Mon berceau/L’Église Saint-Leu et Saint-Gilles

Bellier (p. 138-145).

L’ÉGLISE SAINT-LEU
ET SAINT-GILLES


UNE SAINTE DESSÉCHÉE — LE TABLEAU DU SOLDAT MARTYR — DISPARITION DU DIT TABLEAU — ET LE CONCORDAT, M. LE CURÉ ?

J’ai promis dans un précédent chapitre, à propos de ses tours avec clochers, de revenir sur l’église Saint-Leu ou plutôt Saint-Loup, en mémoire de l’archevêque patriote de Sens, j’y reviens. Je ne veux pas faire ici un historique que tout le monde peut retrouver dans les ouvrages ad hoc, mais raconter simplement les particularités curieuses qui méritent de retenir les Parisiens, amoureux du passé.

Saint-Loup est mort en 623 et l’église a été construite en 1235 sur la rue Saint-Denis ; en voilà assez pour l’édification de mes lecteurs.

On retrouve encore des œuvres d’art ou des souvenirs bien intéressants dans cette vieille église, entre autres dans le bas côté de droite, presqu’à la hauteur du maître-autel, trois petits panneaux en stuc, imitant le vieux marbre blanc, recouverts d’un grillage protecteur et en parfait état de conservation, sauf la partie supérieure de l’un d’eux.

Ils datent du xive siècle, ont naturellement la naïveté de cette époque, sans manquer de modelé cependant, et représentent le baiser de Judas, la cène et la flagellation.

Toujours du même côté, mais dans une petite chapelle en entrant, après le baptistère, on remarque sur un socle, une très vieille statue en marbre blanc, devenue tout à la fois rouge, foncée et sombre sous les baisers du temps ; elle peut mesurer de 1 m. 10 à 1 m. 20 centimètres de hauteur ; elle a été retrouvée il n’y a pas très longtemps dans les caves de l’église et elle est intacte, sauf un pauvre pied de plâtre qu’on lui a remis tant bien que mal ; j’oubliais de dire qu’elle représente Sainte-Anne et la Vierge enfant, et que c’est en somme d’un travail bien curieux pour le temps.

Assez haut accroché dans le chœur, un tableau de Philippe de Champaigne, dont la fabrique a refusé 50.000 francs, d’une bonne facture, mais sans plus ; il représente saint François de Sales sur son lit de mort.

Plus haut encore, au-dessus du maître-autel, dans un vieux reliquaire, se trouve le tronc tout entier de sainte Hélène, renfermé dans sa robe de soie. Ce pauvre tronc, si j’en crois le sacristain, ne possède plus, depuis longtemps, d’appas enchanteurs, ce que j’imagine sans peine ; quelle drôle d’idée de carabin de l’exhiber là, plutôt que de l’avoir laissé dormir tranquillement dans son tombeau. Mais voilà, le commerce des reliques rapporte toujours des gros sous et il faut que la maison, pour être bien achalandée, renferme plus de vieilles carcasses de saints et saintes que l’église du coin du quai !

Je ne sais pourquoi beaucoup d’historiographes ont substitué le nom de sainte Geneviève à celui de la mère du grand Constantin.

Mais tout cela n’est rien à côté du fameux tableau de la Vierge que l’on y voyait encore il y a quelque temps, affirment les vieux du quartier, et que… l’on n’y voit plus.

À ce propos, Larousse, dans son édition de 1873, dit formellement :

« On y voit encore, dans la première chapelle méridionale, un tableau daté de 1772, représentant le crime, la condamnation et le supplice d’un soldat, qui fut brûlé en 1415, pour avoir frappé de son couteau une image de la Vierge placée au coin de la rue aux Ours, près de l’église Saint-Leu. L’image aurait, suivant la tradition, versé du sang en abondance. Pour conserver la mémoire de ce prétendu miracle, on célébrait encore une fête annuelle dans les derniers temps qui ont précédé la Révolution ».

Naturellement, cela servait de prétexte aux scènes scandaleuses et aux plus ignobles saturnales, toujours au nom de notre très sainte mère l’église, mise en coupe réglée par une bande de polissons malins et peu scrupuleux.

