Mon berceau/La Fontaine du Palmier

Bellier (p. 66-72).

LA FONTAINE DU PALMIER


LES CHEVALIERS DU GUET — LES MONUMENTS QUI MARCHENT — PAYSAGE PARISIEN.

Nous voici au milieu de la place du Châtelet, là où s’opéraient autrefois les ventes par autorité de justice. Cette place, qui est séparée du Pont-au-Change par le quai de Gèvres, occupe l’emplacement où s’élevait la sinistre prison du Châtelet.

L’édifice avait été bâti, dit la tradition, par Jules César et, après diverses transformations, avait été reconstruit en 1684.

C’est là que siégeait la juridiction de la prévôté et vicomté de Paris, qui comprenait la Chambre criminelle, la Chambre du Parc civil, le Présidial et la Chambre du conseil.

Ces tribunaux étaient une espèce de succursale du Parlement, mais on y voyait bien d’autres établissements intéressants, entre autres, la prison, la morgue et une compagnie célèbre, appelée le Guet de l’Étoile ; la fameuse compagnie comprenait le chevalier du guet, quatre lieutenants, un guidon, huit exempts, trente-neuf archers à cheval et cent hommes à pied, sans compter un greffier, un contrôleur et un trésorier, tout l’attirail, en un mot, qui devait faire pendant si longtemps la joie des dramaturges qui travaillaient pour le boulevard du Crime.

Aussi elle était vénérable et populaire, cette compagnie, créée en 1350 par le roi Jean, supprimée en 1733, rétablie en 1765 et qui ne devait disparaître définitivement qu’en 1789.

C’est donc sur cet emplacement, qui tient tout à la fois de l’histoire et de la légende, que nous retrouvons aujourd’hui la Fontaine ou Colonne du Palmier. Au milieu de la place du Châtelet, faisant face au Pont-au-Change, elle représente un bassin circulaire, du milieu duquel s’élève une colonne qui a la forme d’un palmier et dont le chapiteau figure les rameaux avec un peu de pierre et… beaucoup de bonne volonté ; le fût a 16 mètres 90 centimètres et l’ensemble du monument à peu près 22 mètres.

Cette fontaine a été construite à la fin de 1807 et au commencement de 1808, d’après les dessins de Bralle, pour conserver le souvenir de l’expédition d’Égypte, ce qui explique le palmier ; il n’y manque que des chameaux. Si, il y manque encore quelque chose ; Bralle a fait comme l’architecte de l’obélisque de Louqsor, il a oublié de mettre un escalier dans son fût ; il est vrai, pour son excuse, qu’à cette époque Sarah Bernhardt n’était pas encore au monde !

Du reste, l’emplacement était tout nouveau alors, car ce n’est qu’en 1803 que les bâtiments de l’ancien Châtelet avaient été vendus à la chambre des notaires qui y est encore, entre le boulevard de Sébastopol et la rue Saint-Denis, et c’est alors que la place fut substituée aux ruelles ignobles qui servaient de refuge à la plus basse prostitution.

C’est le 11 octobre 1806 que la largeur de la place fut fixée définitivement par le ministre de l’Intérieur (elle a été singulièrement modifiée et agrandie depuis, en 1854).

Je reviens à la fontaine : donc, la colonne elle-même est divisée en six parties par cinq colliers ou anneaux de bronze doré, sur lesquels sont inscrits les noms des quinze grandes batailles gagnées par les armées françaises à la fin de la grande République et au commencement du premier empire.

Le piédestal est formé par quatre statues sculptées par M. Bosio — ou Boizot suivant d’autres — qui représentent la Force, la Loi, la Prudence et la Vigilance ; ces quatre aimables personnes forment un cercle peu vicieux autour de la base de la colonne, en se donnant la main ; mais les pauvres sont rongées par la vétusté, l’inexorable vétusté, à telle enseigne que celles qui sont du côté du théâtre du Châtelet n’ont plus de mains ; c’est navrant. Allons, messieurs du conseil municipal, c’est à votre porte et si vous n’avez point un habile chirurgien à envoyer à ces jolies filles, envoyez-leur au moins un bon maçon qui leur remettra proprement des phalanges.

On affirme que M. Lozé, le si sympathique préfet de police, l’homme au flair impeccable, exige absolument que tous ses agents, même les simples gardiens de la paix, lorsqu’ils sont nommés, aillent accomplir une neuvaine rigoureuse aux pieds de ces quatre statues qui représentent les quatre vertus nécessaires à cette profession, qui réclame un doigté si délicat ; c’est très bien, un bon point à M. le préfet !

