Mon berceau/L’Hôtel de Toulouse

Bellier (p. 21-29).

L’hôtel de Toulouse


Le logis d’un bâtard — Une merveille artistique du grand siècle — Trompe curieuse et cheminée épique — La nature grande inspiratrice — Une propriétaire cossue.

Toutes les fois que l’on a besoin de renseignements exacts sur les vieux monuments de Paris, il faut s’adresser à ce grand travailleur et à ce grand naïf Piganiol de la Force, qui a publié en huit volumes, en 1742, « la description de Paris, de Versailles, de Marly, de Meudon, de Saint-Cloud, de Fontainebleau et de toutes les autres belles maisons et châteaux des environs de Paris » ; le titre seul donne une idée du style.

Or, voici comment il débute en parlant de l’Hôtel de Toulouse :

« Cette maison fût bâtie sur les dessins de François Mansard vers l’an 1620[1] pour Raymond Philipeaux, sieur d’Herbault, de la Vrillière et du Verger, secrétaire d’État. Elle était une des plus curieuses qu’il y eut à Paris par le grand nombre de beaux tableaux, de statues et de bustes antiques qu’elle renfermait.

Quoique, dès l’an 1705, M. de la Vrillière, secrétaire d’État, l’eut vendue au sieur Rouillier, maître des requêtes de l’Hôtel et l’un des fermiers des Postes, on l’a toujours appelé l’hôtel de la Vrillière jusqu’en 1713 que S. A. S. Monseigneur le comte de Toulouse l’ayant achetée, elle quitta son ancien nom pour prendre celui du prince à qui elle appartenait. Dès l’an 1713, l’on commença à y travailler sans relâche à la rendre digne de loger son nouveau maître, et l’on y fit des changements si considérables, que la galerie n’a été achevée qu’en l’année 1719. Tous ces changements ont été faits sous la conduite du sieur Robert de Cotte, premier architecte du Roi. »

Et la description détaillée de l’hôtel continue ainsi pendant 32 pages, la plus grande partie étant consacrée à la fameuse galerie dorée que Piganiol de la Force décrit avec force détails amusants.

Comme c’est la seule partie qui reste intacte aujourd’hui, je ne vais donc m’occuper que de cette galerie.

Cependant, avant d’aller plus loin, je veux encore citer ce passage de la description de Piganiol :

« Cette superbe galerie a vingt toises ou cent vingt pieds de longueur sur dix-neuf pieds quatre pouces de largeur.

C’est au génie et à l’habileté de François Mansard que cette galerie doit la régularité de ses proportions ; car, comme il se vit gêné à un de ses bouts par la rencontre de la rue Neuve-des-Bons-Enfants, qui en rendait le plan biais et irrégulier, cet architecte s’avisa d’y remédier par une trompe et de la faire avancer en saillie sur cette rue, afin de gagner par ce moyen la largeur qui lui manquait.

Cette trompe fut exécutée par maître Philippe le Grand. »

En effet, à l’heure présente, toutes les personnes qui passent dessous, rue Radziwill (ancienne rue Neuve-des-Bons-Enfants), sont encore émerveillées par l’élégance et la hardiesse architecturale de cette fameuse trompe.

L’hôtel de Toulouse a donc été acheté par Louis XIV pour son bâtard le comte de Toulouse, dont il avait fait son grand veneur et il chargea, comme nous venons de le voir, Mansard de construire une galerie des fêtes digne de son fils naturel et qui reçut de suite le nom de galerie Dorée.

En effet, la galerie est entièrement recouverte de bois sculpté, or mat et brillant, dû à l’incomparable ciseau de Vassé ; les fresques du grand plafond-plafonnant qui règne d’un bout à l’autre étaient de François Perrier et les tableaux de Paul Véronèse, du Guerchin, du Guide et des plus grands maîtres du temps.

Ces tableaux, qui se trouvent entre chaque fenêtre et entre chaque porte de glaces, faisant face aux fenêtres et qui étaient au nombre de cinq de chaque côté, ont été enlevés pendant la Révolution et mis dans nos musées nationaux, soit du Louvre, soit de province.

Comme en 1866, le palais tout entier menaçait ruine et qu’il fallait conserver à tout prix cette incomparable merveille, supérieure à coup sûr aux plus belles galeries du Louvre ou de Versailles — je dirai tout à l’heure pourquoi — la propriétaire actuelle, dont l’immense fortune est légendaire, résolut patriotiquement de réédifier le monument en entier et voilà comment nous pouvons admirer aujourd’hui cette galerie dorée dans son éclat primitif et incomparable.

Les sculptures sur bois de Vassé furent rangées avec soin et, après la réédification du monument par M. Questel, architecte de Versailles et de Trianon, remises en place.

De chaque côté de la porte d’entrée et de la cheminée du fond, se trouvent des niches — quatre en tout — qui renfermaient quatre statues en bois rougeâtre, couleur naturelle, avec draperies or, représentant les quatre parties du monde ; ces statues manquaient, elles ont été refaites par M. Thomas, qui obtint pour elles, à l’Exposition de 1867, le grand prix de sculpture.

Les fresques ont été refaites en 1866-67-68 par les frères Balze et Déruelle, d’après François Perrier, qui les avait exécutées primitivement en 1645.

