Mon berceau/Le Parvis Saint-Germain-l’Auxerrois

Bellier (p. 130-137).

LE PARVIS
SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS


LA PLACE SANGLANTE — L’ASSASSINAT DE L’AMIRAL DE COLIGNY — LA SAINT-BARTHÉLEMY — CHAULES IX LE LÂCHE — RÔLE ODIEUX DU CLERGÉ — VIVE LA LIBERTÉ !

Depuis mon dernier article sur les chapelles et bas-côtés de l’église qui servaient autrefois de charniers aux braves gens du quartier, on a bien voulu me faire remarquer que je devrais parler de la mairie du Louvre ou du premier arrondissement, qui en est la suite naturelle et qui paraît former le complément indispensable de la place.

À quoi bon ? quand j’aurai dit qu’en 1860 M. Ballu a élevé une tour ou un campanile entre la mairie et l’église et que la mairie a été construite sur les dessins de M. Hittorff, j’aurai sans doute rendu hommage à des hommes de valeur, qui ont bien travaillé pour régulariser la place du Louvre, parce que l’on voulait de l’harmonie quand même.

— J’emploie à dessein les mots mêmes et les formules officielles qui couraient les journaux de l’époque — mais je crois fermement que je n’aurai rendu aucun service à l’art, qui me paraît assez étranger à l’affaire.

C’est comme si à propos d’art gothique, je tombais en extase devant la superbe gare en brique rouge que les gens de Bruges me faisaient admirer dernièrement ; mais oui, c’est gentil, c’est propre, c’est coquet et c’est ingénieux, mais encore une fois, l’art n’y est pour rien ou pour fort peu de chose, si vous voulez.

J’aime mieux m’en tenir aux souvenirs lugubres de cette place de Saint-Germain-l’Auxerrois qui a vu tant de crimes horribles et tant d’émeutes, de révolutions, saintes entre toutes.

À cela, rien d’extraordinaire, le clergé n’était-il pas là, sous son porche, pour armer le bras des assassins, pour provoquer les massacres, pour souffler l’émeute, en poussant le peuple à bout, en excitant la royauté et la noblesse contre lui ?

Certes, si la responsabilité des révolutions doit remonter à quelqu’un, sur cette place tant de fois historique depuis des siècles, c’est au clergé et aux classes privilégiées qui ont toujours été les agents provocateurs des sentiments et des aspirations les plus légitimes du peuple de Paris.

À ce propos, je trouve dans Larousse un résumé très saisissant de ces événements dramatiques.

Eh oui, dans Larousse, tout uniment, qui aura, comme Maurice Lachâtre, l’éternel honneur d’avoir eu le courage de faire, dans ces dernières trente années, un dictionnaire vraiment républicain et par dessus tout vraiment juste, intègre et épris de la vérité historique :

« Des événements remarquables eurent pour théâtre l’église ou le cloître de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ce fut dans le cloître qu’Étienne Marcel, prévôt des marchands, pendant la captivité du roi Jean, s’éleva hautement contre la mise en circulation des monnaies de titres faux, fabriquées par ordre du dauphin. C’est dans une maison du cloître que l’infâme Mauravert s’embusqua pour assassiner l’amiral Coligny. Ce fut une cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois, et non pas, comme on l’a dit, le tocsin du Palais de Justice qui, le 24 août 1572, donna le signal de la Saint-Barthélémy. Le 25 avril 1617, le peuple enfonça les portes de l’église et déterra le corps de Concino Concini, maréchal d’Ancre, assassiné la veille, sur le pont dormant du Louvre, par Vitry, capitaine des gardes. Deux cents ans plus tard, en février 1831, une autre émeute se rua sur la vieille paroisse royale et la saccagea complètement ; le clergé de Saint-Germain-l’Auxerrois, connu par ses opinions légitimistes, avait célébré un service funèbre en commémoration de la mort du duc de Berry. Les restaurations accomplies depuis cette époque n’ont pu effacer la trace de cette échauffourée, connue sous le nom de sac de Saint-Germain-l’Auxerrois. »

Je ne voudrais pas reprendre un à un tous les événements qui sont plus que l’histoire du premier arrondissement, qui débordent Paris et qui intéressent la France entière ; cependant il me semble qu’il est bon de citer encore quelques lignes de ce brave Larousse à propos des incidents de la Saint-Barthélémy, qui se rapportent plus particulièrement à la place Saint-Germain l’Auxerrois, beaucoup plus petite autrefois, et aux rues étroites qui existaient entre elle et le Louvre.

