Mon berceau/Saint-Germain-l’Auxerrois ou le Calembour en pierre

Bellier (p. 123-129).

SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS
OU LE CALEMBOUR EN PIERRE


MINUTIEUSE DESCRIPTION — L’ARCHE DE NOÉ — COMMENT ON TROUVAIT LE MOYEN DE S’IMMORTALISER AU MOYEN-AGE.

Un brave confrère, mort aveugle et jeune encore, bien oublié aujourd’hui, quoiqu’il ait inauguré le reportage en grand au Figaro, Gaston Vassy, était très fier d’avoir inventé le calembour par gestes ; eh bien, longtemps avant lui, le chapitre de Saint-Germain-l’Auxerrois, âpre au gain, comme tous les gens d’église, avait inventé le calembour en pierre pour s’en faire de fortes rentes : j’expliquerai tout à l’heure pourquoi et comment, et c’est ce qui excuse le sous-titre de cette chronique, qui ressemble ainsi à un mélodrame de 1830.

Aussi bien, suivant ma promesse, je ne veux rappeler ici que le côté cocasse et grotesque de l’église et l’on sait que la chose est ordinairement assez facile à trouver dans ces édifices.

On affirme que l’église remonte à Childebert Ier ou à Chilpéric Ier ; je n’y vois point d’inconvénient, mais comme elle a été rebâtie plusieurs fois depuis ces époques, aussi lointaines que peu historiques, elle ressemble singulièrement au couteau de Jeannot.

Ainsi, elle possédait un jubé, œuvre incomparable et unique au monde, de Pierre Lescot et de Jean Goujon ; aussi, en 1744, les prêtres du temps s’empressèrent-ils de le faire démolir, sous prétexte qu’on ne les voyait pas officier, puis ils firent disparaître l’admirable architecture des piliers pour la remplacer par des poteaux lourds, de manière à effacer la barbarie gothique.

On ne saura jamais ce que l’armée et le clergé — ces vandales — ont ainsi détruit de chefs-d’œuvre en France, par fanatisme ou par ignorance.

C’est là un sujet lamentable sur lequel les artistes gémiront éternellement et sur lequel je ne veux pas m’attarder.

Je ne veux point davantage donner la longue nomenclature des personnages célèbres qui ont été enterrés dans l’église, ni donner la liste des fêtes religieuses auxquelles les rois assistaient en qualité de paroissiens — de sinistres paroissiens pour la plupart — ni faire l’inventaire des richesses artistiques de l’église et qu’on laisse tomber en ruine d’ailleurs, comme les fresques du porche, ni énumérer les massacres qui ont eu lieu sur le parvis.

Cela m’entraînerait beaucoup trop loin et d’ailleurs, au cours de ce volume, je compte m’arrêter un instant aux massacres, pensant qu’il y a là un enseignement salutaire pour le peuple et qu’il convient de ne pas l’oublier.

Aujourd’hui, restons dans le domaine du calembour, c’est plus amusant.

Dans sa description archéologique des monuments de Paris, M. de Guilhermy donne une description très frappante de la décoration extérieure de Saint-Germain-l’Auxerrois et, chose singulière chez un esprit aussi érudit, il ne conclut pas.

A-t-il été retenu par des scrupules de conscience, pour ne pas avoir à donner la clef, l’explication d’un petit commerce, aussi lucratif que malpropre, c’est probable.

En tout cas, voici le passage de M. de Guilhermy ; j’y ajouterai les explications historiques qu’il comporte et je laisserai au lecteur le soin de conclure sur des faits qui, pour menus qu’ils paraissent à longue distance, n’en jettent pas moins un jour singulier sur cette sinistre période de notre histoire — fermée depuis cent ans à peine.

