Mon berceau/La Cour des Fontaines

Bellier (p. 73-79).

LA COUR DES FONTAINES


RAPACITÉ DES SCHIAPPINI — L’ÉDITEUR DENTU
— RÉCRÉATIONS FORAINES

Auguste Lepage vous a parlé tout au long de l’Opéra dans le premier arrondissement, je n’ai donc pas à y revenir, si ce n’est pour rappeler en quoi il touchait à la Cour des Fontaines. Les mémoires du temps nous apprennent que le duc Louis d’Orléans avait cédé, en 1749, le privilège de la salle d’Opéra à la ville de Paris, qui devait des indemnités, à telle enseigne que le prévôt des marchands et des échevins fut obligé de faire rebâtir les constructions aux frais de la ville. Le duc acheta cinq maisons, la ville en acheta trois, afin que la nouvelle salle fut plus vaste que l’ancienne et un peu en dehors de l’aile, dans laquelle se trouvait cette dernière.

Elle occupait l’emplacement de quelques maisons situées aujourd’hui entre la Cour des Fontaines, qu’on appelait alors le plus souvent la basse-cour et qui porte à l’heure présente le nom de place de Valois. On y accédait des quatre côtés à la fois ; il y avait deux issues du côté du Palais-Royal, une troisième par la rue des Bons-Enfants et une quatrième par la rue Saint-Honoré.

Les mêmes chroniques ajoutent que le duc d’Orléans donna cent mille écus pour ses loges et que l’inauguration de la nouvelle salle de l’Opéra eut lieu le 26 janvier 1770.

Ici, je m’arrête pour ne pas entrer dans un domaine et dans des descriptions qui sortiraient du cadre de ces courtes monographies.

Je parle plus loin de l’étonnante rapacité de Louis-Philippe qui, sous couleur de rembourser les dettes de son soi-disant père Philippe-Égalité, avait extorqué à la France soixante-quatorze MILLIONS en 1815. À ce propos, et en ce qui touche la Cour des Fontaines, nous retrouvons encore des détails fort curieux dans Saint-Marc : « La Cour des Fontaines, le théâtre avec tous ses accessoires, une portion de l’habitation principale, la totalité des deux ailes sur le jardin, avaient été vendus, nous l’avons dit, par les mandataires, ainsi que tous les bâtiments de la Cour des Fontaines, la chancellerie, la trésorerie, les maisons dépendantes du palais sur la rue Saint-Honoré et sur la rue de Richelieu, etc.

« Toutes ces ventes faites par les créanciers ou par l’État et qui nécessitaient maintenant le rachat de parties considérables du palais et de quelques maisons, créaient à Louis-Philippe d’énormes difficultés que Napoléon lui aurait épargnées s’il avait réalisé le projet qu’il eut, en 1810, de soumettre toutes ces ventes à un examen scrupuleux et d’exiger que l’on demandât compte des titres auxquels chaque acquéreur était devenu propriétaire. Le duc jugeant, comme Napoléon, que ces ventes étaient attaquables, commença des procès ; mais ses conseils lui firent prendre des arrangements à l’amiable avec des termes qui lui permissent d’en finir pendant l’espace de dix ans ».

On voit par là que l’italien Louis-Philippe Schiappini était un roublard et que de la sorte il trouvait le moyen, d’un côté, de subtiliser soixante-quatorze millions à l’État et, de l’autre côté d’entrer en possession des immenses bâtiments et dépendances du Palais-Royal, à peu près sans bourse délier. Comme entrée en matière dans l’art de dévaliser la France, on voit que ce pifferaro débutait par un coup de maître, qui devait d’ailleurs être assez bien imité plus tard par ses enfants, comme j’ai déjà eu l’occasion de le raconter plus d’une fois.

Et maintenant que j’ai déblayé le terrain historique, je m’aperçois que j’ai oublié d’éclairer ma lanterne : Pourquoi la Cour des Fontaines s’appelait-elle ainsi ? Parce qu’elle en renfermait plusieurs — de fontaines, destinées autrefois au service du Palais-Royal, dont elle formait une des nombreuses dépendances.

En 1781, on ouvrit la rue de Valois sur les terrains dépendants du Palais-Royal, dont on sépara ainsi une partie des bâtiments servant de communs et qui se trouvèrent former de la sorte un groupe de maisons réunies et à peu près isolées, sur trois faces du moins, autour de la Cour des Fontaines.

Inutile, n’est-ce pas, de faire la description de cette vieille Cour des Fontaines : elle est dans l’œil et dans l’esprit de tous les Parisiens.

