà très beau. Je vois ainsi le château, Unter den Linden ; le jeune homme me montre l’endroit où Liebknecht est tombé. Le cocher nous désigne avec des remarques assez spirituelles, les statues des rois qui ornent l’avenue du Bois de Boulogne berlinoise.

Le « disciple » fait un jeu de mots sur le nom de l’endroit : « tiergarten », jardin des animaux. « C’est ici le jardin », dit-il, et (montrant les statues des rois), « voilà les animaux ! »

Je remarque que les employés allemands sont très consciencieux. Avant de me vendre une paire de bas, la vendeuse y passe la main pour s’assurer qu’ils ne sont pas déchirés ; en France on n’aurait pas ce scrupule. En revanche, quel bureaucratisme ; il faut aller payer avec sa fiche, apporter la fiche acquittée à l’enveloppeuse qui, alors seulement, vous abandonne le paquet.

Les restaurants sont très inférieurs aux nôtres. Rien d’analogue à nos « Chartier » et « Duval » parisiens où, pour une somme modeste on a un dîner bon à la fois et bien présenté, partout les saucisses et la choucroute servis à la diable sur un coin de table. Et comme les garçons sont lents, il faut plus d’une heure pour déjeuner.

Je vais quelquefois dans le bureau où on prépare mon départ, mais je m’y ennuie, personne ne parle le français sauf le chef qui a autre chose à faire qu’à m’entretenir ; une centaine d’hommes passent en un jour devant son bureau. Il y a bien aussi des employés, des dactylos, mais tout ce monde parle allemand.

Un grand jeune homme blond a attiré mon attention. Sa mise est soignée, son allure élégante ; il parle français avec le « chef ». Mais j’entends des mots qui me retiennent à distance « dangereux… ne pas aller à la gare… abandonnez plutôt vos bagages… » Peut-être ce jeune homme doit-il rester inconnu, même des camarades.

La nuit à l’hôtel je suis loin d’être rassurée.

Le « chef » m’a dit plusieurs fois que j’y courais le risque d’être arrêtée. Une nuit je vois par la fenêtre ouverte un agent de police qui semble en faction sur le trottoir, juste en face de la maison. Il reste là et bientôt un homme en civil, assez bien habillé s’approche de lui, lui dit quelque chose et s’en va. L’émotion m’étreint. Évidemment, ce civil est un chef ; il a donné à l’agent l’ordre de surveiller l’hôtel. Demain au jour je serai arrêtée. J’ai envie de fuir, mais impossible, il faudrait sonner le patron de l’hôtel. Que penserait-il de cette sortie à deux heures du matin ! D’ailleurs fuir serait inutile. Si c’est vraiment pour moi que cet agent est là, il m’arrêtera à la sortie : si ce n’est pas pour moi, mieux vaut rester allongée sur mon lit que d’errer par les rues désertes. Je calme mes nerfs comme je puis en m’arrêtant à l’idée que peut-être l’agent surveille la rue, tout simplement. Enfin, le jour tant désiré, le jour après lequel soupirent les malades et aussi les inquiets comme moi, illumine mes carreaux et personne ne vient me ravir ma liberté.

Le « chef » m’annonce que je vais partir, mais que je serai « illégale », c’est-à-dire sans passeport. « On est mal avec les États-tampons, explique-t-il, les passeports sont très difficiles à obtenir ».

Je tremble intérieurement à cette décision ; mais comment avouer la peur dans un pareil milieu ? Je m’efforce donc de ne rien laisser paraître de l’émotion qui m’agite.

Décidément on a confiance en moi, on me donne deux mille marks avec lesquels je dois acheter des médicaments pour la Russie. Afin de faciliter les achats on me donne le jeune « disciple ». — « Vous en avez une chance ! fait-il en chemin. Il y en a qui attendent un mois ici et vous partez au bout de six jours ». Il me regarde avec admiration : « Illégale ! »

Une phrase du « Petit Duc » me chante :

Vraiment c’est bien joli la guerre
C’est si amusant le danger.

Tout de même malgré le plaisir incontestable du risque je préférerais ne pas être illégale et voyager confortablement avec un passeport.

L’achat des médicaments est difficile. Mon guide sait l’allemand, mais il ne connaît pas les termes de médecine. Je désire joindre à la pharmacie quelques instruments de chirurgie ; j’ai lu à Paris dans les journaux qu’il n’y avait que trois forceps à Moscou : achetons-en un, cela fera quatre. Mais « le disciple » ne sait pas ce que c’est qu’un forceps et je me tire d’affaire en demandant à l’employé un « instrument pour tirer l’enfant de la mère ». Il comprend et m’apporte un superbe tarnier qui n’est pas cher ; trois cent cinquante marks.

Pour avoir des canules à lavement, j’essaie de toutes les périphrases, on ne comprend pas. À la fin, de guerre lasse, j’attrappe un caoutchouc qui traîne sur le comptoir et fais le simulacre d’administrer au disciple un « bouillon pointu ». Tout le magasin éclate de rire, on a enfin compris ce que je désire.

Dans la conversation je viens à raconter à mon guide que j’ai appris un peu de chimie.

— Ah ! fait-il avec admiration, vous avez à Paris un laboratoire illégal !

Dans son enthousiasme de néophyte communiste, il ne comprend la chimie qu’au point de vue des bombes.

On m’a adjoint deux Italiens qui vont en Russie pour y rester. Ils sont accusés de meurtre politique dans leur pays. Au cours d’une émeute, un bourgeois a été tué, on prétend que ce sont eux les meurtriers. Ils s’en défendent, mais quand même il faut fuir ; ils vont en Russie chercher un refuge.

L’un d’eux a été, me dit-il pendant deux heures le dictateur de la ville : c’est un ouvrier assez cultivé qui s’est instruit dans les universités populaires. L’autre a fait la guerre pendant sept ans, il y a contracté avec cinq blessures une bonne dose d’insouciance et une remarquable faculté de s’adapter à toutes les situations.

Le jour du départ arrive ; le « chef » m’explique que je devrai suivre un camarade qu’il me présente ; il fait aussi dans leur langue, aux Italiens, des recommandations.

Notre nouveau guide est un grand sec aux allures de lieutenant allemand. Il ne sait pas un mot de français et il prend avec nous des allures de chef qui indisposent fort l’ex-dictateur.

Nous avons pris un taxi-auto. Avec mes médicaments, mes instruments, mes vivres, car le « chef » de Berlin m’a fait acheter force boîtes de conserves, nous avons beaucoup de bagages. Tout à coup, sans raison apparente, le guide nous fait descendre au beau milieu d’une place. « Que faut-il faire ? lui dis-je en allemend. — Vous asseoir ! » répondit-il d’un ton sec et il nous désigne un banc. Je me sens très mortifiée et commence à trouver que tout n’est pas rose dans la dictature prolétarienne.

Notre guide ne s’est pas assis, lui ; il se promène de long en large sur la place et paraît très agité. Évidemment, il attend quelqu’un qui ne vient pas.

Enfin après trois quarts d’heure, un jeune homme un grand portefeuille sous le bras, s’avance vers lui. Il lui remet des papiers et notre guide en échange signe une feuille sur son genou. Vite on nous emballe dans un taxi et nous filons à la gare.

Malgré toute la diligence du chauffeur le train est manqué, « Gehen Sie sehlafen ! » Allez vous coucher, me dit le lieutenant et il nous tourne le dos.

Encore un jour à passer à Berlin. Je connais, sur les bords de la Sprée un restaurant où il y a de la musique : j’y conduis mes deux nouveaux camarades.

