Mon berceau/L’Église Saint-Roch

Bellier (p. 115-122).

L’ÉGLISE SAINT-ROCH


UNE LETTRE CURIEUSE — GROS BÉNÉFICES DE MM. LES CURÉS — LES PROPRIÉTAIRES CHRÉTIENS — À COUPS DE CANON.

Avec Saint-Eustache,
Quelle tache !
Mais avec Saint-Roch,
Oh, quel bloc !

Ma dernière chronique sur Saint-Eustache m’a valu une grande quantité de lettres de personnes du quartier ; il fallait s’y attendre, mais ce que je suis heureux de constater, c’est qu’elles contiennent toutes des encouragements ou des remercîments plus ou moins accentués, ce dont je suis infiniment reconnaissant aux auteurs desdites missives.

L’une d’elles, par sa forme et sa sincérité, mérite d’être reproduite ici, sans rien changer à sa réelle saveur, la voilà :

« Citoyen Rédacteur,

« Votre article sur Saint-Eustache est très bien, vous avez du cœur et du courage, je suis content.

« Mais, sauf le respect que je vous dois, permettez-moi de vous dire que vous êtes rudement naïf, car ce qui vous indigne si justement à Saint-Eustache se passe partout, les curés ont partout pris le domaine de la ville ou de l’État.

« Et tenez, sans sortir de l’arrondissement, allez seulement voir un peu Saint-Roch, vous m’en direz des nouvelles, partout ils ont des fiefs, comme vous dites, et personne n’ose y toucher.

« J’ai passé quasiment plus de quarante ans dans le sacerdoce, comme sacristain, je peux en causer. Seulement, quand j’ai été vieux, ces messieurs m’ont plaqué (sic) comme un pauvre chien sur le pavé.

« Aujourd’hui, je porte des journaux, la vie est dure aux vieux du peuple dont la mort ne veut pas à temps, suffit. Salut et fraternité. »

Suit la signature du pauvre Quasimodo que je ne veux pas rapporter ici pour lui éviter de nouvelles misères.

J’ai suivi son conseil et je suis allé voie Saint-Roch ; de l’église, je ne parlerai guère, mon rédacteur en chef Paul Robert[1] en a dit deux mots et la besogne est faite.

La première pierre a été posée par Anne d’Autriche, disent les uns, et par Louis XIV, disent les autres ; mettons qu’elle fût posée par les deux et n’en parlons plus.

Commencée par Lemercier, l’église fut continuée par le fameux Robert de Cotte, dont on retrouve la main partout à cette époque, dans les monuments de Paris, ce qui ne l’a pas empêché d’accoucher d’un portail diablement lourd et laid, quoi qu’il ait eu recours à plusieurs ordres d’architecture, disent gravement les indicateurs à l’usage des étrangers.

Law donna 100.000 ivres — pas en papier — pour achever l’église et y abjura le protestantisme. C’est là aussi où je fus baptisé, étant né sur la Butte-au-Moulin ; là, heureusement pour moi, s’arrête ma ressemblance avec l’illustre financier.

Les cinq parties distinctes de l’église : la nef, le chœur, la chapelle de la Vierge, celle de l’Adoration, et enfin celle du Calvaire, ont été très critiquées ; elles donnent cependant un caractère curieux au monument, avec leurs dômes, aux fresques remarquables pour la plupart.

La chapelle de la Vierge, avec ses piliers énormes, renfermant des escaliers dérobés, est véritablement imposante, et celle du Calvaire, avec ses groupes sculptés démesurés, est bien curieuse.

Quand la grande baie qui donne sur cette dernière est ouverte et que l’on aperçoit le fond du Calvaire, dès la dernière marche du portail, l’effet est très réussi.

Saint-Roch, comme l’on sait, se trouve rue Saint-Honoré, au coin de la rue Saint-Roch ; eh bien, là comme à Saint-Eustache, l’église, le curé ou la fabrique, peu importe, se sont emparé d’immeubles appartenant à la Ville ou à l’État et s’en font tranquillement de fortes rentes. Procédons par ordre : c’est d’abord, en partant de la rue Saint-Honoré, à l’entrée, une petite maison adossée à l’église, portant le no 18, louée à un coiffeur, puis viennent un cordonnier et un charbonnier, puis un savetier dans une échoppe et puis, au no 20, un marchand de vins, un horloger, un marchand de meubles et d’antiquités et une blanchisseuse.

