Mon berceau/Le Caveau des Innocents

Bellier (p. 58-65).

LE CAVEAU DES INNOCENTS


LES IN-PACE SINISTRES — LA RELIGION INSTRUMENT DES CRIMES ROYAUX — LA HAUTE NOCE — UN CERBÈRE MODÈLE.

Voilà de cela plus de dix ans, une belle nuit d’hiver, nous sortions de chez des amis qui habitaient le premier arrondissement, nous étions une bande joyeuse d’une dizaine de personnes — dont moitié femmes du meilleur monde en toilette de soirée ; l’une d’elles, emmitouflée dans ses fourrures, me dit :

— Je vous en prie, conduisez-moi au Caveau des Innocents ; on dit cela très curieux.

Et voilà comment je visitai le Caveau.

Ce souvenir lointain me revenait à la mémoire ces jours derniers ; mais au fait, voilà ma prochaine chronique et je retournai, dans le jour cette fois, comme un homme rangé, voir le patron de l’établissement.

— Vous voulez des renseignements pour votre travail d’exploration dans notre quartier, mais prenez donc les pages que M. G. Macé, ancien chef du service de la sûreté, nous a consacrées en 1887 dans son volume intitulé Un Joli Monde, je vous assure que c’est très complet.

Donc, pour me conformer au désir du patron, voici lesdites pages qui donnent une physionomie fidèle de l’établissement, encore qu’elles soient bien superficielles et conçues seulement au point de vue policier.

« ……Nous voici au Caveau des Innocents, maison remarquable au point de vue de son style architectural. Elle mérite votre visite, car c’est une des rares curiosités de Paris la Nuit.

Pendant près d’un siècle, on y a vendu des légumes et des œufs ; à présent, on y exploite un commerce de vins-restaurant.

Son extérieur n’offre aucune particularité spéciale, et la devanture de la boutique peinte en rouge, est garnie de vitres ordinaires. Cet établissement, fermé à partir de midi, ne fait sa réouverture que vers minuit.

Il est trois heures du matin, nous pouvons y pénétrer pour l’examiner en pleine activité.

Sa clientèle ordinaire se compose de maraîchers, qui viennent de la banlieue de Paris apporter leurs denrées.

Les autres habitués sont des artistes des deux sexes du « monde où l’on s’amuse ».

La disposition de la maison est antique, originale.

Dans la salle commune se trouvent le comptoir et sept tables ; mais comme la pièce est très étroite, les tables sont placées du même côté.

En face du comptoir, la cuisine, toujours ouverte, permet de voir tout ce qui s’y passe. Près d’elle, le petit escalier en forme de colimaçon, large de cinquante centimètres, conduit à l’entresol dans la salle « aux paillasses » prenant jour sur la rue des Innocents par quatre énormes fenêtres dites « à guillotines ».

Dans ces deux pièces, d’un côté sont placées des tables pour souper, et de l’autre des paillasses pour dormir.

Les salles de l’entresol, de même que celles du rez-de-chaussée, sont voûtées comme les anciens caveaux des monastères, et les murs simplement peints à l’huile.

De la salle commune du rez-de-chaussée et par un escalier mi-tournant en pierre, on descend dans ce qu’on appelle « le caveau ».

Quatre voûtes plein-cintre, soutenues par d’énormes murs ayant un mètre d’épaisseur, forment autant de cloisons séparatives dans cette salle souterraine, unique en son genre.

Les quatre espèces de cabinets sans portes sont garnis de tables et de bancs, ceux-ci scellés au mur et au sol. Ses voûtes rechampies à la chaux, peu élevées, sont couvertes d’inscriptions gravées au couteau ou de dessins faits au charbon.

C’est dans ce caveau que se rendent les amateurs du « Vieux Paris » ; et il n’est pas rare d’y rencontrer des hommes lettrés à côté de filles de théâtre buvant du champagne et des maraîchers mangeant leur soupe en attendant l’heure du travail.

Ceci explique le mélange, en face de l’établissement, des voitures de maître avec les lourdes charrettes servant aux approvisionnements.

Au-dessous de ce caveau, il en existe un autre construit de la même manière. C’est dans celui-là que le patron de l’établissement entasse ses marchandises ; mais il y a un endroit tellement humide que le vin ne peut s’y conserver.

Enfin à quinze mètres du niveau de la rue existe une troisième cave, où l’eau est en permanence.

À une heure du matin, la clientèle de cette maison arrive.

