Mon berceau/L’Hôtel du duc d’Orléans

Bellier (p. 30-36).

L’Hôtel du duc d’Orléans


Les arts au service du vice — débauches d’antan — princes et financiers — le peuple murmure — plus ça change… — Law précurseur de Panama.

Au numéro 10 de la rue de Valois, derrière le Palais-Royal, une grille de fer, quelques marches à monter et une façade grecque à colonnes imposantes — au rez-de-chaussée ; de l’autre côté, au numéro 19 de la rue des Bons-Enfants, la même façade donnant sur une cour intérieure d’un joli effet, quoique relativement petite, tel se présente encore à nos yeux aujourd’hui le vieil hôtel historique du duc d’Orléans.

C’est bien un des titres historiques les plus purs du premier arrondissement, non pas certes à cause des défunts habitants qui ne valaient pas cher, mais bien à cause des fresques remarquables que renferment encore — intactes et glorieuses — les grandes salles du rez-de-chaussée.

Procédons avec ordre, nous voilà de plain pied, après avoir franchi les quelques degrés qui donnent rue de Valois, dans le grand salon d’honneur qui occupe le centre de l’hôtel, la grande fresque du plafond-plafonnant est de Coypel, comme toutes celles de l’hôtel d’ailleurs, mais duquel, du grand, du père Noël ou de ses fils Antoine ou Noël Nicolas ? c’est ce que mon enquête sommaire ne m’a point révélé, cependant, à voir l’éclat incomparable des couleurs, à peine patinées par le temps et la grâce des amours de ces fermes et ravissantes compositions, on doit se trouver en face de grandes pages du père, le célèbre et l’incomparable coloriste.

Donc la fresque du grand salon représente l’Olympe, avec tous ses dieux et déesses, Jupiter trône au centre, Mars, Vulcain, Vénus, Pallas sont là chacun à leur place, avec les attributs allégoriques et les petits amours qui se trouvent nichés un peu partout, jusque dans le bas de la frise, sont adorables de grâce, de santé et de modelé.

Les boiseries de l’ensemble de la pièce sont rechampies sur les arêtes et les chanfreins or mat ou brillant, selon les besoins de la tonalité générale.

Les trumeaux, au-dessus des portes, en cuivre repoussé et découpé, sont du temps et représentent également des scènes mythologiques, ils sont vraiment tous curieux à étudier, d’autant plus curieux qu’ils représentent un spécimen d’un art peu commun à cette époque. Le salon renferme trois glaces, une au fond, en face la grand’porte et une de chaque côté ; le long de ces dernières, en bas, règnent des balustres de cuivre d’un excellent effet, à droite se trouve la chambre à coucher, au plafond plat et non plus plafonnant, une fresque de Coypel, au fond en face la fenêtre, l’alcôve en forme d’ovoïde engagé et coupé, comme on avait accoutumé de le faire dans tous les palais du moyen-âge et de la Renaissance ; les boiseries décorées par les mêmes procédés que dans le grand salon, laissent retomber sur les panneaux des guirlandes de fruits sculptés en reliefs puissants et rechampis également en or, du plus séduisant et je dirai du plus artistique effet.

Sur les deux côtés deux petites niches de statues — absentes — toutes étroites, d’un cachet très personnel, soit quatre niches en tout.

En face des deux portes du grand salon se trouvent deux fausses portes, à l’opposite, au-dessus de ces quatre portes, vraies ou fausses, chaque trumeau est occupé par deux amours entrelacés, en plâtre et sortant de la muraille en relief puissant, presque nature.

Sur la cheminée, une glace, en face, donnant sur le grand salon, une glace dépolie ; la cheminée en marbre blanc est correcte, mais sans caractère et pendant que j’y pense j’en dirai autant de tous les parquets qui sont en simples points de Hongrie et ne doivent même pas être du temps.