La colonne est surmontée de la statue de la Victoire qui, les ailes déployées, tient dans chaque main une couronne, ce qui doit faire bien plaisir aux pauvres diables anonymes qui ont laissé leur carcasse aux pieds des Pyramides.

Cette statue est en bronze doré, ce qui ne l’empêche pas d’avoir l’air un peu bébête.

À la suite des décrets de 1854 (21 juin et 29 juillet) qui préludaient à l’ouverture du boulevard de Sébastopol et à la transformation du quartier, on résolut de déplacer la fontaine, qui n’était pas dans l’axe de la rue Saint-Denis, pas plus que du boulevard de Sébastopol, et de la mettre en face le nouveau Pont-au-Change ; pour ce faire, on l’avança d’environ dix mètres et on l’exhaussa en même temps d’environ 3 à 4 mètres pour la poser au niveau du nouveau boulevard.

Les difficultés étaient énormes, il s’agissait de déplacer un poids de 24,000 kilogrammes et l’on ne pensait pas pouvoir arriver à avoir raison du soubassement, très dur, construit en roche de Bagneux ; cependant la colonne entière fut transportée en vingt minutes sous la direction de M. Ballu, grâce à des appareils, des mouffles et des échafaudages dont la description, pour intéressante qu’elle soit, m’entraînerait trop loin ici.

L’opération eut lieu le 22 avril 1858 et la colonne fut maintenue en l’air tandis que l’on reconstruisait un nouveau soubassement au niveau voulu ; l’opération ne fut terminée que le 1er janvier 1859.

Ces travaux passionnèrent très vivement les Parisiens pendant plus de vingt mois et, chaque jour, les gamins et les rentiers venaient voir si cette pauvre Victoire, ainsi suspendue, n’avait pas mal au cœur.

Il faut dire que cette opération hardie, audacieuse et hasardeuse, n’était pas la première tentée par les architectes parisiens ; bien longtemps avant, en 1727, une tour menaçait ruine à l’église Saint-Leu, toujours dans le premier arrondissement, j’y reviendrai un peu plus loin dans la partie spéciale consacré aux églises. On rebâtit une tour à côté, à plus de huit mètres, et Guillaume Guérin, fort habile charpentier, transportait toute la charpente du clocher sans la démonter, c’est-à-dire tout le clocher lui-même, d’une tour à l’autre, sans accident, avec un succès complet.

Le tour de force était d’autant plus remarquable que l’on n’avait pas à cette époque les puissants moyens mécaniques que l’on possède aujourd’hui. C’est donc bien le premier arrondissement qui, à deux reprises différentes, a inventé le moyen de faire marcher les monuments !

En 1776, les Italiens nous imitaient en opérant le transport du clocher de l’église Notre-Dame du Palais, près de la ville de Crescentino, au confluent du Pô, et bientôt l’exemple fut imité pour plusieurs monuments de la Calabre qui tombaient en ruine. Mais lorsque ce brave Émile de la Bédollière s’extasie devant l’adresse de l’Italien Serra, il aurait dû commencer par un hommage à notre brave compatriote, Guillaume Guérin, le premier initiateur de ce genre de promenades monumentales ou plutôt de promenades de monuments. Inutile d’ajouter que dans ces dernières années les Yankees ont fait beaucoup plus fort et ont transporté ou avancé sur des rouleaux des hôtels entiers, sans le moindre accroc.

J’allais oublier de dire que des cornes d’abondance, terminées en têtes de dauphins, des chimères énormes, accroupies comme des sphinx, sur les quatre faces, jettent l’eau par la bouche — évidemment — dans le bassin circulaire surmonté de doubles vasques superposées.

Au milieu du brouhaha des voyageurs qui se précipitent pour monter dans les omnibus ou les tramways qui passent tout le long, le long des boulevards, des offres des marchands de billets qui crient le titre de la dernière féerie du Châtelet, des hurlements traînards des camelots, de la foule qui grouille, houleuse, et des enfants qui piaillent, au printemps, sur la place du Châtelet, sous les marronniers en fleurs qui vous enivrent, on reste volontiers un instant devant la fontaine des Palmiers, à respirer l’air frais qui vient, tamisé à travers les eaux vives et vous apporte le sifflement joyeux des hirondelles qui passent à deux pas, sur la Seine…