Nous nous installons à la terrasse. La vue n’a rien d’enchanteur, le fleuve étroit, les quais sont noirs de fumée ; avec le métro qui passe tout près sur le pont. « Ce n’est pas beau ! » s’exclame en français l’ex-dictateur. Cette remarque désobligeante nous vaut les regards courroucés du dîneur de la table voisine. Il restera à nous écouter tout le temps de notre repas ; je ne suis pas rassurée du tout.

Enfin, le lendemain, nous partons pour de bon : nous voilà installés tous les quatre dans un compartiment de troisième. Où allons-nous ? Le lieutenant a négligé de nous le dire et cette façon cavalière d’en user avec nous a le don d’agacer l’ex-dictateur. Comme je suis la seule à savoir un peu d’allemand, il me tarabuste pour que je pose des questions à notre guide. Je n’ose pas. Je connais les façons mystérieuses de la conspiration et, d’ailleurs, on m’a déjà tait la leçon à Berlin : « Jamais de questions ! »

Au reste, je ne suis pas le moins du monde inquiète. Où on va ? Nous le verrons bien ; nous ne voyageons pas dans un sac. Pourquoi nous voudrait-on du mal, puisqu’on nous paie le voyage ? Si on n’avait pas eu confiance en nous, on ne nous aurait pas reçus à Berlin.

Nous roulons vers le nord. Au soir le « lieutenant » tire de son « portefeuille diplomatique » — qui baisse » du coup, singulièrement dans mon estime — du pain et des saucisses. Il nous distribue la nourriture et, à un arrêt, il descend nous acheter des bouteilles de limonade. Mes compagnons reprennent confiance : ils commencent à croire qu’en effet on ne veut pas nous tuer.

— La mer ?

— Ya.

— Bateau ?

— Ya.

— Petit bateau ?

— Non, grand bateau.

Je suis justement devant ce grand bateau ; il est superbe et rempli de monde. Nous nous embarquons ; la mer est magnifique, éclairée par des phares de toutes les couleurs. Notre guide nous fausse tout de suite compagnie pour aller sans doute dormir dans quelque cabine ; les Italiens sont tout à fait choqués de ses façons. Moi, je ne m’en formalise guère. Évidemment, ce guide pourrait nous montrer plus d’urbanité ; mais que m’importe, après tout. L’essentiel est qu’il nous conduise où il faut, sans nous faire arrêter en route ; et il me paraît, à cet égard, connaître son affaire.

J’adore la mer, sa solitude immense répond à la tristesse habituelle de mon âme, et lorsque je la vois, elle m’attire. Naviguer, naviguer toujours, là-bas, loin, très loin. Je trouverai, sur l’autre rivage, le pays où on est heureux, où la vie vaut la peine d’être vécue parce que l’on travaille à une grande œuvre. Cette rêverie vague d’ordinaire, se concrétise maintenant ; j’évoque la Russie où un monde nouveau s’élabore. La terre promise ; c’est la Russie communiste qui réalise en ce moment les idées pour lesquelles j’ai milité pendant tant d’années !

Après une traversée de deux jours, nous débarquons. Un train est là ; tout le monde se dirige vers lui, excepté nous. Nous suivons le guide qui franchit le guichet du port.

Nous voilà dans un village qui est plein de police : à chaque instant, nous croisons un soldat qui fait les cent pas, baïonnette au canon. Notre guide a mis un doigt sur sa bouche pour nous inviter au silence.

Nous pénétrons dans une petite gare et nous nous installons au buffet. Défense de dire un mot et je me rends compte que notre silence lui aussi est suspect. Car nous attendons là pendant plus de deux heures, et ces quatre personnes qui gardent un silence absolu pendant si longtemps, doivent paraître au moins bizarres. Mais parler serait montrer que nous sommes étrangers ; on pourrait se demander d’où nous venons et pourquoi nous n’avons pas pris le train express qui vient de partir.

J’astique avec persévérance mon canif, pour me donner une contenance. Je trouve que le guide aurait dû commander un dîner complet pour bien disposer à notre égard le patron du buffet. Nous n’avons pris qu’un café. N’y tenant plus je me lève et vais acheter une revue illustrée ; à la regarder, je tire à peine un quart d’heure ; je recommence. Les Italiens font une tête de condamnés à mort attendant l’exécution. Enfin le guide va prendre nos billets, nous montons dans le train quel soulagement ! Mais il ne faut pas songer à parler, il y a du monde dans le compartiment voisin.

Nous arriverons à une grande ville, par une pluie battante.

Deux inconnus s’emparent de mes bagages et me disent de les suivre ; je le fais avec peine, car ils marchent très vite et les rues sont mal éclairées Enfin je les vois entrer dans une maison, j’y pénètre à mon tour.

Nous sommes chez des ouvriers. L’homme, taillé en hercule, est vêtu d’un pantalon et d’un tricot déboutonné. Je ne vois que ses bras énormes et sa poitrine très large, qui est entièrement couverte de poils ; c’est un terrassier. La femme une grosse blonde, est déjà mère de cinq enfants. Je suis dans une sorte de chambre de réception proprement tenue, le logement accuse une certaine aisance. Les camarades qui m’ont amenée là me disent que j’y devrai rester plusieurs jours, parce qu’il faut un certain temps pour organiser le passage de la frontière. « Vous ne devez pas sortir, ajoutent-ils, vous seriez arrêtée, ici c’est plus dangereux qu’à Berlin ».

Mes conducteurs sont partis et me voilà seule avec mes nouveaux hôtes. La femme se met en devoir de verrouiller la porte et de fermer les double-rideaux. Elle me prépare un lit sur le canapé de cette sorte de salon : me sert un repas composé de saucisses et de tranches de boudin allemand.

Le ménage ne sait pas un mot de français, je ne puis échanger que quelques paroles. Comme il est tard, les époux se retirent dans leur chambre en me souhaitant une bonne nuit.

Malgré le bon accueil de mes hôtes, je me sens très mal chez eux. Leur logement n’est pas disposé pour recevoir un étranger ; il n’y a aucune commodité. Le jour, les enfants envahissent ma chambre, l’emplissant de leurs cris. Je me sens doublement en exil, loin de mon pays et loin de mon milieu. Si encore je pouvais lire ; mais pas un livre, pas même un journal.

À la fin je n’y tiens plus et je sors ; tant pis si on m’arrête.

Je suis affligée d’une robe grenat qui fait retourner les passants. C’est une faute ; il faut absolument qu’on ne me remarque pas. J’entre donc dans un magasin à l’effet d’acheter un manteau de caoutchouc de couleur foncée et un chapeau à la façon du pays. Cela ne va pas tout seul ; j’ai de la peine à me faire comprendre et on me fait, là encore, toutes sortes de questions qui me mettent au supplice. Enfin je sors sans encombre et j’ai la joie de constater que, revêtue de mon imperméable brun, coiffée de mon « reisehut » je passe inaperçue.

Le chef du parti communiste de la ville m’emmène promener une après-midi. C’est un homme d’une trentaine d’années, ancien ouvrier qui s’est instruit lui-même. Il n’ose se montrer avec moi dans les lieux fréquentés, nous prenons donc un tramway qui nous emmène dans la banlieue. Nous entrons dans un café décoré de peintures modernes. Il y a une terrasse au bord d’un étang. J’ai déjà pu remarquer combien les gens d’ici savent tirer parti du moindre point de vue. Mon compagnon trouve l’endroit enchanteur ; j’approuve par politesse : l’étang est petit, encaissé dans des maisons qui n’ont rien d’original. Je suis très triste ; voilà quinze jours que j’ai quitté Paris, quinze jours que je tremble. Déjà la dépendance dans laquelle je suis, me pèse lourdement ; je voudrais être à l’hôtel, aller au restaurant, au théâtre, me promener, faire ce que je veux, enfin !