Cette grande galerie que l’on a accusée d’être un peu étroite et un peu obscure, bien à tort suivant moi, ne prend jour que d’un côté sur le jardin intérieur de l’hôtel, ses fenêtres sont au nombre de six et les grandes portes de glaces qui sont en face éclairent puissamment toute la galerie, en réfléchissant la lumière.

Dans tous les panneaux de Vassé, au dessous de chaque tableau, se trouve un médaillon en bois sculpté représentant un sujet mythologique et tout autour se trouvent les attributs de la Chasse, de la Pêche et de la Guerre, par allusion au comte de Toulouse, qui était à la fois amiral et grand veneur du roi, son père de la main gauche.

Le fond des boiseries est en bistre clair et toutes les sculptures de Vassé, admirablement conservées, se détachent en reliefs puissants, or mat ou brillant.

Des torchères en bronze à cinq branches se trouvent de chaque côté des tableaux au nombre de cinq de chaque côté de la salle eux-mêmes, comme nous l’avons déjà dit.

Les fresques nombreuses du plafond-plafonnant sont d’un seul morceau, sans autre séparation que celle de la peinture elle-même, et reposent sur une large corniche qui court tout autour de la salle.

Tous les tableaux, qu’il s’agisse de l’enlèvement d’Hélène d’après le Guide, ou de tout autre sujet, sont d’admirables copies, capables de donner l’illusion des originaux.

Au fond de la galerie dorée, voilà la cheminée monumentale, en marbre sarrancolin, rouge et gris, qui est certainement une des plus belles choses artistiques que je connaisse, elle est précisément au bout de la salle sur la fameuse trompe imaginée par Mansard.

Les guirlandes de fleurs en bronze courent, circulent, embrassent, épousent le marbre en de divins enlacements de chaque côté de la cheminée, deux amours en bronze sont abrités eux-mêmes par les torchères tourmentées et fouillées qui s’élèvent, engagées sur le marbre, de chaque côté de la glace immense qui est sur la cheminée.

Au fond de l’âtre, la vaste plaque de fonte aux armes de France, avec la barre de bâtardise en travers. Il n’y a qu’une expression pour résumer son impression : c’est admirablement beau.

Dans les embrasures des fenêtres, des peintures imitent les sculptures sur bois or et reliefs, de façon à ce qu’il n’y ait rien de disparate.

Au dessus de la porte d’entrée, un groupe puissant en bois sculpté, or, quatre déesses avec, au milieu, la renommée que Piganiol de la Force appelle Diane, je le veux bien ; il fait remarquer qu’elles ont l’air heureux, souriant et ébloui à la vue de la galerie dorée, c’est ma foi bien possible ; de chaque côté des déesses, des plus petits groupes d’amours.

Au dessous des quatre statues de bois dont je parlais plus haut, un médaillon représente l’animal en relief qui personnifie le pays de la partie du monde qui est au dessus, soit un caïman, un éléphant, etc.

Que si l’on veut une description complète de cette salle merveilleuse, comme elle est « conservée et reconstituée » avec une exactitude absolue et scrupuleuse, je renverrai tout uniment aux 32 pages que Piganiol de la Force lui a consacrées.

Aussi bien, avant de finir, je veux ici noter une remarque qui frappe en entrant dans la galerie dorée, c’est le sentiment artistique profond qui a présidé aux sculptures de Vassé et surtout à l’exécution de la cheminée qui, non seulement est belle, mais est d’allure moderne et semble avoir emprunté à la fantaisie japonaise et à notre art contemporain leurs plus pures inspirations.

Je ne veux pas médire du grand siècle, mais il est certain qu’en dehors des lettres, des hommes de génie qui entouraient Louis XIV, il y avait dans ce despote, qui voyait tout plus grand que nature, un peu du parvenu — quoiqu’il fût de race — au point de vue artistique.

Dans les arts, son siècle s’en ressent, les jardins sont restés admirables, les statues, les tableaux, conçus suivant les conventionnelles idées mythologiques de l’époque, ont singulièrement vieilli.

Là, dans la galerie dorée, rien de semblable, un art jeune, vivant, pimpant, mais viril, pourquoi ? Parce que Vassé, Robert de Cotte et les autres artistes qui ont collaboré à cette œuvre, avaient beaucoup de talent, sans doute, mais surtout parce qu’il fallait peindre les attributs de la pèche, de la chasse et de la marine, c’est-à-dire de la nature, de la grande inspiratrice.

Empoignés par la grande initiatrice de toutes poésies, de toutes vérités artistiques, ces gens-là se sont surpassés, ils n’ont point vieilli, bien plus, ils ont laissé dans la galerie dorée plus que l’expression tangible du grand siècle, car la subite inspiration de la nature les a poussés en avant de cent cinquante ans.

Allez voir la cheminée du fond avec ses guirlandes, ses amours, au dessus de la trompe de Mansard, je suis certain que vous éprouverez la même émotion, la même joie des yeux et que votre conclusion sera la mienne.

Mais, au fait, cet hôtel de Toulouse qui n’a conservé comme merveille que la galerie dorée, mais qui l’a bien conservée, grâce au patriotisme éclairé de sa propriétaire actuelle, tout le monde le connaît, le coudoie, le contourne, il fait bien partie un peu de la vie, de l’âme même de la France, il est une de nos forces et de nos espérances au jour des luttes suprêmes, il est plus encore, il est l’image vivante de notre grandeur et de notre prospérité nationale puisqu’il s’appelle… la Banque de France !


  1. Piganiol se trompe, l’hôtel a été bâti en 1635.