Mon berceau/Les Propriétaires au Palais-Royal

Bellier (p. 215-221).

LES PROPRIÉTAIRES

AU PALAIS-ROYAL

CONSTRUCTION DES ARCADES — SOPHIE ARNOULD — UN ARBRE LÉGENDAIRE — LES EMPIÉTEMENTS DES BOUTIQUIERS — FERMETURE DE LA PLUPART DES PASSAGES.

J’ai reçu à différentes reprises, depuis plusieurs mois, des lettres très pressantes qui me demandaient quelques éclaircissements sur les origines de la propriété au Palais-Royal. J’avoue que rien au monde n’est plus obscur ; ce ne sont guère que des indications que je puis fournir ici et je serai fort heureux si elles peuvent servir de point de départ à une enquête plus approfondie sur la question.

Il est bien entendu que je laisse le Palais-Royal lui-même de côté et que je ne m’occupe que des trois rangées de maisons qui ferment le jardin, sur le derrière dudit Palais.

Dès l’année 1780, le duc de Chartres, à qui son père avait cédé le Palais-Royal, avait eu l’idée de l’agrandir. C’est pour cela que son architecte Louis conçut pour le Palais-Royal un projet vaste, ingénieux, qui fut généralement admiré et que le prince eut raison d’approuver. Je rapporte là les paroles du temps, mais il est bon d’ajouter que le prince l’approuva surtout parce qu’il espérait en retirer d’immenses bénéfices.

D’un autre côté, Vatout et Fontaine disaient : « La forme désagréable, l’irrégularité des habitations qui bordaient le jardin en trois sens, les inconvénients continuels auxquels donnaient lieu les concessions et les privilèges dont chaque propriétaire jouissait, firent naître l’idée d’isoler la promenade et de l’entourer de portiques surmontés de bâtiments dont la décoration et l’ordonnance devaient s’accorder avec celle de la grande façade du palais. »

Les propriétaires faisaient percer des portes et des fenêtres sur le jardin et chaque maison y avait un escalier particulier. Les Mémoires secrets sont explicites à cet égard, à la date de juillet 1775 : « Les concerts et fêtes que donnent alternativement des particuliers demeurant sur le jardin du Palais-Royal attirent beaucoup de monde du voisinage ; » les braves propriétaires s’y livraient à tous leurs ébats et y faisaient même tirer des feux d’artifice, comme Sophie Arnould, en octobre 1773, à l’occasion de la naissance du duc de Valois, qui n’était qu’une fille, comme l’on sait, et qui ne devait pas tarder à être troquée en Italie par son père contre un petit Schiappini, devenu depuis Louis-Philippe Ier.

Saint-Marc lui-même, dans son volume si intéressant sur le Palais-Royal, s’exprime en ces termes à ce propos, toujours d’après Vatout et Fontaine : « Les critiques furent nombreuses, les oppositions ne le furent pas moins. Les propriétaires des maisons qui environnaient le jardin crièrent à la violation des droits acquis et se réunirent pour contester au duc de Chartres le droit de faire des rues et de construire dans sa propriété. Ils le citèrent devant le Parlement de Paris, qui jugea le procès contre eux. Le duc de Chartres obtint des lettres patentes enregistrées le 26 août 1784, qui lui permettaient d’accenser les terrains des maisons bâties et de bâtir au pourtour du jardin, à raison de vingt sous par toise, formant trois mille cinq cents toises.

Les clauses et conditions sont, outre la redevance de l’accensement, de rembourser les prix de construction à ceux qui les auraient avancés, d’entretenir à perpétuité et de reconstruire les bâtiments dans le même état de solidité, forme, dimensions et décoration ; enfin de réserver pour le service du palais les galeries de circuit autour du jardin. »

L’exécution du plan de l’architecte Louis fut approuvée par le prince le 12 juin 1781 et entraîna la disparition de la grande allée de marronniers légendaires, parmi lesquels était l’arbre de Cracovie, sous lequel venait pérorer M. Métra, dont je ne tarderai pas à avoir l’occasion de dire deux mots, à propos des originaux du premier arrondissement.