Une après-midi, comme je rentre d’une promenade mélancolique à travers les rues, on m’annonce que je pars. Le « chef » à un sourire de pitié en me voyant manifester ma joie. Je n’ai plus, il est vrai, ma belle énergie de Berlin ; c’est que le milieu n’est plus le même.

Après de multiples précautions prises à la gare pour dépister les policiers, nous nous retrouvons, les Italiens et moi, dans un wagon de troisième avec un nouveau conducteur.

Je suis maintenant tout à fait rassurée. Le « chef », que je viens de quitter, m’a dit que je passerai la frontière dans les meilleures conditions Une voiture diplomatique jouissant de l’exterritorialité doit venir me prendre et j’aurai pour compagnon un attaché d’ambassade. Aucun policier n’osera demander ses papiers à la compagne du diplomate ; au cas tout à fait improbable où cela arriverait, je déclarerais les avoir perdus, je donnerai cent marks à l’agent qui ne manquera pas de s’incliner très bas.

Je crois tout cela. Comment penser que l’on puisse me tromper dans une occurence pareille !

Après plusieurs heures de voyage, on nous fait descendre à un village. On est en pleine nuit. Nous marchons un quart d’heure par des chemins déserts, nous entrons dans une maison assez vaste, nous montons au premier étage et pénétrons dans un logement d’ouvriers.

Il est pauvre, mais proprement tenu ; une lampe posée sur un meuble, éclaire des portraits de chromos de Guillaume et de François Joseph.

Une vieille femme nous sert à manger les traditionnelles saucisses : bientôt arrive un homme très grand, vêtu en paysan. « Voilà, dit notre conducteur, le camarade qui doit nous faire passer la frontière. »

Je me récrie :

— Eh mais… l’attaché diplomate…

Le conducteur ne sait pas ce que je veux dire.

Je commence à éprouver quelques craintes aux façons graves du guide. Il nous remet à chacun un tout petit morceau de papier sur lequel est écrit un nom qui ne me dit absolument rien. Il nous recommande de rouler ce papier et de le cacher dans la doublure de nos vêtements. Ce voyage qu’on m’avait dit facile m’a tout l’air d’une expédition.

Enfin, ce n’est pas le moment de reculer et récriminer me paraît tout à fait inutile ; là-bas, évidemment, on ignorait complètement ce qui se fait ici. La belle confiance que j’avais à Berlin m’a tout à fait quittée. Mais il n’y a pas autre chose à faire qu’à s’abandonner aux mains de ces hommes.

On me réclame cent marks pour la voiture ; ah, il y a tout de même une voiture.

Nous quittons la maison et après avoir fait environ cinq cents mètres, nous nous trouvons devant une affreuse charrette remplie de paille. C’est cela la voiture diplomatique ! Je crois être le jouet d’un de ces cauchemars dans lesquels les bijoux se changent en feuilles sèches. L’homme qu’on nous a présenté comme devant nous faire passer la frontière, monte sur le siège avec un autre. Les Italiens et moi, nous nous installons comme nous pouvons dans la charrette ; on part au grand galop.

— Mes craintes commencent à se calmer. Si ce n’est que cela après tout, le danger n’est pas bien grand. Je ne tiens pas outre mesure à passer pour une diplomate ; que j’arrive, c’est l’essentiel. Au fond même je sens quelque plaisir à filer ainsi dans la nuit noire ; le danger me paraît tout à fait illusoire. Qui nous a vus ? Qui même s’occupe de nous ?

Mon enthousiasme se refroidit lorsque le cocher, montrant, de son fouet, une place au bord de la route, nous annonce qu’un camarade a été tué là dans un récent passage.

Quoi tué ? dis-je dans mon mauvais allemand, mais je croyais que nous ne risquions qu’une arrestation ?

— Il y a là-bas un cordon de soldats et si on nous voit, on nous dire dessus.

— Diable !

Enfin, il faut passer. Je me rassure intérieurement en me disant que ces conducteurs tiennent à leur vie comme je tiens à la mienne. Ils s’arrangeront pour qu’on ne nous voie pas. D’ailleurs ce n’est pas facile de viser dans la nuit noire.

Aux villages la voiture prend le pas, pour repartir au galop lorsque les maisons sont dépassées. Nous allons toujours, voilà une grande heure que nous sommes partis, sans doute la frontière est loin. Mais un cycliste s’approche, il dit quelque chose au cocher ; probablement la route n’est pas libre, puisque nous tournons brusquement et allons à travers champs avec d’effroyables cahots qui nous jettent les uns sur les autres.

Bientôt on nous fait descendre. Le cocher siffle en sourdine ; deux hommes arrivent, venus d’on ne sait où, il nous remet à eux, nous les suivons.

Comme ils vont vite, je dois courir pour me mettre au pas, et dans la nuit noire c’est à peine si nous les distinguons. Sans doute nous sommes dans un champ labouré car il y a partout des trous, je me tords le pied à chaque instant, je tombe même tout à fait plusieurs fois.

L’effroi me gagne. À quelle espèce d’hommes nous a-t-on confiés, ils vont devant sans s’occuper de nous, quelle dureté ! La respiration me manque, je pense que je n’arriverai jamais et je me dis aussi que si j’ai le malheur de me faire une entorse, ces gens me laisseront là.

Enfin, on fait halte. Nouveau sifflement qui fait surgir de terre deux nouveaux venus auxquels on nous remet. La frontière est-elle passée ou non, je n’en sais absolument rien.

Le voyage continue à travers les frondrières, bientôt nos conducteurs se jettent à terre en disant : « Soldaten ! » ; nous les imitons. Il fait un vent terrible, heureusement !

Nous restons couchés sans faire un mouvement ; un des conducteurs est parti, en rampant éclairer la route.

Ai-je peur. Non, pas précisément, le danger est trop près, je n’ai qu’une idée : en sortir !

L’éclaireur revient, il nous fait signe de le suivre, nous rampons derrière lui, nous arrêtant de temps à autre pour écouter.

Une rivière se présente. Je commence à me déchausser, mais l’un des guides me fait signe de n’en rien faire. Sans mot dire, il me charge sur son dos, me traverse et me jette sur le rivage opposé ; on en fait autant à mes deux compagnons.

Après un nouveau temps de reptation, les conducteurs se lèvent, nous aussi. Sans doute la frontière est passée enfin, et le danger avec elle.

Un des guides me frappe sur l’épaule, du doigt il me montre des lumières dans le lointain et me dit d’un ton presque amical :

« Der züg ! » (le train), puis il ajoute : « Haben sie ein passeport ? » (avez-vous un passeport ?)

Kein passeport !

Kein passeport ? font-ils tous deux, en levant les bras au ciel… Kein passeport !… ah !… ah !… illégal ! — Leur ton est celui du plus grand effroi. Illégal !… Illégal !… répètent-ils. Der tod ! (la mort !)

Je n’y comprends rien du tout. Comment ces gens ont-ils pu penser que nous puissions avoir un passeport ? Si nous en avions eu un, nous aurions pris le train. Ce n’est pas par plaisir que nous avons fait ce passage terrible. Mais je sais trop mal l’allemand pour demander des explications. Les deux guides se concertent et paraissent tout à fait effrayés.

Nous faisons encore environ deux kilomètres et voilà qu’on nous fait entrer dans une maison qui, dans l’obscurité, m’apparait sordide. Une femme arrive en chemise, elle semble s’opposer vivement à notre intrusion.

