Mon berceau/La Place Vendôme

Bellier (p. 53-57).

LA PLACE VENDÔME


SOUVENIRS DE JEUNESSE — LA GRANDE ARMÉE
— LES MORTS VONT VITE

Voilà de cela plus de trente ans, j’étais bien jeune alors, mon père venait de publier son premier roman, Edmond Reille, en 1856 et mettait la dernière main à son poème épique des Girondins qui devait paraître quatre ans plus tard et consacrer sa gloire littéraire naissante.

Nous étions au lendemain du retour de Crimée, à la veille de la guerre d’Italie.

Nous habitions alors rue de l’Ouest, aujourd’hui rue d’Assas, tout en haut, près de la place de l’Observatoire avec, sous nos fenêtres, les petits baraquements bas de la caserne du Luxembourg, disparue depuis si longtemps et remplacée par l’École de pharmacie.

Par une après-midi ensoleillée, les troupes rentrant de Crimée passaient dans la rue, avec des couronnes de laurier au bout de leurs fusils, au milieu d’un peuple en délire, tout le monde aux fenêtres les acclamait et les patriotes, qui se souvenaient, regardaient tout cela passer la mort dans l’âme, se demandant si un peu de vaine gloriole légitimait tant de sang répandu sans profit et si la roche tarpéienne ne serait pas bientôt au bout du Capitole.

Plus tard nous allâmes habiter sur le boulevard Montparnasse, à deux pas, auprès de Sainte-Beuve, et les gens de lettres de l’époque se souviennent de la modeste, mais cordiale hospitalité, de Théodore Vibert, de celui que bientôt on allait appeler l’auteur des Girondins.

On connaissait les idées avancées de mon père, son horreur des conquêtes brutales, et c’est dans ce milieu vibrant et littéraire que devaient se passer mes premières années.

Tous les ans, au premier janvier, de bon matin, ma mère et ma jeune sœur, une bambine marchant à peine, prenaient l’omnibus pour aller à la gare Saint-Lazare et, de là à Saint-Germain, pour réciter les beaux compliments au grand-père maternel et mon père et moi nous allions les retrouver pédestrement à la gare Saint-Lazare, vieille et familiale, disparue depuis peu, elle.

Ce n’est pas sans émotion que je transcris ces souvenirs déjà lointains de ma prime jeunesse ; le grand-père est mort, mon père est parti voilà huit ans, emporté subitement par l’excès du travail, au moment où il achevait son troisième volume de l’Histoire de l’Antiquité. Partout la trouée s’élargit et ce n’est plus… qu’au cimetière qu’on retrouve les siens…

Nous allions donc pédestrement gagner le pont de la Concorde et là, toujours à la même heure, chaque année, la foule, compacte, serrée, haletante, emportée par les roulements virils des tambours, nous barrait la route : les débris de la grande armée passaient !…

Les débris de la grande armée passaient. Les grenadiers de la garde, les voltigeurs, ceux qui avaient passé la Bérésina et ceux qui avaient vu Waterloo, droits, raides, maigres, blanchis, ratatinés, desséchés, mais marquant le pas dans leurs costumes légendaires, trop larges, avec une fière allure, passaient tambours battants, musique en tête, comme la Vision surhumaine d’une époque disparue… et la troupe macabre et l’armée fantôme traversait la place de la Concorde et se rendait à la place Vendôme.

Là, massés autour de la colonne, les vieux débris du carré de Waterloo formaient le carré du souvenir autour du fût de bronze poignardant le ciel et, plus d’un cherchant l’image d’une bataille à laquelle il assistait, autrefois, dans cette longue théorie de gloires et de carnages enroulée autour de la colonne géante, essuyait furtivement une larme.

Spectacles inoubliables de mes premiers ans, vous êtes là gravés dans mon cœur avec la vivacité et la couleur des faits de la veille…

Et chaque année nous revenions à la même place, retrouver la même troupe, toujours plus clairsemée et, plus tard, pendant les longues soirées d’été, à la campagne, le vieux général Blancart de Bailleul me racontait la retraite de Russie à laquelle il assistait comme sous-lieutenant.

La Grande-Armée ! quel mot magique, quelle épopée, quel drame ? Ils étaient cent mille, puis cinquante mille, puis la parade du 1er janvier disparut, puis un jour ils ne furent plus que deux mille, qu’une poignée ; aujourd’hui ils ne sont plus cent en France, presque centenaires, l’année prochaine le dernier médaillé de Sainte-Hélène aura disparu : ainsi va le monde.

Et, lorsque je passe sur la place Vendôme, involontairement je ferme les yeux et la magique évocation se dresse devant moi et les vieux grognards défilent, tambours battants, un frisson me parcourt le corps et je salue avec un même sentiment d’attendrissement et les héros couchés dans la tombe et ma jeunesse défunte.

Mais à quoi bon pleurer sur le passé ? ne doit-on pas tirer un enseignement de ces hécatombes inutiles ? Pendant plus de vingt ans, Napoléon a passé victorieux sur le ventre de l’Europe, qu’en est-il resté ? Rien, rien que la mort, le désespoir, la ruine et la haine.

Aujourd’hui la République ouvre des écoles, colonise les pays neufs et pacifiquement civilise le monde, voilà la Vérité et la Justice, voilà l’Avenir.

En avant !