Mon berceau/Le Palais de la Pensée

Bellier (p. 37-40).

Le palais de la pensée


La science moderne — ses jolies prêtresses — parcimonie du conseil municipal — curieux rapprochement.

En face l’Hôtel des postes, dans ce petit bout de rue Gutenberg qui n’a que 87 mètres de longueur, entre les rues J.-J.-Rousseau et du Louvre, vient de s’élever rapidement le Palais central des téléphones ; plus modeste que celui des postes, il en est le pendant, l’annexe, le complément indispensable. Malheureusement, ce palais construit avec des détails exquis qui rappellent, dans les escaliers de la cour intérieure, Ninive et Babylone, malgré le grand talent de l’architecte, n’est qu’un placage ridicule comme la rue des Nations, tout en façade, à l’exposition de 1878, parce que le Conseil municipal a commis la faute irréparable de vendre les terrains de la rue du Louvre, au moment de l’expropriation. C’est insensé et c’est navrant, car il faudra doubler ce monument exigu avant dix ans. Une salle à chaque étage et c’est tout ou presque tout.

mettra-t-on la direction, les archives, le personnel qui devra y habiter, etc. ? Mystère !

Le Palais de la Poste transporte la pensée écrite, celui-ci la pensée parlée. Verba volant, scripta manent, dit le vieil adage latin, et bientôt, grâce à la toile d’araignée immense et sans fin dont la science est en train de couvrir le monde, grâce aux fils qui courent le long des chemins de fer, fuyant devant les yeux avec la décevante rapidité des horizons mouvants, ou plongent au fond des mers, la pensée parlée, avant courrière de la pensée écrite, circulera à travers les continents et, d’un bond, franchira les océans.

Pour moi, je ne sais rien de plus suggestif, de plus empoignant que cet Hôtel central des téléphones qui est depuis peu de temps l’une des merveilles du premier arrondissement, pour ne pas dire du monde entier.

Je vois déjà cette étonnante machine fonctionnant avec le fouillis inextricable des fils, avec les grands disques de cuivre, rappelant la pierre du soleil des Incas, avec les boutons d’appel, les sonneries impératives et multiples, avec sa population jeune, vivante et active d’employées laborieuses et attentives.

— Allô, allô ! et tandis que le banquier donne ses ordres, que le ministre parle à un préfet ou que le commerçant traite une affaire importante, la petite main impatiente coupe la communication ; — allô, allô, mademoiselle !

Et des bouffées de rires frais et perlés, nous arriveront du grand hall sur le fil mystérieux, désarmant ainsi la colère des plus moroses.

Cette science moderne, ainsi modernisée elle-même par la femme, me semble le plus touchant des spectacles et c’est peut-être bien pour cela que le Parisien aime un peu plus le téléphone que la poste.

Mais sait-on à combien de communications ce grand établissement pourra servir par jour, sait-on bien ce qu’il pourra transmettre de passion, de haine, d’ordres, d’affaires ou de millions dans une journée sur l’aile invisible de la parole, de la pensée tangible et parlée ?

Là, il n’y aura plus à redouter les explosions subites du gaz, les ruptures foudroyantes de conduites, mais il me semble voir un jour de grande panique à la Bourse ou de grandes agitations électorales, le palais surchargé, surmené, surchauffé sous l’accumulation de millions de pensées, éclatant tout à coup et l’électricité — ce fluide — jetant une gerbe de pensées, de paroles, de passions aux quatre vents du ciel.

La raison s’arrête, hésite et titube en voulant supputer ce que cette étonnante officine de la parole pourra entasser et transmettre de pensées en une seule journée à travers la France, que dis-je, à travers l’Europe.

Ô science, voilà bien de tes coups, et je te salue chapeau bas, car l’hôtel des téléphones de la rue Gutenberg, tout en étant ta dernière, est peut-être ta plus étonnante création.

Pendant la captivité en Égypte, les Hébreux inventèrent l’alphabet phonétique ; trois mille ans plus tard, Gutenberg inventait l’imprimerie ; aujourd’hui l’électricité transporte la pensée et la parole à travers le monde : admirable trilogie qui renferme et condense les trois grandes étapes de la pensée humaine et qui est à elle seule comme la colossale et sublime épopée de l’humanité toute entière !

— Allô, allô ! mademoiselle…