Je crois d’abord qu’on veut seulement nous faire reposer quelques instants de notre marche exténuante. Mais un des guides me dit en allemand que nous devons rester là un temps indéterminé. Deux jours, trois jours ou plus, on ne sait pas.

Nous entrons tous trois dans une violente colère. Nous avons changé plusieurs fois de guides cette nuit, qui sait si nous ne sommes pas tombés entre les mains de voleurs qui veulent nous rançonner.

La femme s’approche de moi, et tente de me calmer par des caresses ; je la repousse violemment.

Les guides sont partis, la femme a allumé une bougie et étendu un matelas dans la pièce voisine, les deux Italiens vont s’y étendre et vaincus par la fatigue, ils dorment tout de suite. Elle m’invite à partager son lit ; les draps sont affreusement sales ; je refuse avec indignation.

D’ailleurs j’étouffe dans cette pièce où l’odeur est infecte, je remarque qu’il y a deux affreux grabats à fond de planches, quatre enfants dorment là tout habillés.

Je vais dans la pièce où dorment les hommes et m’asseois près de la fenêtre que j’ai ouverte. De notre situation, je ne m’en fais pas la moindre idée ; pourquoi faut-il rester là ? Sommes-nous toujours aux mains des camarades ? Ne nous a-t-on pas abandonnés, tout simplement pour se débarrasser de nous ? Autant de questions que je ne résous pas. La femme me regarde méchamment ; elle semble très fâchée contre moi.

Mais je suis prise d’un hoquet nerveux qui ne cesse pas, je n’en suis pas effrayée, car j’ai eu bien des fois de pareilles crises. Mais la femme qui ne connaît pas cette maladie, prend peur. Elle m’apporte, en silence, un œuf, une tasse de thé et un sucrier. Ce dernier objet attire mon attention, c’est un verre à couvercle, comme il y en a en Allemagne dans les brasseries, j’examine le couvercle, il est en argent et porte une couronne royale avec deux initiales entrelacées : le verre d’un roi.

Voilà le jour, les Italiens se réveillent et nous délibérons sur notre situation. Où sommes-nous ? Nous n’en avons pas la moindre idée. Il apparaît que nous ne sommes pas chez des voleurs ; on ne nous veut pas de mal. Mais qui est cette femme ? Pourquoi nous laisse-t-on dans cette maison au lieu de nous faire continuer notre chemin, puisque la frontière est passée ?

Nous avons l’impression d’une organisation très mauvaise. Le fil parti de Berlin est coupé, nous sommes abandonnés dans un pays perdu. Mes camarades se désespèrent, surtout l’ex-dictateur, beaucoup plus nerveux que son ami.

Vers midi la femme nous sert un repas assez bon, mais nous n’avons guère d’appétit. La maison est en bois ; elle est composée de trois pièces : celle dans laquelle on pénètre d’abord, sert de cuisine, elle est meublée d’un fourneau tout délabré.

De cette cuisine on pénètre dans la chambre à coucher, fermée seulement par un rideau très sale. Enfin une porte donne dans la plus grande des trois chambres ; celle où nous nous tenons. Deux petites fenêtres à carreaux bleu-blanc-rouge, éclairent la pièce ; l’une donne sur la route, qui est en très mauvais état, elle est couverte d’au moins un pied de boue. Au travers des carreaux, nous apercevons d’autres maisons semblables à la nôtre, avec les mêmes petites fenêtres à carreaux multicolores.

Nous avons l’impression d’être très loin ; un de mes camarades dit qu’il a vu une fois au cinéma ce paysage. La pièce où nous sommes est pauvrement meublée, comme toute la maison ; une vieille armoire de bois peint, une table toute cassée, reléguée dans un coin et remplie de vêtements jeté en tas ; une autre table où nous mangeons, quelques chaises, une machine à coudre. La femme a travaillé dans la matinée à cette machine, elle est couturière.

Dans l’après-midi, deux hommes, assez bien habillés, pénètrent auprès de nous.

L’un porte sous Je bras une serviette de diplomate ; il ne sait pas un mot de français. L’autre sait le français à peu près comme je sais l’allemand, c’est-à dire très mal.

Ces hommes me font subir un examen politique qui me déconcerte absolument. Comment, mais n’ai-je pas été admise à Berlin ? Si on n’a pas confiance en moi pourquoi m’avoir fait venir jusqu’ici. Le « diplomate » me transperce de son œil noir et dans mon impuissance à m’expliquer à cause de mon ignorance de l’allemand je perds absolument la tête, j’oublie le nom de la ville où je dois prendre le train pour la Russie. « Pourquoi, me dit-il d’un ton agressif, voulez-vous aller en Russie ?

— Mais parce que je suis communiste et désire assister à la réalisation de mes idées. »

Le « diplomate » semble ne pas comprendre ; il ricane méchamment.

Je tire de mon soulier une recommandation en russe que je conservais pour la Russie ; à peine s’il daigne la prendre. Enfin, sur mon insistance il la lit et me déclare qu’elle ne vaut rien parce qu’il manque un cachet.

La maîtresse de la maison est intervenue dans le débat ; elle fait contre moi un réquisitoire terrible. Comme chef d’accusation, j’ai dédaigné son lit, j’ai dit que la maison était sale, je n’ai presque pas mangé. Conclusion je suis une bourgeoise.

Cela prêterait au ridicule, si ce n’était odieux. J’ai abandonné tout amour-propre et je me laisse aller à dire : « Quelle situation terrible ! » — Pas si terrible, dit celui des deux hommes qui parle un peu ma langue, il y a eu ici le front français ; des blessés, des morts ; leur situation était plus terrible que la vôtre.

Le front français ? En quoi peut-on m’imputer les excès de la guerre, moi qui toute ma vie l’ai combattue.

Les deux Italiens sont interrogés à leur tour ; la femme est pour eux pleine de bienveillance ; ils ont mangé, ils ont dormi. Évidemment ce sont de bons camarades.

La sentence est rendue. Les deux Italiens iront en Russie et moi je n’irai pas ; on m’apportera demain un passeport pour la France.

Je bouillonne de rage impuissante. Ainsi je n’irai pas en Russie parce que j’ai refusé de coucher dans un lit infect. Cette femme ignorante et fruste décide du sort des camarades, ses avis puérils et vulgaires sont écoutés avec respect.

Qui croira à Paris cette histoire lorsque je la raconterai !

La nuit arrive ; la femme prépare un matelas pour les deux Italiens. Pour moi elle avance une chaise de bois qu’elle frappe violemment contre le sol et me dit : Voilà !

Je frissonne en pensant à la nuit d’insomnie ; la quatrième, décidément je laisserai ma vie dans ce voyage.

Le lendemain personne ne vient m’apporter le passeport promis. S’est-on ravisé ? Ce « diplomate » doit avoir des chefs peut-être plus éclairés que lui, ont-il compris qu’on ne peut pas refuser une militante pour des motifs aussi ridicules ?

À tous égards je comprends qu’il me faut sacrifier mon amour-propre et faire la paix avec cette femme.

Quelle faute avais-je commise aussi, grand Dieu ! Cette femme : c’est la sœur d’un commissaire à la guerre !

Elle a des qualités que je ne tarde pas à reconnaître. Elle est dévouée au Parti et risque gros en nous donnant asile. Son mari a été tué à la guerre, elle a quatre enfants qu’elle parvient à grand’peine à nourrir. Comme je lui demande pourquoi son frère qui a une place si importante en Russie ne l’aide pas, elle me répond qu’il ne gagne pas d’argent, qu’un communiste ne doit pas en gagner. C’est elle, au contraire qui lui envoie du chocolat.