Les habitants des maisons voisines du Palais-Royal crièrent fort contre les lettres patentes du roi qui autorisaient la construction des galeries et des trois rues qui se trouvent derrière les maisons mêmes du Palais-Royal.

Sophie Arnould menait la campagne avec rage, parce qu’auparavant son appartement avait accès sur le jardin et dans un langage un peu vif, faisant allusion à un jeu à la mode, elle appelait l’enfilade des galeries « le plus beau troumadame de l’univers ».

L’Arbre de Cracovie fut pleuré et bientôt on n’y pensa plus, tant il est vrai que tout passe vite sur la terre, surtout à ces époques troublées.

Après la mort du trop fameux Philippe Égalité, le palais, mutilé par les ventes des mandataires, fut réuni au domaine de l’État et c’est encore Saint-Marc qui va nous donner des renseignements précis : « Ce qui était resté au duc des arcades sur le jardin et l’hôtel de Châtillon, qui avait échappé à ces mandataires, furent vendus nationalement. Des aliénations même partielles furent faites dans le corps du palais à des restaurateurs, aliénations dont plusieurs se trouvèrent bientôt annulées par des banqueroutes. Un entrepreneur principal, le sieur Provost, y établit des locations de toutes espèces et les locataires commirent partout des dégradations. Ceux-là agrandissaient des fenêtres ou perçaient des portes ; ceux-là coupaient des arcs pour y établir des tuyaux de cheminées. Ici on établissait des cuisines, là on démolissait pour agrandir les pièces.

Les galeries étaient encombrées de caisses, de marchandises, d’enseignes, de supports qui débordaient et gênaient le passage. Il y eut même plus tard des dépôts où se trouvèrent entassés quantité d’objets d’ameublement commandés aux fabricants de Paris qui manquaient d’ouvrage pendant la campagne de 1806. État de choses qui dure trop longtemps, jusqu’au jour, en 1831, où M. de Belleyme, préfet de police, en vertu d’un ancien droit accordé au duc d’Orléans par les lettres patentes du roi du 26 août 1784, les débarrassa des devantures saillantes, des étalages et de toutes les superfétations qui obstruaient la voie publique et offusquaient les yeux. »

Tout cela est fort bien dit et jette évidemment une certaine lumière sur les origines de la propriété au Palais-Royal ; mais ce sur quoi Saint-Marc n’insiste pas suffisamment, ce sont précisément sur toutes les charges et servitudes qui étaient imposées aux propriétaires, en vertu de ces fameuses lettres patentes.

Ainsi, en dehors de ce que l’on pourrait appeler la propreté et le respect des galeries, les propriétaires étaient forcés rigoureusement de tenir ouverts entre les trois rues avoisinantes et les galeries un certain nombre de passages pour la libre circulation des piétons, du public, en un mot.

Il serait encore facile d’en donner la nomenclature nommément, malheureusement M. de Belleyme se contenta de son œuvre de salubrité et de déblaîment et ne tint pas la main à ce que tous ces passages primitivement ouverts restassent tels ou le fussent de nouveau.

C’est ainsi que peu à peu les propriétaires remplacèrent les passages par des boutiques — c’était infiniment plus lucratif pour eux — et qu’aujourd’hui le provincial, l’étranger, ne trouvent plus de portes pour entrer dans le Palais-Royal et que si d’aventure ils en dénichent une, ils n’en trouvent plus pour en sortir et qu’ils ont l’air d’âmes en peine enfermées dans une fosse aux lions.

Pour les commerçants, pour les propriétaires eux-mêmes, c’est un fort mauvais calcul, car c’est le meilleur moyen d’éloigner cette fameuse clientèle, la foule en un mot, que l’on se plaint de ne plus rencontrer sous les arcades : à qui la faute ?

Il est vrai que l’on ne raisonne guère avec la rapacité humaine. Il est vrai aussi que le malheureux Palais-Royal a pour architecte depuis de trop longues années l’étonnant M. Chabrol, qui s’en moque un peu et qui ne veut pas que la lumière se fasse au Palais-Royal ; il sait bien le prouver, surtout le 14 Juillet !