Donc, voici, le passage :

« À l’extérieur, la nef et ses accessoires sont décorés, suivant le goût du xve siècle, d’une quantité de balustrades à jour, pignons, gargouilles, consoles historiées, corniches feuillagées et peuplées de petites bêtes : grandes fenêtres à meneaux avec tympans à compartiments multipliés ; des arcs-boutants contrebutent la maîtresse voûte. Ses contreforts se terminent par des clochetons, auxquels se tiennent suspendus des animaux de toute sorte, oiseaux fantastiques, griffons, singes, loups, chiens de plusieurs variétés, ours muselés et bien d’autres. Aux gargouilles, des montreurs de bêtes annoncent leur spectacle en frappant avec une baguette sur un écriteau et font exécuter des tours à un singe ; un sauvage, armé d’une massue et tout grimaçant sort de la gueule d’un hippopotame ; des monstres s’agitent en mille contorsions ; un homme porte un lion sur ses épaules ; un autre un singe coiffé d’un capuchon. Les consoles représentent, entre autres sujets singuliers, un mendiant accompagné de son chien, des hommes et des animaux qui se battent, un fou dans une position équivoque, une truie qui allaite sa nombreuse famille, la boule du monde rongée par des rats qui se frayent une sortie pour s’échapper à travers les crevasses, tandis qu’un chat les guette au passage. Les rats, ce sont les méchants qui dévastent la terre ; le chat, c’est le démon qui les attend. »

Eh bien, n’en déplaise à la timide explication de la fin, M. de Guilhermy s’est trompé du tout au tout et nous nous trouvons tout uniment en face d’une série de calembours figés dans la pierre et qui auraient fait la joie de ce pauvre Gaston Vassy.

Ces singes, ces ours, ces hippopotames, ces loups, ces chiens, ces griffons, cette bonne truie, image de l’amour maternel, représentent des noms d’hommes enterrés primitivement dans l’église, et je demande un moderne Champollion pour retrouver, à l’aide de cet arche de Noë, les noms de tous les bons bourgeois, je ne dirai pas du premier arrondissement, mais du bourg qui entourait alors Saint-Germain-l’Auxerrois qui, dans leur stupide orgueil et pour suivre la mode du temps, dépensaient des sommes folles pour construire des chapelles luxueuses autour de l’église, avec des armes parlantes, quoiqu’en pierre.

La vanité du bourgeois était satisfaite, les prêtres mettaient la bonne galette dans leur poche et tout le monde était content.

Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs par une série d’exemples trop longue, et puis je veux leur laisser le plaisir de résoudre ces rébus ; mais en voici un qui est bien amusant : allez examiner la corniche qui court tout autour du chevet, c’est-à-dire de la chapelle du fond de Saint-Germain-l’Auxerrois et qui donne sur la rue de l’Arbre-Sec. Vous distinguerez très nettement plusieurs carpes coupées en morceaux. Chaque morceau, la tête, la queue, le corps, alterne avec une rosace et court en bordure au-dessous de la galerie qui couronne la chapelle.

C’est insensé, direz-vous, et c’est cependant bien simple : un bon bourgeois du bourg, très riche, très religieux, très idiot et pas mal poseur, a fait construire à l’abside une chapelle avec ses armes parlantes, soit des tronçons de carpe, parce qu’il s’appelait lui-même Tronçon !

Commencez-vous à comprendre ? Ce n’est pas plus malin que cela, et quelle source de revenus immenses pour ces bons prêtres qui savaient exploiter la vanité humaine dans les grands prix.

La famille Cochonnet était immortalisée par une truie avec ses petits, les honorables Terrier passaient à la postérité avec quelques chiens habilement sculptés.

Ça n’était pas plus compliqué.

J’avoue que cette façon d’appliquer le calembour à la mort, inventée par l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, m’a plongé dans une douce gaîté ; ils étaient parfois facétieux, ces frocards, surtout lorsque cela amenait de beaux écus de France dans leur escarcelle.

Dans le chapitre suivant, abrités sous le porche, nous verrons l’émeute, nous écouterons le crépitement de la fusillade à travers les siècles, nous entendrons le râle des mourants, la gorge serrée d’épouvante ; ce sera moins gai et les calembours de Saint-Germain-l’Auxerrois, pendant cette longue, lugubre et sinistre période du Moyen-Age, nous feront l’effet du sel qui permet de supporter les aliments les plus répugnants.