Aussi bien, il est impossible de trouver une plus noble figure que celle de cet amiral de France, Gaspard de Coligny. Attiré à Paris, il rentre à la cour — il était las d’ailleurs des discordes intestines — « J’aime mieux mourir, disait-il, et être traîné dans les rues de Paris que de recommencer la guerre civile. »

Admirables paroles qui ne devaient pas être comprises par un roi fanatique et lâche. « Le 22 août 1572, en sortant du Louvre et en retournant chez lui, rue de Béthisy (à l’endroit même de la place Saint-Germain-l’Auxerrois), il est atteint par un coup d’arquebuse qui lui perce le bras gauche et lui enlève l’index de la main droite. L’assassin était un homme des Guise, nommé Mauravert, qui put s’échapper.

Charles IX feignit ou ressentit réellement une vive indignation de cette odieuse tentative. Il vint avec sa mère visiter l’amiral et l’assurer de son amitié. Deux jours plus tard, dans la nuit du 24 août, le magnanime capitaine, qui avait refusé de céder aux craintes de ses amis, en s’éloignant de Paris, tombait victime du massacre de la Saint-Barthélémy. Des meurtriers, conduits par le duc de Guise, enfoncèrent la porte de son hôtel, et l’un d’eux, l’Allemand Besme, le frappa dans sa chambre. Son cadavre fut jeté par la fenêtre, traîné par les rues et pendu au gibet de Montfaucon où Charles IX alla l’insulter. »

En vérité, on reste stupéfait devant tant de férocité, jointe à tant d’hypocrisie, de la part de ce monstre qui portait la couronne de France sur la tête.

Comme on le fait remarquer plus haut, c’est bien le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois qui donna le signal des épouvantables massacres de la nuit de la Saint-Barthélemy, sur l’ordre de ses prêtres, douces brebis du Seigneur, ministres d’une religion de paix, ce qui ne les empêchait pas de se plonger dans le sang de leurs frères avec une volupté sans seconde ; oh ! les braves gens, et comme on comprend bien que les réactionnaires d’aujourd’hui regrettent ces époques bénies !

On comptait, dans cette nuit mémorable, sur la petite place et aux abords du Louvre, plus de trois cents cadavres, ce qui n’empêchait pas, au matin, les gens du roi et les âmes bien pensantes d’avoir encore soif du sang des mécréants ; ces aimables créatures pensaient que la leçon n’était pas suffisamment sérieuse.

258 ans plus tard, en 1830, pendant les trois glorieuses, la fusillade couche de nouveau sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois les citoyens qui ont commis le crime impardonnable de vouloir échapper aux griffes des Bourbons.

On enterra les morts devant la colonnade du Louvre, à la place du jardin actuel, jusqu’au moment où on les porta sous la colonne de Juillet, sur la place de la Bastille.

« Paris était sanglant et libre : pour ses frères
Le peuple improvisait des couches funéraires,
On respirait partout une odeur d’abattoir,
Parfum que la victoire évapore le soir.
Le vieux Louvre baignait ses pieds dans le carnage ;
La tour de l’Auxerrois, cloître du Moyen-Age,
Où Charles IX venait oublier ses remords,
Sur ce tableau de deuil versait le glas des morts,
Chose étonnante à voir ! à Paris ! à cette heure

Où tout pavé frémit sous le choc qui l’effleure,
Rien, rien, ni bruit d’essieux, ni fracas de chevaux ;
Seulement on voyait courir vers les caveaux,
Le char du boulanger qui faisait sa tournée,
Apportait à la mort son horrible fournée. »

Comme ces beaux vers de Barthélémy donnent encore la sensation de la chose vécue, après plus de 60 ans !

Après ces sanglantes journées où tout un peuple s’était levé dans un élan sublime — il devait être bien trompé ensuite, et je dirai comment, en parlant de l’oratoire du Louvre — après la fuite honteuse du roi à Holy-Rood, au fond de l’Écosse, on pouvait espérer que Paris allait enfin respirer et qu’on aurait au moins la pudeur de le laisser pleurer ses morts.

Allons donc, c’était compter sans le clergé de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui provoqua une nouvelle bagarre sur la place en 1831, en célébrant avec éclat un service funèbre à la mémoire du duc de Berry.

Aujourd’hui encore, je ne passe pas sans émotion sur cette place, où mes yeux cherchent la trace du sang des nôtres.

Ô peuple de Paris, héros obscur, sublime enfant, pendant des siècles, pour échapper au fanatisme, à la domination des prêtres ou des nobles, tu as arrosé de ton sang généreux le sol de cette vieille place de Saint-Germain-l’Auxerrois, ne le regrette pas, car c’est grâce à lui qu’a germé entre les pavés cette fleur auguste : La Liberté !