C’est très beau ; cette femme est une héroïne obscure comme j’en trouverai beaucoup en Russie ; mais quelle dureté dans son œil gris ! Elle me fait frissonner lorsqu’elle chante « Mort aux bourgeois ». Je pense à Mme Defarge, la tricoteuse du roman de Dickens : « Un drame sous la Révolution. »

Je comprends que je ne suis qu’une révolutionnaire théorique et qu’il faut de ces êtres frustes pour les dures nécessités.

De temps à autre il lui échappe des paroles énigmatiques : « C’est ici la maison de la mort ! » ou bien : « Les communistes, on les tue ». Je ne m’y arrête pas, sans doute fait-elle allusion à des événements révolutionnaires récents.

La journée est mortellement lente. Le « dictateur » évoque son passé, non les heures de son pouvoir éphémère, mais le temps plus paisible où il s’instruisait dans les universités populaires d’Italie. Il se rappelle avec attendrissement le professeur qui s’était intéressé à lui et auquel il doit le peu de français qu’il sait.

« Ah ! fait-il, si j’avais continué dans cette voie, je ne serai pas ici. »

J’essaie de lui faire reprendre courage en lui disant que si la vie de militant comporte parfois des dangers, elle est une source d’émotions que l’on ne trouve qu’en elle.

L’autre Italien lui, ne s’en fait pas ; il a fait la guerre à Tripoli et en Autriche. Il en a vu de toutes les couleurs et a appris à prendre le temps comme il vient. Il trompe son ennui en apprenant aux enfants des tours d’escamotage.

Voilà la troisième nuit. La femme me prépare un lit en rapprochant des chaises de bois, elle dispose dessus deux oreillers. Pour couverture, j’aurai son manteau d’hiver. Je suis effroyablement mal, mais ma fatigue est telle que je parviens à dormir là quelques heures.

Le lendemain, vers le soir, on signale une descente de police. Je vois les enfants se précipiter à travers la maison, ils fouillent l’armoire, grimpent sur la table pour atteindre une planche élevée, bouleversent les placards ; ils cherchent les papiers politiques. En moins d’un quart d’heure tout ce qu’il y avait de compromettant est brûlé dans le poêle de la cuisine.

— Voilà, dis-je à la mère, de bons petits conspirateurs. Ne disent-ils jamais aux autres enfants, que vous cachez des camarades ?

— Jamais !

Et le plus jeune des enfants, une petite fille, n’a que six ans.

La police ne vient pas ce jour-là. Jusqu’ici la perspective d’être arrêtée ne m’effraie pas. Que peut-on me faire ? Me reconduire en France. Or puisque je ne suis pas sûre d’aller en Russie, j’aimerais autant, ma foi, être arrêtée. Je le dis à la femme.

— Retourner en France, vous croyez cela, répond-elle. Pour avoir le droit d’exister dans ce pays, il faut un passeport spécial. Du moment que vous ne l’avez pas, c’est que vous avez passé la frontière illégalement. Si vous êtes passé illégalement, c’est que vous êtes communiste et les communistes on les fusille… sans jugement !

Et pour que je comprenne bien, elle appuie ses paroles d’un geste qui ne permet pas l’équivoque.

Un froid glacial me saisit toute entière. Mes compagnons sont dans la cuisine et n’ont pas entendu. Leur dire, à quoi bon, leur terreur ne ferait qu’augmenter la mienne.

Trois jours passent, la police ne vient pas.

Le quatrième jour, un « camarade » entre en coup de vent ; il nous annonce comme imminente, l’arrivée des policiers et nous fourre à la hâte dans la chambre à coucher. Je suis assise près de la fenêtre et je vois un agent en uniforme qui s’approche de la maison, le camarade se joint à nous ; la femme va ouvrir.

Minutes d’angoisse ! Je tiens à la main deux cents marks pour essayer de corrompre l’homme. Je l’entends qui parle avec la femme dans la cuisine ; puis tous deux passent dans la grande chambre. On entend le bruit de leurs voix pendant dix grandes minutes. Enfin, l’homme quitte la maison ; il n’a pas eu l’idée de regarder dans la chambre à coucher qui n’est pas fermée.

Sauvés ! Est-ce possible ?

Mais il faut fuir immédiatement ; on me jette un châle sur la tête et on m’entraîne à quelques cents mètres, dans une autre maison. Les Italiens sont emmenés ailleurs.

La maison est plus petite que celle que je viens de quitter. Elle n’a que deux pièces : la cuisine, où la famille se tient pendant le jour et la chambre à coucher, meublée de lits de fer sans draps, d’un buffet et d’une table de bois blanc grossièrement fabriquée. Le mari est charpentier, il les a faits lui-même. Le buffet n’est pas adossé au mur, il y a une penderie par derrière, c’est là que je me cacherai si on vient. Dans un angle de la pièce, un énorme morceau de lard, tout en graisse, pend du plafond.

Je suis loin d’être rassurée : je pense que la police n’aura pas de peine à me trouver, pour peu qu’elle le veuille. Et les paroles de ma dernière hôtesse me reviennent : « fusillée sans jugement ». Cela me paraît absurbe, car, enfin, si je suis bolcheviste, mon ignorance de la langue me rend tout à fait inoffensive ; d’ailleurs, d’après les conventions bourgeoises, je n’appartiens pas aux gens d’ici, je suis Française et on n’a pas autre chose à faire qu’à me rendre à la France qui s’arrangera de moi. Oui, mais je sais aussi combien la guerre a bouleversé toutes les conventions. Aujourd’hui la bourgeoisie a fait litière des principes démocratiques : la liberté de penser a cessé d’exister. Il n’y a plus sur la terre entière que le duel formidable des deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat. Et je suis sur le terrain de la bataille. Les États-tampons, c’est l’Europe, qui les a crées pour séparer la Russie bolcheviste des nations capitalistes. Qui sait, peut-être qu’il n’y a plus de lois ici et que tout est permis contre les communistes, quel que soit leur pays. C’est là qu’on a placé les fameux fils de fer barbelés de Clemenceau et dans ces fils je suis prise.

Derrière la table il y a une grande glace, je m’y regarde avec terreur. Du plomb fera de ma tête une bouillie, la cervelle jaillira. Pourquoi, qu’ai-je fait de criminel ? Je vais voir la Rassie, est-ce que cela mérite la mort ? Je repasse ma vie de travail constant pour l’acquisition de la culture intellectuelle que je possède. Et ce sont des soldats, pour la plupart des brutes alcooliques qui me tueront. Je vois en esprit, le poteau d’exécution et j’éprouve la sensation affreuse que doit avoir l’animal pris au piège, avec en plus, hélas, l’imagination de l’homme.

Dans mon chapeau, dans mes vêtements, dans mes souliers j’ai des lettres de recommandations pour la Russie ; je brûle tout. Si vous n’avez aucun papier sur vous, m’a dit « Madame Defarge » vous pouvez encore avoir la chance de vous en tirer, mais si vous portez le moindre document politique, vous êtes perdue. On a fusillé un jeune homme de seize ans parce qu’on a trouvé dans sa poche un journal bolchevik !

Que faire ? Il faut cependant essayer de sortir de cette situation et pour cela je dois, avant tout, compter sur moi-même. J’écris une dizaine de lettres à mes amis de Paris. Si je ne suis pas arrêtée, peut-être m’accusera-t-on ensuite d’avoir eu peur ; mais si je suis arrêtée, les démarches qu’on aura faites empêcheront qu’on me traite sans ménagement, quitte à faire ensuite des excuses pour la méprise.

Évidemment tant que je ne suis pas arrêtée, je ne risque rien, mais qui sait si une fois en prison on me permettra d’écrire ? Le pays où on fusille un homme pour un journal, ne me paraît par très civilisé.