D’autres chroniqueurs donnent la date de 1418 au lieu de 1415 et ces deux dates se trouvaient démenties elles-mêmes par l’inscription que l’on voyait au-dessous du tableau et qui était ainsi libellée :

« Cette image a été faite en 1772, en l’honneur du signalé miracle arrivé à Paris, rue aux Ours, paroisse Saint-Leu-Saint-Gilles, le 3 juillet 1428, en mémoire de quoi les bourgeois de ladite rue, tous les ans, à pareil jour, brûlent l’effigie du malfaiteur qui, malheureusement, frappa l’image de la sainte Vierge, de laquelle sortit du sang, et fut puni par arrêt de la Cour du parlement, comme il est représenté ci-dessus. »

Ce fameux tableau représentait une vierge encadrée de cinq médaillons. Chacun des cinq médaillons rappelait une des scènes de cette histoire de la rue aux Ours et on pouvait voir comment un soldat ivre, après avoir perdu au jeu, avait, dans un mouvement de colère, frappé de son épée une image ou une statue de la Vierge — la tradition n’est point fixée à cet égard — et comment le sang en sortit.

Lorsqu’on interroge le personnel de l’église sur la singulière disparition de ce tableau, qui était là comme un témoin et un remords éternel de l’assassinat d’un pauvre diable, accompli grâce à la connivence d’un parlement fanatique et idiot, on vous répond d’un air fort embarrassé qui donne à penser que ces gens en savent plus long qu’ils ne veulent en dire.

La leçon est faite d’avance :

— Vous cherchez le tableau de la Vierge miraculeuse, monsieur ?

— Parfaitement.

— Ah, voilà, tout le fond de l’église et la chapelle de la Vierge ont été démolies vers 1860, lors de la percée du boulevard de Sébastopol, l’église a donc été raccourcie de beaucoup ; on a rebâti la chapelle de la Vierge, le presbytère et des dépendances sur le côté droit, entre l’église et la rue de la Grande-Truanderie ; or, il est probable que le tableau était à cette époque dans la chapelle de la Vierge ; il aura été transporté dans un musée de l’État.

D’ailleurs, il est impossible de vous donner d’autres renseignements, tous les prêtres de ce temps-là sont morts aujourd’hui.

Eh bien, cette belle tirade est absolument controuvée : 1o Parce que le célèbre tableau n’était pas dans la chapelle de la Vierge, qui était derrière le chœur, au fond de l’église, mais bien dans la première chapelle méridionale, en entrant.

2o Parce que beaucoup de témoins se souviennent de l’avoir encore vu longtemps après 1860 et qu’enfin Larousse affirme qu’il s’y trouvait encore en 1873.

Si le conseil de fabrique a fait disparaître le tableau qui rappelait un acte de fanatisme lâche et odieux et un assassinat juridique, par un dernier reste de pudeur, c’est fort bien, mais nous avons le droit de savoir où est le tableau ; il s’agit là d’une œuvre historique. En vertu du concordat, on n’a pas le droit d’enlever ainsi des églises des œuvres qui sont des propriétés nationales ; nous voulons donc savoir, et tout le monde veut savoir dans le quartier, ce qu’est devenu le fameux tableau relatant l’histoire de la rue aux Ours.

Qu’on nous le dise ou qu’on nous rende le tableau à sa place accoutumée. C’est une satisfaction à laquelle nous avons droit.

Lorsqu’il y a quelques années on a fait des fouilles, pour établir un calorifère dans les sous-sol de l’église, on a mis à nu des tombereaux d’ossements — il y avait même un squelette intact — que l’on a portés aux catacombes ; du reste, tout le cœur de Paris, à commencer par le Charnier des Innocents et par les couvents qui couvraient alors cette partie de la capitale, n’était pour ainsi dire qu’un vaste cimetière.

C’est dans l’église Saint-Leu, d’ailleurs, que Marie Deslandes, la femme du président Chrétien Lamoignon, fut enterrée en secret par les pauvres de la paroisse, qui ne voulaient pas que le corps de celle qu’ils appelaient leur bienfaitrice, fût inhumé dans l’église des Récollets.

Un bas-relief du tombeau de la bonne dame représente cet étrange enlèvement.

Drôle d’époque, tout de même, ou le clergé, la magistrature et toutes les classes dirigeantes étaient parvenus, suivant leur désir, a abrutir complètement le pauvre peuple et a lui faire accomplir chaque jour des crimes horribles : telle la mort de ce pauvre soldat de la rue aux Ours, brûlé vif, à la grande joie d’une populace, ivre de fanatisme, d’ignorance, de superstition et de misère. C’était le moyen justement de leur faire oublier leur misère, à tous ces manants, que ces spectacles de haut goût, renouvelés des époques les plus sanguinaires de l’Empire romain…

En attendant, M. le curé de l’église Saint-Leu (ou Saint-Loup) et Saint-Gilles, rendez-nous le tableau de la vierge, soi-disant miraculeuse, relatant l’histoire du soldat martyr.

Nous y tenons absolument, et il faut nous répondre.