Toutes ces maisons, avec leurs boutiques, sont louées fort cher par M. le curé de Saint-Roch à des commerçants qui doivent payer leur loyer rubis sur l’ongle, le 15 au matin ; comme la maison qui est au coin du quai, l’église qui est au coin de la rue ne fait pas de crédit aux braves gens qu’elle loge.

Voilà donc encore une série d’immeubles, de propriétés nationales qui appartiennent à l’État ou à la Ville, suivant que l’église est classée monument historique ou non, et qu’on laisse bénévolement dans les mains de l’Église depuis le trop fameux Concordat de 1801. Cela dépasse tout ce que l’imagination peut rêver de plus extraordinaire dans une grande ville, dans Paris.

En face d’un pareil scandale, qui se perpétue et s’aggrave chaque jour au nez et à la barbe de nos gouvernants, de notre conseil municipal, il est clair qu’une des trois solutions suivantes s’impose impérieusement.

1o Dire au clergé de ces églises : vous vous faites de grosses rentes avec nos immeubles ; nous supprimons purement et simplement tous vos traitements, et l’on sait si les prêtres sont nombreux dans ces grandes églises.

2o Rentrer tout simplement dans la jouissance de ces immeubles, car c’est plus que le droit, c’est le devoir de l’État ou de la Ville.

3o Abattre toutes ces maisons et faire de jolis jardinets autour des églises pour les enfants du quartier ; ça donnera de l’air, ça sera sain et, en même temps, ça mettra en valeur ces églises qui sont de fort beaux monuments de notre art national ; de plus, ça ne coûtera pas un sou d’expropriation, puisque ce sont des propriétés nationales.

Encore une fois, que l’on prenne une de ces trois déterminations, mais qu’on la prenne vite, car il y va de la justice et de la moralité publiques, indignement outragées par ces intolérables usurpations.

Du reste il y a là, de la part du clergé, tout un plan d’absorption et de reconstitution des fiefs féodaux et monacaux poursuivi avec acharnement depuis le commencement du siècle et qui est un véritable danger pour la France entière, car il est certain que ces mêmes abus se retrouvent partout.

Longtemps ces MM., comme disait mon aimable correspondant de tout à l’heure, ont marché sournoisement, clandestinement ; aujourd’hui ils se croient les plus forts, grâce à notre inconcevable faiblesse, et ils jettent hardiment le masque.

De même qu’il y a le syndicat des beurres paroissiaux en Bretagne, qui expédie chaque jour, à Paris et ailleurs, les centaines de milliers de kilogrammes de beurre que les recteurs extorquent à la crédulité et à la peur des malheureux paysans bretons, abrutis par un fanatisme archi-séculaire, et constitue ainsi à ces mêmes recteurs de jolies rentes.

De même les propriétaires chrétiens se réunissent en société, en syndicat, en congrès, que sais-je encore, sous la présidence de Mgr Turinaz, évêque de Nancy, le dépositaire, avec Mgr Pagès, des 1,500,000 francs pour le monument de Jeanne d’Arc et, naturellement, le curé de Saint-Roch brille au bureau, parmi les gros propriétaires.

On parle là « des droits et des devoirs de la propriété d’après les enseignements de l’encyclique Rerum novarum. »

C’est simplement un défi jeté à la face de la société civile moderne et c’est un gros danger pour nous.

Le 13 Vendémiaire, an IV, Bonaparte braqua brutalement deux pièces de canon contre les marches de Saint-Roch pour foudroyer les sections de Paris, au nom de la Convention, et les sculptures ont été en partie ravagées par la mitraille. Ces mœurs sauvages ne sont plus de notre temps, mais il faut remplacer le canon par une formidable poussée de l’opinion publique pour chasser ces rats d’église de tous les immeubles qui doivent revenir à leur seul et légitime propriétaire : la nation.

Je finirai par le même raisonnement que j’ai déjà eu l’occasion de formuler, en parlant de Saint-Eustache : que l’on demande ainsi aux curés, églises ou fabriques de France, les loyers qu’ils ont subtilisés si adroitement au pays depuis 1801, et l’on verra, en faisant le compte, que ces braves gens doivent au pays plusieurs milliards de ce chef seul.

Qu’on les leur laisse, mais au moins, qu’on se décide à prononcer la séparation des Églises et de l’État, si nous ne voulons pas nous voir arracher petit à petit jusqu’à notre dernière chemise par ces hommes aussi âpres au gain qu’onctueux et tenaces.


  1. Au journal le Premier arrondissement.