J’essaie de confier mes lettres à mon hôte il me dit qu’il n’a pas le temps de les porter.

Il me cache cependant, cet homme. Peut-être le paie-t-on pour cela ? mais enfin, payé ou non, il risque. C’est la race, je le vois, qu’il faut accuser. Partout les mêmes visages blancs, les mêmes cheveux blond clair et les mêmes yeux gris, effroyablement durs et je comprends qu’ici la vie humaine n’a aucune importance.

Tout de même Mme Defarge pense à moi : elle m’envoie l’ainée de ses enfants, une fillette de quatorze ans aux magnifiques cheveux dorés. C’est elle qui portera les lettres et pour plus de sûreté, elle ira les mettre en Allemagne. Elle a un passeport qui lui donne le libre accès de la frontière. Elle cache les lettres dans sa poitrine, la petite conspiratrice, pour que personne ne se doute de rien.

J’ai cessé de faire la difficile ; j’accepte de coucher sans draps sur des coussins infects. Heureusement mon lit est près de la fenêtre, la nuit je me lève furtivement pour ouvrir, car l’air est irrespirable.

Me voilà en prison chez ces paysans, impossible de quitter cette chambre, même pour aller aux commodités qui sont dans la cour, on me verrait. Pour les besoins naturels on me donne un vase de nuit, l’odeur devient infecte.

Et cette nouvelle prison ne vaut pas l’autre. Avec Mme Defarge je pouvais baragouiner un peu d’allemand. Ce n’était qu’une couturière de village, mais il y avait en elle le reflet du commissaire de Moscou, on pouvait échanger quelques idées. Ici, rien. Le mari ne rentre que le soir pour manger et dormir. Impossible de parler avec la femme, d’ailleurs elle ne sait que le letton, dont j’ignore le premier mot. Je suis modeste en disant que je ne sais pas un mot de letton ; j’ai fini par en apprendre un : « kallis ». La femme dit toute la journée ce mot pour apaiser les cris de son dernier-né qui a quinze jours. On m’a dit plus tard que « kalis » voulait dire : « qu’est-ce que c’est ». Mon hôtesse ne fait aucun ménage et la chambre devient d’une malpropreté telle que je finis, malgré ses protestations, par balayer, ce qui est pour moi un plaisir, dans mon désœuvrement. Lorsque le mari rentre elle coupe une tranche du morceau de graisse qui pend du plafond et elle le lui donne à manger avec un morceau de pain noir. C’est là le diner.

Je suis un peu mieux traitée. À midi, pas toujours, car lorsque la femme part en course, on oublie de me faire manger, je suis gratifiée de deux œufs et d’un verre de thé. Quelquefois à la place des deux œufs, il y a un morceau de cochon salé à la « Lettoch » absolument immangeable pour mon pauvre estomac de parisienne.

Pas un livre ! Mon temps se passe à arpenter la pièce du matin au soir, comme un ours en cage. Je suis tellement déprimée que la satisfaction des nécessités de la nature est pour moi une distraction. Je désire la folie qui au moins me ferait oublier mon malheur, mais la folie ne vient pas, en dépit du bromure que je prends à haute dose pour m’abrutir.

Il y a des moments où je m’imagine subir les épreuves de quelque terrible Sainte-Vehme. Ma situation est pire ; le danger, hélas, n’a rien d’imaginaire.

Je n’ai pas encore pu savoir au juste pourquoi on me retient ici. Le salut, m’a-t-on dit, est à X., à soixante kilomètres ; que ne m’y conduit-on ? S’il n’y a pas d’autres moyens, j’irai à pied, la nuit, le jour je me cacherai. On ne veut pas me laisser aller.

Le pays est plein de policiers, me dit Mme Defarge qui est venue me voir. Si vous mettez le pied dehors vous serez arrêtée infailliblement, et vous savez ce qui vous attend. Nous aussi d’ailleurs, nous serions pris avec vous. De quoi vous plaignezvous ici ? Vous mangez, vous dormez, vous n’êtes pas mal. Prenez patience, on s’occupe de vous pour vous avoir un passeport ; vous partirez un jour ou l’autre.

Un matin, la fillette de Mme Defarge m’apporte une boulette de papier de soie. Je dois, dit-elle, lire et brûler. Je déplie la feuille ; il y est dit en très mauvais français que j’irai en Russie et que je partirai dans trois jours.

Je n’ose me réjouir ; j’ai été tant de fois trompée. Mais tout de même, je reprends un peu courage. Je me dis que si je manque de livres, j’ai mon cerveau qui est un livre, en somme. Au lieu de m’hypnotiser sur ma situation, je vais écrire des articles.

Les manuscrits se perdront, cela est plus que probable, mais pendant que j’écrirai le temps passera et c’est le principal. Je m’attache, bien entendu, à ne traiter que des sujets étrangers à la politique. Si on m’arrête ces études me serviront à prouver que je ne suis qu’un écrivain curieux de la Russie et non une femme politique.

Mais le jour annoncé passe sans rien m’apporter de nouveau. À travers le rideau de mousseline toujours tiré, je vois au loin dans les champs les paysannes qui vont et viennent librement. Pourquoi n’ai-je pas comme elles la liberté ? Et ma dépression morale est telle que pour avoir la liberté je consentirais à être l’une de ces femmes.

Le lendemain encore rien et personne ; je prends une forte dose de bromure.

Enfin, au bout de trois jours, la petite fille revient et à travers son allemand, je comprends que le camarade qui m’apportait le passeport sauveur a été arrêté ; le document est aux mains de la police. Toutes les démarches sont à recommencer.

C’est le 14 août, veille de grande fête, des chants et des musiques m’arrivent du lointain. Les enfants de mon hôtesse font dans un tonneau, un lavage sensationnel. Au soir, Mme Defarge et sa fillette viennent me voir et me proposent une petite promenade.

Une promenade ? Mais, les policiers ? Les policiers, ils dansent ; c’est grande fête aujourd’hui. Délicieuse cette promenade au clair de lune ; voilà douze jours que je ne suis pas sortie. On m’a coiffée d’un mouchoir pour que je ressemble aux femmes du pays. Tout de même, nous nous sommes trop approchées du village ; un homme qui nous a croisées m’a regardé curieusement.

Nous rentrons à travers champs ; au loin une rangée de becs de gaz ; c’est la voie ferrée ; Mme Defarge étend le bras : de ce côté l’Allemagne et, là-bas, la Russie.

J’ai, je m’en aperçois, une certaine influence morale sur Mme Defarge. Je lui ai expliqué qu’on pouvait être communiste et aimer en même temps la vie. Évidemment, de rudes besognes sont parfois nécessaires, mais en attendant, pourquoi ne pas sourire aux fleurs, aux bêtes, aux enfants, à tout ce qui est aimable. Le bourreau lui-même, entre deux exécutions, à un temps de répit. Et maintenant, Mme Defarge prend goût à nettoyer sa maison et elle a adopté un petit chat abandonné auquel elle donne du lait. La fillette me raconte tout cela ; elle n’en revient pas ; c’est vous la cause, fait-elle.

Il a été question de me mêler à un convoi d’émigrants qui viennent d’Allemagne et vont en Russie ; ils sont dispensés du passeport. Mais on a trouvé ce moyen dangereux ; ces gens verraient tout de suite que je ne suis pas Russe et comme ils ne sont pas communistes, ils s’empresseraient de me dénoncer aux policiers du train.

Vais-je donc rester éternellement ici ?

J’ai proposé plusieurs moyens d’évasion, pensant que, puisque les camarades me paraissaient assez pauvres d’imagination, il me fallait en avoir pour eux.