Ses consommations y sont bonnes, les portions sont de 75 centimes, et l’on est d’ailleurs bien vite fixé sur la valeur et le genre de mets qu’on y débite par la plaque peinte en noir placée sous le montant de l’escalier et sur laquelle est inscrit le menu du jour.

Comme tranquillité, la maison est certainement l’une des mieux tenues de Paris ; et les personnes qui la visitent se tromperaient étrangement si, en raison de son aspect caverneux, ils la confondaient avec un repaire de malfaiteurs.

Tous les maraîchers venant y passer une partie de la nuit sont des gens qui possèdent un certain avoir et qui, sous de grossières enveloppes, ont de rares qualités ; ils ne se querellent jamais et vivent en famille.

Il est défendu de fumer, de chanter, et, dès l’ouverture du débit, ce petit homme difforme, surnommé Tortillard, se tient constamment devant la porte, une énorme trique à la main, pour empêcher les pochards ou gens à mine suspecte d’entrer au « caveau »,

À lui seul, il fait la police à l’extérieur et personnifie le type du vrai cerbère.

Depuis plus de dix ans, il est le gardien du caveau, et pourtant son patron ne lui donne pas de gages, mais il surveille en même temps la porte de son maître et les voitures des consommateurs.

Ceux-ci lui donnent des pourboires, ce qui lui permet de réaliser 6 à 7 francs par nuit, sans compter les régalades.

Le fondateur de la maison est M. Sausserousse, actuellement capitaine de sapeurs-pompiers à Vincennes, et son gendre et successeur, M. Gautier, vient de nous montrer en détail l’établissement. C’est un brave garçon, sympathique à tous ses voisins…… »

Après m’avoir vu copier ces lignes, le patron me dit : — C’est bien cela, seulement M. Macé a commis une petite erreur, je ne suis pas le gendre de mon prédécesseur, j’ai simplement épousé sa belle-sœur.

Puis il ajoute en manière de conclusion :

— Allez donc voir MM. Goron et Rossignol, ils amènent ici tous les rois, empereurs et princes de passage, ils vous donneront leurs noms.

— Ah bien, vous recevez du Joli Monde, comme dit Macé.

— On fait ce qu’on peut, et puis des gens plus propres que les rois viennent ici, M. Claretie, MM. Ritt et Gaillard, Alexandre Dumas fils et mille autres célébrités sont venus et m’ont laissé leur carte.

Sausserousse s’appelait Aimable de son petit nom, comment vouliez-vous qu’il ne fit pas fortune avec ces deux noms prédestinés ? Après la sauce rousse il administre la sauce blanche aux incendiés et un de ces jours il recevra les palmes académiques.

Qu’il me soit permis d’ajouter, pour compléter les notes de Macé, que la maison fut construite en 1470 ; toutes celles du même côté de la rue des Innocents étaient en bordure sur le charnier des Innocents et faisaient partie du couvent du même nom.

Toutes possèdent ces trois étages de caveaux sombres, bas, étouffants, d’in pace, qui rappellent d’une façon sinistre la bestiale et lâche cruauté de la noblesse et du clergé avant la Révolution.

Le caveau en tant que débit-restaurant a été ouvert en 1812 ; aujourd’hui les caveaux sont éclairés au gaz et la nuit la jeunesse dorée vient rire et boire, en écoutant dans l’extase béate et idiote particulière aux gommeux et aux cocottes saoûles, les chanteurs ambulants et les joueurs de cithare qui redisent les refrains du jour.

De temps en temps un grand brouhaha de (rois minutes de curiosité ; c’est le prince de Galles qui vient prendre un verre en passant, mais qui trouve le milieu trop comme il faut pour lui et trop privé de baccarat, puis tout rentre dans le calme et la jeunesse continue à noyer ses nuits dans le Champagne, à côté des braves maraîchers qui, dans leur for intérieur, ont une bien triste idée des classes dirigeantes et de leurs rejetons.

J’ai voulu visiter ce fameux troisième étage d’in pace à plus de 15 mètres sous terre ; impossible, non-seulement à cause de l’eau, mais parce que la ville les a fait murer. Pourquoi ? je l’ignore et quand M. Gautier a succédé à Aimable Sausserousse il y a 15 ans, il en était déjà ainsi.

Ça ne fait rien, allez par une belle nuit au numéro 15 de la rue des Innocents, au caveau, vous verrez que, comme étude de mœurs, la chose en vaut vraiment la peine.

— Allons, Tortillard, haut la trique, voilà un poivrot !