Traversons le salon de nouveau, nous sommes à gauche, dans la salle à manger, ce n’est ni la plus grande, ni la plus imposante des salles, mais c’est certainement la plus coquette, la plus séduisante et celle qui vous aide le plus facilement à évoquer ce passé de débauches, de crimes et de folles orgies, alors qu’une noblesse infâme et qu’un clergé dépravé étaient les maîtres cyniques de la France.

Ces temps-là ne sont plus heureusement. Je continue :

Au centre du plafond, une fresque ovale, plus petite que dans la chambre à coucher, également de Coypel qui avait été l’unique décorateur de l’hôtel et tout autour, épousant exactement toutes les courbes harmonieuses du plafond-plafonnant, des caissons stuc et or qui sont des merveilles de goût.

Toutes les parois de la salle sont revêtues de marbres clairs et gais, comme de l’albâtre, légèrement teinté de rose et de jaune, à l’opposé de la fenêtre et du fond, deux glaces se reflètent mutuellement l’ensemble de la pièce et au-dessus de chacune d’elles se trouve un grand médaillon en onyx, entouré et soutenu tout à la fois par deux chimères accroupies, en marbre blanc ; au-dessous, là même où cessent les caissons du plafond court tout autour de la salle, une énorme corniche à plusieurs étages superposés de feuillages, de volutes, de grecques, de festons et de feuilles d’achante entrelacées.

C’est d’un effet merveilleux, et cette salle à manger est simplement un bijou de grâce et de raffinement élégant du grand siècle.

Derrière, sur la cour intérieure, donne le grand vestibule, la fresque du plafond est malheureusement très détériorée, je n’en parle que pour mémoire ; sur les six trumeaux en camaïeu bistre, d’ailleurs d’un intérêt moindre, il en manque un et deux grands vases peints sur la muraille, sont modernes et sans valeur ; quatre colonnes d’ordre grec, avec astragale de chaque côté, soit huit en tout, semblent soutenir le plafond et sont à demi engagées elles-mêmes dans la muraille.

À gauche du grand vestibule s’en trouve un plus petit et, à droite, trois petites pièces dont on ne peut plus guère préciser le primitif usage, à l’heure présente.

Mais, chose singulière, autant le rez-de-chaussée est véritablement beau avec les peintures de Coypel, autant la cour intérieure de la rue des Bons-Enfants n’est entourée que de minces bâtiments sans profondeur, sans terrain, autant les étages mêmes de l’hôtel, qui s’en vont en terrasses dégradantes jusqu’au quatrième, sont composées de petites pièces bizarres, coupées de travers et peu confortables, c’était, paraît-il, les chambres d’amis et celles destinées à la domesticité du prince, tout était donc sacrifié au luxe et au confortable du prince d’Orléans, dans le rez-de-chaussée.

C’est dans le grand salon qu’a été signée la trop fameuse constitution de Law, instituant sa banque ; on sait que plus tard, lorsqu’il eut ruiné tant de gens en France, une grave émeute eut précisément lieu à deux pas de là, en plein Palais-Royal, et que sa banque fut enfin abolie en mai 1720, après avoir accumulé bien des ruines dans le pays.

Aujourd’hui cette demeure historique qui rappelle tant de souvenirs douloureux, mais qui garde une grande correction artistique, grâce à la magique maîtrise de Coypel, appartient à Mme la baronne Thénard, bru du célèbre chimiste et à laquelle je suis précisément redevable d’une partie de ces renseignements, si dignes d’intérêt pour l’histoire du premier arrondissement.

On se souvient que pendant longues années — mettons 40 ou 50 ans — le Constitutionnel demeura dans ce vieux vestige des fastes d’antan.

Un dernier mot : il paraît qu’avec beaucoup de soins et pas mal de risques, hélas, on peut arriver à rentoiler des fresques et que l’État, d’accord avec Mme Thénard, ne désespère pas de pouvoir transporter un jour, sans trop de mal, au musée du Louvre, ces œuvres si délicates et si réellement artistiques du grand peintre.