Elle débouche dans la rue des Bons-Enfants par une voûte « garnie d’étalagistes offrant aux passants de menus objets de bimbeloterie et de curiosité », disait Léo Lespès à la fin de l’empire. Aujourd’hui il y a bien toujours les étalagistes, un marchand de sirop de calabre et un marchand de musique, mais la vogue est ailleurs et ces braves gens ne doivent pas y faire fortune.

En 1824, quelques propriétaires obtinrent la permission de percer un passage entre la même Cour et la même rue des Bons-Enfants, ça devait raccourcir et on l’appela passage Henri IV. Ledit passage ne raccourcit rien du tout ; même ignoré de beaucoup de Parisiens, noir, triste et désert, on n’y rencontre plus que quelques boutiques lugubres, tenues par des gens complètement moisis eux-mêmes. Ça sent le mucre ou le ramucri, comme disent les Normands.

Pendant longtemps un café servait de lieu de rendez-vous aux sourds et muets de Paris qui s’y livraient à des conversations vives et animées, mais absolument silencieuses : à cette époque on ne leur avait pas encore appris à parler, comme aujourd’hui. Les sourds et muets furent remplacés sous le second empire par la pire des bohèmes littéraires, les précurseurs des décadents et des symbolistes et qui, certes, étaient aussi abrutis ; ils n’avaient qu’une excuse peut-être, c’est qu’ils étaient encore de meilleure foi.

Aujourd’hui, depuis la mort d’Édouard Dentu, sa grande maison d’édition, comme je le dis ailleurs, a été transportée dans la Cour des Fontaines par sa veuve, qui n’a pas voulu l’éloigner du Palais-Royal, ni abandonner une tradition plus que séculaire, qui avait porté bonheur si longtemps à son beau-père et à son mari.

On traverse la Cour des Fontaines, on ne s’y arrête pas, si ce n’est pour boire un verre de bière parfois au café du coin, aussi la maison Dentu seule, dans le jour, provoque un peu d’animation, avec le va et vient des auteurs qui s’en vont, hélas ! souvent la mine déconfite, leurs manuscrits sous le bras, lorsque le trio qui remplace Dentu les a éconduits, ce qui est fréquent, je vous jure, surtout aujourd’hui que la librairie est dans le marasme.

Cependant, il y a là encore de bonnes têtes de gens de lettres qui défilent et sont curieuses à étudier au passage, à retenir…

J’oubliais l’honorable corporation des allumeurs de becs de gaz du quartier qui, le soir, entre chien, et loup, se rassemblent au pied de la borne-fontaine qui est dans un coin de la place, entre le glacier et Dentu : lumières de l’esprit et lumières des yeux, en vérité, les habitants de la Cour des Fontaines n’ont pas à se plaindre.

Je ne serais pas complet si je ne rappelais que la Cour des Fontaines fut longtemps fréquentée par des saltimbanques sérieux, dont le plus célèbre fut, à coup sûr, Fanfan le Bâtonniste ; il faisait asseoir devant lui sa femme sur un tabouret, lui plaçait une pièce de six liards sur le nez et, dans un moulinet furieux, il enlevait la pièce sans endommager le nez de sa fidèle épouse ; la foule frémissait d émotion, applaudissait à tout rompre et les gros sous pleuvaient sur le tapis usé qui était aux pieds de ce couple intéressant… pardon, les gros sous pleuvaient avant l’opération, c’était prudent, le public est si ingrat qu’après il serait parti sans rien donner aux artistes en plein vent.

On se souvient encore d’avoir entendu, en 1848, un original monté sur une table, récitant d’une voix lamentable des vers d’Hégésippe Moreau ; il eut peu de succès.

Aujourd’hui, tout est rentré dans le calme ; on traverse la Cour des Fontaines pour aller au Palais-Royal ou dîner chez Duval et bien des gens ne pensent guère qu’ils sont là, cependant, au milieu des témoins de pierre les plus éloquents de l’histoire du Vieux Paris en général et du premier arrondissement en particulier.

Un jour ou l’autre tout cela disparaîtra, la pioche des démolisseurs fera de la place pour de grandes maisons de rapport et voilà pourquoi j’ai voulu parler de la Cour des Fontaines pendant qu’il en est temps encore.

Cependant, la propriété, là comme au Palais-Royal, est bizarre, ainsi le sol même de la cour appartient ici à l’État et là à la ville, etc., et ce sont ces bizarreries administratives qui, pendant longtemps encore, sauveront peut-être la Cour des Fontaines de la destruction finale et… inévitable, parce qu’utilitaire, dans un quartier où il faut couvrir d’or un terrain pour avoir le droit de l’acquérir.