Ne pourrait-on pas avais-je dit, me mettre dans une voiture de paysan, sous de la paille ? Non, ce serait suspect, on regarderait dans la paille.

Mais la nuit ?

Les voitures n’ont pas le droit de circuler la nuit.

Une après-midi, enfin, un camarade que j’ai déjà vu m’annonce que je prendrai le train le lendemain matin.

Mais le passeport ?

Pas besoin. En disant cela, il tremble de tous ses membres. Je comprends que le moyen est dangereux, car cet homme a l’habitude de passer des camarades illégaux ; s’il a peur, c’est qu’il y a un grand danger.

On diminuerait ce danger en faisant un peu de route à pied vers X… Il y a bien des chances pour que la deuxième station soit moins surveillée que la station frontière.

— Oui. me dit le camarade, mais il y a vingt kilomètres.

— Je les ferai.

— Alors, partons cette nuit.

Nous voilà dans les champs, tous les trois, la petite fille de Mme Defarge vient nous conduire un bout de chemin. Que n’a-t-on adopté plus tôt ce moyen ? J’avais proposé plusieurs fois de faire toute la route la nuit, en trois étapes ; on a toujours refusé.

Je me sens presque en sécurité dans ce sentier au milieu des prairies. Qui sait que je suis là ? qui viendra m’y chercher ? Ah, si j’avais été seule, je serais à X depuis longtemps.

Au bout de deux kilomètres, on amène les deux Italiens ; nous disons adieu à la petite fille. « Repassez par chez nous au retour et emmenez-moi à Paris » dit-elle.

Je le lui avais promis, mais, au retour, mes dispositions ne seront plus les mêmes. D’ailleurs, qui sait ce que deviendrait cette petite fille, belle comme Mignon, qui marche nu-pieds, mais n’en a pas moins toutes les convoitises. Comme elle s’accrochait à tous mes bibelots de voyageuse, ma bouteille d’eau de Cologne, mon peigne, mes bas en soie artificielle !

Paris est plein de pièges pour les jeunes filles qui rêvent de belles robes.

Au milieu de la nuit nous faisons halte dans un village. Notre guide nous a d’abord laissés à cinq cents mètres de la dernière maison et il est allé éclairer la route. Il revient, nous le suivons à pas de loup. La lune jette sur les chaumières de bois une lumière tragique. Il y a une rivière que l’on franchit sur une passerelle avec d’infinies précautions. Nous nous coulons dans l’isba ; pas de meubles ; le sol est en terre battue. Une femme s’est levée et a allumé une chandelle. Elle nous demande si nous voulons manger. Je voudrais du thé ; elle n’en a pas, mais elle a du lait, du pain et du beurre. On nous apporte tout cela ; je suis un peu dégoûtée du service, mais les produits sont excellents et ce n’est pas le moment de faire la mijaurée.

On nous a fait passer dans la seconde pièce et j’ai la faveur du lit de fer pour me reposer deux heures. Au-dessous de moi, accrochés au mur, les portraits de Lénine, Trotsky, Liebknecht, Rosa Luxembourg resplendissant dans leurs cadres noirs, vrais bijoux au milieu de cet intérieur sordide.

Mais il faut se remettre en marche. J’avais trop présumé de mes forces, mes deux semaines de claustration et d’émotion m’ont beaucoup affaiblie : je suis très fatiguée ; mais il faut marcher, il n’y a pas.

Le jour commence à poindre. Comme il vient tôt. C’est que je ne la désire pas, cette aurore que j’appelais autrefois durant les longues nuits de maladie. Maintenant c’est la nuit que j’aime, la nuit bien noire pour me dérober à la méchanceté des hommes. Mais quelque chose brille à mes pieds, qu’est-ce donc, ah, un fer à cheval.

D’ordinaire, je ne suis pas superstitieuse, je vis dans le présent et ne prends pas grand souci des malheurs à venir. Mais je suis tellement déprimée en ce moment que je vois dans cet objet un gage de salut, je le ramasse.

Nous arrivons une heure trop tôt à la petite gare. Dans un coin de la salle d’attente, très vaste pièce meublée de quelques bancs de bois est un mobilier en déménagement. Une jeune femme est là qui donne ses soins à un enfant malade couché sur un lit tout installé. À terre traînent des casseroles, la lampe, le moulin à café. Que fait là cette femme ? je n’ai pas le loisir de l’approfondir. Pas d’incidents dans le train, mais à X, c’est une cohue pour sortir de la gare et voilà qu’on crie :

Les passeports !

Il faut payer d’audace ou je suis perdue. Pendant que les gens montrent leurs papiers, je me faufile derrière eux, comme j’ai fait à la frontière franco-suisse. Mais il faut passer au milieu des soldats qui font la haie, je prends un air fatigué et je vais. Je m’attends à chaque seconde à ce qu’une main se pose sur mon épaule, mais rien ; il y a deux marches, je les descends, je suis dans la rue.

Je vois le guide et les camarades passer devant moi ; je les suis comme je puis, car mes jambes sont raides et le pavé pointu rend la marche difficile. Je rassemble mes forces, car il ne faut pas perdre mes compagnons. Mais je vois un drapeau rouge flotter au premier étage d’une maison, ce doit être la mission russe ; c’est là, en effet ; je vois les camarades y entrer, j’y pénètre à mon tour.

Sauvés !

La mission russe jouit de l’exterritorialité, plus d’arrestation, plus de fusillade !

Une délicieuse impression de détente nerveuse me pénètre tout entière ; enfin, c’est fini de trembler !

Nous sommes dans une grande salle ornée de rideaux en papier rouge. Les murs sont couverts d’affiches illustrées qui rappellent des phases de la Révolution russe. Sur l’une, un navire brisé que quitte un amiral qui a perdu toute sa morgue d’antan ; son uniforme est déchiré, ses souliers percés, il est affaissé sur lui-même, comme un vieillard. Les matelots qui tremblaient devant lui, autrefois, le huent. C’est le peuple russe qui a mis la bourgeoisie à genoux.

En plusieurs langues, la devise du Parti : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». La devise est même en jargon juif : ici, le jargon des israélites a l’importance d’une langue européenne ; des non-juifs le parlent, et dans les rues, les affiches sont écrites en trois langues : le russe, le letton et le jargon ;

On nous fait monter au deuxième étage et nous pénétrons dans une sorte de chambrée de caserne. Une dizaine de lits de fer sont alignés contre un mur ; il y a aussi des lits dans la pièce voisine et jusque sur le palier.

Quelques personnes sont déjà là, des jeunes gens, un ménage et une très jeune femme. Une inscription en russe est clouée au mur : « Sans entente, pas de communisme ».

Dans l’après-midi, le maître du lieu vient nous voir. Il est vêtu d’une sorte d’uniforme militaire bleu foncé et porte de hautes bottes en cuir noir. Sur sa poitrine est attachée une médaille de bronze à l’effigie de Karl Marx, l’insigne de sa fonction.

Il ne parle que le russe et l’anglais. Les Italiens lui racontent avec force gestes les événements de leur pays. Je sais un peu l’anglais, il se retourne vers moi et me dit d’un air sévère :

— Et la France, qu’a-t-elle fait ?

Je réponds que la France, évidemment, s’est montrée moins avancée que l’Italie en révolution. Je n’essaie pas de l’excuser, ce n’est pas dans mes principes. « Capout, la France ! » fait le commissaire.

De tout ce que j’ai acheté, à Berlin, pour la Russie, je n’ai sauvé que quelques instruments ; le commissaire demande à les voir. Le forceps l’intéresse, mais voilà qu’il bondit sur le fer à cheval que j’ai ramassé sur la route.

— Et cela, fait-il est-ce un instrument ?

Je désire que le plancher s’entr’ouvre sous moi pour cacher ma honte. Il saisit le fer à cheval et le jette par la fenêtre.

Je suis humiliée, mortifiée et j’en veux au commissaire des sentiments qui amoindrissent mon âme. Évidemment j’ai eu tort ; seule la démoralisation dans laquelle je me trouvais m’a fait donner dans cette superstition. Mais je n’aime pas avoir à répondre devant un maître d’une faiblesse qui, après tout, ne regarde que moi.

Je revois le « commandant », c’est l’homme qui m’a fait subir l’interrogatoire malveillant à la frontière ; il s’est humanisé et ses yeux noirs ne me font plus peur.

Pour passer le temps, on joue à la « Commission Extraordinaire ». Je suis accusée, encore ! Un allemand fait contre moi un réquisitoire terrible basé uniquement sur le tissus adipeux dont la nature m’a gratifiée. Tout le monde est maigre, ici excepté vous, donc vous n’avez jamais manqué de rien, donc vous êtes une bourgeoise ! Naturellement je suis condamnée à mort.

On me dit de me mettre au mur, le commandant m’administre trois coups de son revolver, qui n’est pas chargé, je tombe foudroyée, nous éclatons de rire.

Cela ne m’empêche pas de sentir vivement l’ennui, la bonne impression de sécurité du début, une fois effacée par l’accoutumance. Pas un journal français, pas un livre. Après des recherches minutieuses on a fini par trouver dans un coin « Le livre rouge de la guerre russo-polonaise » en français. Ce n’est guère attachant, et puis je l’ai bientôt lu.

Impossible d’avoir une conversation intéressante, personne ne parle français et les pensionnaires de la mission sont des hommes d’action et non des intellectuels. Conspirateurs de toutes les nations de l’Europe, ils vont en Russie chercher un refuge contre la prison, quelques-uns contre la mort.

Le commissaire m’a gratifiée d’un faux nom, il m’a baptisée Capoutchévitch, quel nom baroque ; les pensionnaires en font un calembour macabre : capout Capoutchévitch (on tuera Capoutchévitch). Un jour il m’a fait appeler dans son cabinet et m’a dit

— Vous êtes mère !

— Quoi ?

— Oui, vous êtes mère, il faut que vous le soyez, comprenez-vous ?

— Soit, je suis mère.

Les deux Italiens sont là :

— Voilà vos deux fils : Michaël et Adolphe Capoutchévitch. Vous venez de… (une ville allemande) et vous allez en Russie avec vos enfants. C’est cela que vous direz aux policiers s’ils vous interrogent.

Mais mes enfants ne savent pas le français et moi je ne sais pas l’italien, et puis, il y a une question d’âge, je suis vexée, Michaël a cinq ans de moins que moi, j’aurais commencé jeune. Billevesées que tout cela. J’essaie de graver cette histoire dans ma mémoire. Je retiens bien le nom de mes fils, mais impossible de me rappeler d’où je viens, cette ville allemande a un nom compliqué et puis je crois que le régime des harengs saurs que je subis est tout à fait préjudiciable à mes facultés d’acquisition intellectuelle.

Les Russes ne connaissent pas les susceptibilités de notre pudeur. Je couche dans la même chambre que ces hommes ; il y a quelques femmes autres que moi. Je dois me lever la nuit et traverser toute la chambrée et jamais je ne constate rien de choquant. Ces hommes, cependant, sont loin d’être insensibles, il y a des flirts qui même, causent des larmes

Je me couche tôt, le sommeil est le seul remède à l’ennui que j’éprouve dans ce milieu qui n’est pas le mien, en dépit de l’opinion politique. Un soir, je suis réveillée en sursaut par des cris, des pleurs, un bruit de vaisselle brisée dans la chambre voisine. Je suis d’abord très effrayée. Dans mon ignorance de tout, je pense que, peut-être il y a de grands événements. L’exterritorialité est violée et on arrête toute la mission. Je me blottis en chemise dans un placard.

Voyant que tout se calme, je me risque hors de ma cachette. Rien de tragique. C’était la jeune femme en but à un flirt trop poussé. Pauvre petite humanité !

On part demain pour la Russie ; un commissaire de Moscou vient me voir :

— Vous allez être très mal me dit-il, pendant la première journée, on est forcé de vous faire voyager avec des émigrants et de l’armée rouge, excusez-nous. Ensuite vous serez très confortablement installée, vous aurez le wagon diplomatique.

Grand merci.

Au fond, je suis sceptique ; on m’a promis tant de choses depuis Berlin que je ne crois plus guère aux paroles. Les Russes, semblables aux hommes de l’Orient, n’ont pas l’air de se douter qu’une promesse soit une chose sérieuse et qu’on n’en doit pas faire quand on n’est pas certain de les pouvoir tenir.

On a alloué à la famille Capoutchévitch, huit cents marks pour se nourrir pendant le voyage, et on nous les fait dépenser en provisions fantastiques : quarante livres de pain, dix kilogs de sel, etc… Il n’y a rien à Moscou, nous dit-on ; préparez-vous comme pour un voyage au Pôle Nord. À Moscou, il y a, en réalité, de tout ; c’est l’argent qui me manquera, alors que je ne saurai que faire de ce sel et de ce pain devenu dur comme de la pierre.

Enfin nous sommes partis ; nous voilà dans un affreux wagon à bestiaux peint en rouge, une trentaine de personnes. Le coin de droite est occupé par des familles d’émigrants ; ils emportent des sacs de linge qui répandent une odeur écœurante ; il y a des enfants tout petits.

Dans le coin de gauche, le, coin aristocratique, des camarades de la mission et moi ; au centre, des soldats rouges qui reviennent d’Allemagne.

Un Polonais s’est caché derrière un tas de malles ; il est recherché paraît-il. Il raconte qu’on l’a poursuivi à coups de revolver dans les rues de la ville ; il s’était réfugié à la mission.

Le jour, la porte grande ouverte, je n’ai pas trop à souffrir, si ce n’est de l’inconfort. Assise sur ma valise je regarde le paysage que je vois pour la première fois : immenses forêts de pins, villages clairsemés avec petites maisons de bois à nombreuses fenêtres. Au soir, les émigrantes entonnent un chant plaintif qui est vraiment plein de charme dans le jour finissant. Il dit la douleur des pauvres vies d’esclaves foulées par les forts depuis l’origine du monde.

Le wagon — je l’ai dit — manque des commodités les plus indispensables ; aux stations, il faut descendre et le plancher de la voiture est à un mètre du sol. Les soldats et les jeunes hommes sautent prestement. Ma maladresse m’attire des moqueries que je trouve méchantes, on m’appelle l’« acrobatic ». L’envie m’étouffe de dire à ces gens que si je n’ai pas leur souplesse, j’ai ce qu’ils n’ont jamais eu et n’auront jamais.

Un jeune homme, sanglé dans un impeccable uniforme kaki, fait les fonctions de conducteur : il s’occupe surtout des soldats auxquels il distribue du pain et des boîtes de conserve.

Voilà la nuit. Ceux qui, venus légalement ont des bagages, tirent des couvertures. Je n’ai rien et je dois m’étendre sur les paniers d’osier. On ne m’offre rien ; il faut même que je demande une tasse de thé lorsque j’ai soif ; on n’a pas l’idée de me la proposer. J’ai abdiqué mon amour propre parce que je veux vivre mais, comme j’enrage d’être faible, d’être obligée de m’abaisser devant ces gens. Ô Paris, mon Paris ! où du moins je ne demande rien à personne. Le « commandant »